La pauvreté des ménages est un concept complexe
et multidimensionnel dont la définition suscite des polémiques
entre les scientifiques et les chercheurs spécialistes de la question
(Rapport Unicef, 2005). Elle se présente généralement sous
deux dimensions: la dimension monétaire et la dimension non
monétaire.
S'agissant de la première dimension, elle se rapporte
aux notions de précarité de revenu et de chômage. Ainsi,
les économistes définissent la pauvreté d'un ménage
comme étant « l'incapacité d'un individu ou d'un groupe
à acquérir une quantité de biens et de services»
(Citro et Michael, 1995) ou encore un ménage vivant en dessous du seuil
de pauvreté c'est-à-dire avec moins de 1 Dollar U$/jour (moins de
500F/jour), (Banque Mondiale, 2010). Cependant, cette approche par le revenu en
tant que mesure unique de la pauvreté à ses limites parce que la
pauvreté des ménages revêt de nombreux aspects qui ne sont
pas forcement causés par la précarité de revenu. En effet,
(Adam Smith, 1776) l'avait déjà noté dans la Richesse des
Nations: « (...) est pauvre celui qui n'a pas le moyen de participer
à la vie sociale ». Ce qui conduit à la
définition de la seconde dimension de la pauvreté: la dimension
non monétaire.
L'approche non monétaire de la pauvreté des
ménages est appréhendée par les sociologues comme une
insatisfaction des besoins de base (éduction, santé,
hygiène, eau potable, emploi, habitat, etc.) qui sont nécessaires
à l'atteinte d'une certaine qualité de vie. Pour (Sen, 2000), la
pauvreté s'explique par une privation de capacités
élémentaires qui se traduit, par l'illégalité dans
la distribution des libertés substantielles et individuelles, par
l'inaccessibilité aux opportunités économiques et au
manque d'opportunités sociales des
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populations. Quant à (Paugam, 2005), il définit
la pauvreté comme étant un phénomène
structurel3 dont les croyances et les pratiques sont
encastrées dans les structures familiales et les relations sociales et
qui sont reproduites de génération en génération.
Aussi, cette pauvreté est traduite par les notions de privation de
travail et de disqualification sociale qui renvoient à la
pauvreté extrême et la rupture du lien social. Mais la
pauvreté s'exprime aussi par une très grande souffrance
liée au sentiment de l'inutilité sociale, la souffrance,
l'absence de reconnaissance et le mépris social. (Paugam, 2009).
En somme, la pauvreté n'est plus un
phénomène strictement monétaire mais est liée
à la question de la précarité de l'emploi, à la
dévalorisation du statut social, à la rupture du réseau
relationnel et cumule bien souvent des problèmes de santé, de
difficultés d'accès au logement, d'insalubrité et
d'insécurité sociale.
Au regard de ces deux approches définitionnelles du
concept de la pauvreté, quelle est le constat actuel de la
pauvreté des ménages en Côte d'Ivoire?
Selon le DRSP (2008), le taux actuel de pauvreté en
Côte d'Ivoire est de 48,9% contre 10% à 33,6% entre 1985 et 1998.
Ce qui signifie qu'une personne sur deux est pauvre, et que ce nombre a
été multiplié par 10 en l'espace d'une
génération. L'analyse de l'évolution de l'incidence de
pauvreté entre 1985 et 2008 montre que la pauvreté est plus
accentuée en milieu rural qu'en milieu urbain. Le taux de
pauvreté est passé en milieu rural de 15% en 1985 à 49% en
2002 puis à 62,45% en 2008. En milieu urbain, la pauvreté est
passée de 5% en 1985 à 24,5% et 29,45% sur la même
période.
3 Caractéristiques de la pauvreté des pays en
voie de développement. Attachés aux valeurs familiales et
traditionnelles, les individus conçoivent par exemple comme une richesse
le fait d'avoir plusieurs enfants. Avoir de nombreux enfants, malgré la
précarité permet de reproduire cette croyance. Cette conception
de la famille est un indicateur de la culture de la pauvreté.
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Aussi, les statistiques disponibles issues de (l'ENV, 2008)
indiquent que le taux de chômage s'est accru. De 6,4% en 2002, le taux de
chômage de la population active est estimé à 15,7% en 2008.
Le chômage des jeunes âgées de 15-24 ans est le plus
important. Le taux de chômage de la population active de ce groupe
d'âge est de 24,2% en 2008 et celui des 25-34 ans est de 17,5%. Le
chômage touche plus les femmes que les hommes. Il est plus important en
milieu urbain qu'en milieu rural et particulièrement dans les grandes
villes comme Abidjan. En effet, le taux de chômage des femmes est de
19,8% contre 12,1% chez les hommes. Il est de 27,4% en milieu urbain contre
8,7% en milieu rural.
