3. La théologie
Les écrits ockhamiens s'inscrivent dans une
époque marquée par un conflit opposant la dialectique et la foi.
Aux Xe et XIe siècles, les vérités
antiques sont significativement réinterprétées ; à
partir du XIIe siècle, elles sont progressivement
dépassées. Ceci ne va pas sans résistances de la part des
partisans d'une raison servante de la foi (philosophia ancilla
theologiae) :
« Platon ? Je le recrache ; Pythagore ? Je n'en fais aucun
cas. Euclide ? Je le congédie de même2 ».
A l'opposé, les pensées de Scot Erigène
(IXe siècle) ou Béranger de Tours (mort en 1088)
annoncent un retour à la rationalité, et saint Anselme
(1033-1109) établit des ponts en tentant de comprendre la foi
chrétienne à la lumière de la raison. C'est donc en aval
d'un vrai renouveau de la spéculation philosophique qu'Ockham
écrit, mais plutôt que de travailler à soumettre l'une
à l'autre, il oeuvre à attribuer à chacune son domaine
propre.
La démarche ockhamienne est double. D'une part, elle
prend le parti d'une stricte application du principe d'identité dans la
querelle des universaux. Son ontologie ne relève en cela que de la seule
logique. D'autre part, sa théologie a pour ultime fondation un article
de foi, le Credo, non une preuve ontologique. Cette dichotomie
méthodologique est assumée et s'explique par l'essence divine
même :
1 Pierre Alféri, op. cit., p. 93.
2 Cette citation de Pierre Damien (1007-1072) est extraite du
traité Que le Seigneur soit avec vous. Cf. Lucien Jerphagnon,
Histoire de la pensée, Paris, Tallandier, 1989, vol. 1, p. 354
sq.
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« Que Dieu est une cause libre à l'égard de
tout, on doit le tenir comme une croyance, car on ne peut le
démontrer par aucune raison à laquelle un
infidèle ne pourrait répondre 1 ».
Dieu ne pouvant être démontré, son
existence comme sa nature ne s'inculquent pas à la manière d'un
théorème. Ockham en veut pour exemple la question de la sainte
Trinité. Comment la nature divine peut-elle être à la fois
une et trine ? La seule possibilité est de reconnaître que
l'implacable refus opposé à Duns Scot de toute distinction
formelle souffre malgré tout une exception : le Père, le Fils et
l'Esprit sont réellement identiques et pourtant formellement
distincts2. Ceci est absolument incompréhensible. Ockham
trace donc un horizon hors de portée pour la raison et choisit de la
suivre en tout, sauf où la foi la contredit. Cette position
n'était pas rare au Moyen Age mais prend ici une forme
particulière car elle refuse, en toute rigueur et de manière
symétrique, le recours en ontologie aux mystères de la
foi3, et l'usage en théologie des principes de la logique.
Ockham fait ainsi partie des auteurs ayant
libéré la pensée occidentale des apories résultants
d'une confusion de la raison et de la foi. Si l'ensemble de son système
repose en dernière instance sur Dieu, le Credo n'emprisonne pas
la raison. Posant que les fondations respectives de la raison et de la foi sont
irréductibles, Ockham affirme qu'il est nécessaire d'en dissocier
les missions. Au lieu de figer le monde, la toute-puissance divine
démultiplie les possibles et rend son ordre contingent. Dans un
même mouvement, l'onto-théologie nominaliste expulse la
théologie du champ de la connaissance. La foi reste supérieure
à la raison mais ne lui dicte plus sa méthode. L'esprit humain ne
pouvant franchir le gouffre séparant la Création du
Créateur que par un saut dans la foi, la raison gagne une autonomie dont
elle ne pouvait jouir aussi longtemps qu'il ne lui était pas reconnu un
domaine préservé de l'écrasante tutelle de la
théologie. En définitive, Ockham fait de la toute-puissance
divine un usage heuristique qui ouvrit à l'Occident les perspectives du
raisonnement imaginaire4. Dissociant les vérités
rationnelles des vérités surnaturelles, il discrimine les champs
religieux et scientifique. C'est un pas important vers la
différenciation des sphères structurant la société.
Le champ scientifique acquiert une autonomie substantielle vis-à-vis du
champ religieux. Ockham libère ainsi la connaissance et laïcise la
science.
1 Sent. I, dist. II, qu. 3, p. 55-56.
2 Sent. I, dist. II, qu. 1, F.
3 Sent. I, dist. II, qu. 11. Voir également
l'ouvrage de Joël Biard : Guillaume d'Ockham et la
théologie, Paris, Cerf, 1999 ; notamment p. 120 sq.
4 La philosophie contemporaine, notamment analytique, recourt
très fréquemment aux expériences de pensées dont
une fonction clef est de libérer l'esprit du réel en le
confrontant aux possibles. Alain de Libéra et Pierre Alféri
voient dans la pensée de Guillaume d'Ockham les racines profondes de
cette méthodologie. Pierre Alféri, op. cit., p. 97, note
145.
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