Considération intermédiaire
Le dépouillement de l'onto-théologie d'Ockham
est extrême. D'un côté, les étants
irréductiblement singuliers, de l'autre, la toute-puissance divine. Sa
modernité réside dans cette opposition qu'il est le premier
à penser sans intermédiaires. Cette simplicité retenue par
l'histoire comme le « rasoir d'Ockham » est la source d'une triple
rupture : a) Rupture métaphysique : penser Dieu selon sa toute-puissance
et sa parfaite unité permet de dépasser les apories ontologiques
de la substance pour les résoudre sur le plan théologique.
L'étant singulier est fondamentalement un. b) Rupture cosmologique :
notre monde n'est qu'une addition de substances juxtaposées
spatialement. Incomplet, imparfait, il pourrait même ne pas être
unique. Les relations n'existent pas, les possibles sont infinis, la
causalité naturelle relève de l'accident. Les substances sont
unes mais isolées au sein d'un univers où la toute-puissance
divine, impénétrable, se substitue à tout principe
d'individuation et reste seule à leur faire face. c) Rupture
épistémologique enfin : n'étant plus qu'un agrégat
arbitraire, ce monde est livré au pouvoir de l'esprit humain. La
causalité efficiente régit seule les rapports entre substances,
la technique est une pure combinatoire libérée des formes
naturelles. Le monde n'est plus un cosmos sacré mais une
possibilité singulière.
Ockham annonce ainsi la modernité en
redéfinissant la place de l'homme. Ontologiquement, chacun d'entre nous
est absolument un et parfait, nous ne correspondons pas aux idées de
Dieu, nous sommes ses idées. Heuristiquement, nous sommes capables d'une
intellection des singularités, donc du monde, puisque ce dernier s'y
réduit. Ockham pose les fondements du sujet, de l'objet, et des sciences
modernes qui doivent renoncer à la connaissance totale. Identifiant pour
l'ontologie un champ propre bien que plus réduit, Ockham la
dégage de l'emprise de la théologie. Circonscrivant leur
tâche respective, il laïcise la connaissance. Enfin, bien que
l'homme ne soit pas encore maître de la nature, le monde est
déjà une vaste machine offerte à son pouvoir scientifique
et technique.
Il est risqué d'affirmer un lien direct entre
nominalisme et droits de l'homme. Si Heidegger a pu voir chez Ockham les
sources de la rationalité instrumentale et technique moderne, il est
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impossible d'établir un lien direct sans une trop
grande violence interprétative1. Ockham pense certes un monde
nouveau, mais sans avoir conscience des innombrables bouleversements auxquels
il participe. Ceux-ci sont trop nombreux, et surtout, son objectif est de
défendre ses croyances et son ordre, non de révolutionner la
pensée. Ockham veut retrouver la tradition, réinterpréter
les grands textes religieux et philosophiques qu'une lecture abusive aurait
dévoyés au fil des siècles. En revanche, sa pensée
apparaît au terme de ce deuxième chapitre comme une vaste
entreprise de déconstruction de l'univers conceptuel de
l'Antiquité.
Cette première partie s'est attachée à
montrer le caractère novateur de l'ontologie de Guillaume d'Ockham. Les
espèces se révèlent n'être que des séries
d'étants singuliers, les relations ne sont plus horizontales
(terrestres) mais verticales (terre-ciel), un monde arbitraire se substituent
au cosmos naturel. Le système d'Ockham déploie une
métaphysique à la source des concepts modernes de substance, du
monde et de la connaissance. L'ensemble des éléments que nous
avons regroupés indique ainsi qu'il est légitime de voir dans
cette pensée un pilier de la modernité occidentale, ce qui
affermit, sans pour autant valider, l'intuition de Michel Villey. Le
nominalisme ockhamien ayant joué un rôle important dans la
naissance de l'individu et du monde modernes, il est possible que son
rôle soit important quant à l'élaboration de la
théorie des droits de l'homme. Peut-on cependant identifier des liens
plus clairs, plus directs, entre la pensée d'Ockham et ces derniers ?
Pour ce faire, notre hypothèse est qu'il convient de compléter
l'analyse de la métaphysique ockhamienne par l'étude de ses
versants juridiques et politiques.
1 L'oubli de la question de l'être prendrait selon
Heidegger sa source dans l'univocité scotiste de la notion d'être
et la réduction ockhamienne de l'être à l'étant. Les
étants singuliers seraient dès lors isolés et
manipulables. Cf. « Séminaire du Thor » dans Questions
IV, Paris, Gallimard, 1976, pp. 220-221 : « En prélude
historique à cet avènement [de la vérité comme
certitude et de la Nature comme simple Objet pour un Sujet], on peut constater
que la recherche d'une certitude apparaît d'abord dans le domaine de la
foi, comme recherche de la certitude du salut (Luther), puis dans celui de la
physique, comme recherche de la certitude mathématique de la
nature (Galilée) - recherche préparée de loin, sur le
terrain du langage, par la séparation nominalisme des mots et des choses
(Guillaume d'Occam). Le formalisme occamien, en évacuant le concept de
réalité, rend possible l'idée d'une clef
mathématique du monde ». Pierre Alféri qui cite ce texte en
souligne également les sérieuses limites (op. cit., pp.
139-140, note 218 et 219).
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