De plus, la situation de l'emploi c'est-à-dire le
salaire des fonctionnaires s'est fortement détérioré au
fil des années. Les dernières décennies se sont
caractérisées par une hausse constante de la
précarité des travailleurs et de la baisse de leur pouvoir
d'achat dû aux effets conjugués de deux phénomènes :
le plafonnement des salaires depuis 1996 et la cherté de la vie. Comme
l'indique Joseph Ebagnérin4 « Nous ne pouvons plus
joindre les deux bouts, nos salaires peinent dans les escaliers quand les prix
se sont envolés dans les ascenseurs. Savez-vous que beaucoup de
familles dans notre pays n'arrivent plus à s'offrir deux repas par jour
? Chaque jour, les prix des denrées de première
nécessité s'envolent vers le firmament. Mr. Le Premier Ministre
faites baisser les prix de tous les produits de consommation. Nous ne
supportons plus la cherté de la vie ». Ces propos illustrent
les difficultés qu'ont la plupart des ménages ivoiriens à
se nourrir, à se loger et à soigner leurs membres.
Toutes ces difficultés ont pour conséquence
social l'affaiblissement des solidarités traditionnelles qui
fonctionnent comme des filets de sécurité sociale
4 Secrétaire général de l'Union
Générale des Travailleurs de Côte d'Ivoire (UGTCI). Propos
tenus à l'occasion de la célébration de la fête du
Travail le samedi 01 Mai 2013 en présence du Premier Ministre Daniel
Kablan Duncan. Il a fait l'état des lieux de la situation dans laquelle
se trouvent les travailleurs de Côte d'Ivoire et leurs familles.
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(Akindès, 2001). Cela se traduit d'abord par un mode de
vie de plus en plus individualiste qui a pour effet la remise en cause de
l'hébergement et de la scolarisation prolongée d'enfants de
parents proches. Aussi, des risques accrus de chômage qui frappent
surtout la population masculine. Enfin, la montée de la
délinquance juvénile et de la criminalité dans les villes
constitue également l'un des effets de la précarité de
revenu des ménages et de la cherté de la vie.
Face à cette situation, les ménages ivoiriens
développent des stratégies de résilience. Pour
Akindès (2001), ces stratégies peuvent être classées
en deux catégories. La première stratégie renvoie à
une élévation du pouvoir d'achat des ménages jusqu'au
niveau des dépenses incompressibles. Elle se traduit d'une part, par
l'ajustement du budget des dépenses de consommation. En effet, les
ménages modifient la structure de consommation en réduisant la
part de certains postes de dépenses. La différence
économisée est réinjectée dans d'autres
dépenses dites prioritaires. D'autre part, les ménages cherchent
à accroitre leurs revenus à travers la pluriactivité qui
consiste à diversifier les sources de revenu par l'exercice
d'activités parallèles et pour certains par la mise au travail
des enfants.
La seconde stratégie mise en oeuvre par les
ménages en vue de résister contre la précarité de
revenu et la cherté de la vie consiste à ajuster les habitudes de
consommation aux ressources réelles. Ce comportement s'explique par deux
habitudes. Tout abord, les ménages rationalisent l'accès à
certaines dépenses de consommation en excluant les membres qui ne
s'inscrivent pas dans le cercle de système de parenté
rapproché (Akindès, 1999). Ensuite, les ménages rabaissent
leur prétention dans les pratiques de consommation en réduisant
la qualité des produits de consommation. Ce qui justifie par exemple,
chez bon nombre de ménages citadins à Abidjan
l'intérêt pour les woro-woro, espèce de taxi-ville dont le
fonctionnement s'est, pendant longtemps, inscrit dans une logique informelle
(Aloko N'Guessan et Aka,
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1996: 41-64), cité par Akindès. Cette option de
transport collectif, plus pratique et plus rapide que les moyens de transport
en commun et moins coûteux que les taxis de course individuelle,
s'inscrit dans les pratiques urbaines de gestion collective et individuelle de
la crise de la cherté de la vie.
En résumé, partant de ces conditions de vie
précaires où les ménages déploient de nombreuses
stratégies d'ajustement tant dans la restructuration de leurs
dépenses de consommation que dans la recherche de nouvelles sources de
revenu afin de résister à la crise, quelle est la place de
l'épargne dans ces processus stratégiques d'adaptation et de
réorganisation des dépenses ? Comment expliquer la tendance des
ménages à l'épargne dans ce contexte de cherté de
la vie, où les revenus tendent à baisser plutôt qu'à
augmenter? En d'autres termes, pour quelles raisons les ménages
ivoiriens, en particulier les ménages vivant en milieu rural,
épargneraient-ils sachant qu'ils sont sujets à la
précarité?
Autant de questionnement qui conduit a cette étude
approfondie de l'épargne des ménages dans un contexte de
précarité de revenu et de cherté de la vie.