B : Caméra au coeur du surnaturel, l'image comme
phénomène
L'horreur s'évertue évidemment à jouer de
la confusion du spectateur entre la réalité et la
représentation (d'où l'importance d'utiliser une forme connue et
qui pousse au partage de l'intimité), mais cette confusion n'est ni
univoque ni tout à fait singulière. Films d'horreur
entièrement tournés vers le style amateur, ils n'innovent pas
tant du point de vue des
54
La Focalisation Caméra
procédés de création de la peur
(multiplicité des points de vue, vision à la première
personne, esthétique de la maladresse, etc.) que de celui de la
manière avec laquelle l'image parvient à s'intégrer dans
le processus horrifique. Sur ce point la distinction que fait Eric Dufour entre
le cinéma fantastique et le cinéma d'horreur est
éclairante :
L'horreur se caractérise par la suspension de l'action
au profit d'une situation bloquée qui demeure la même du
début à la fin. Dans le cinéma traditionnel et donc aussi
le cinéma fantastique : la situation initiale est modifiée par
l'action des protagonistes qui engendre une nouvelle situation, de sorte qu'il
y a une progression et que le point d'arrivée ne ressemble plus du tout
au point de départ. 48
Il semble pourtant se mettre en place une double
déviation. Effectivement, la situation initiale des films est
altérée, obligeant les protagonistes à faire face à
la transformation de leur intimité, de leur monde. Celui-ci n'est pas le
même au moment où la caméra commence à tourner et
à l'instant où elle s'arrête ; emportant la plupart du
temps le porteur dans cette extinction. Sauf que cette position finale est
parfaitement connue, et ce, dès le départ : les protagonistes que
nous allons voir sont mort. La situation est donc bloquée du
début à la fin dans un sens plus complexe que celui
présenté par Dufour ; le point de départ du film est aussi
son point d'arrivée, avant même que celui-ci ne commence. Si
l'issue du film est fixée et ne suppose pas de remaniement, c'est
uniquement dans la connaissance que l'on a de la nature de l'image, du
procédé found footage ; la situation n'est donc pas
bloquée en soit mais en amont. Il n'y a pas de suspension d'action
à proprement parler (les protagonistes ont une évolution certaine
dans la diégèse), mais une action présentée comme
inutile, puisque les personnages sont condamnés par l'image et par le
simple fait de son existence. Si le fantastique est bien dans le film, dans
l'histoire présentée, l'horreur elle, se tient au coeur
même de l'image. Cette dernière ne permettant pas le retour
à la vie de Rob, Jason ou des autres, mais l'apparition d'un
fantôme, et le souvenir de sa mort. En d'autres termes, et le
procédé du found footage en est le principal agent, ces
films ne peuvent montrer des vivants ; ils ne montrent que des fantômes,
des personnes mortes dans un temps mort. La vocation du cinéma est
unique, il « filme la mort au travail » affirmait Jean Cocteau, il
montre le long et interminable dépérissement du vivant, là
où les tranches de vie deviennent des tranches de mort. Il devient
impossible de maintenir des choses en vie, cependant les ressusciter ce n'est
pas les faire revivre mais montrer leur absence, et ainsi toujours porter le
deuil. Mais ce qui reste primordial ici, est de bien faire la distinction entre
résurrection et remémoration car : « Dans
48 Eric Dufour. Le cinéma d'horreur et ses
figures, Paris, Presses Universitaires de France, coll. Lignes d'art,
2006, p. 56-57.
55
Gildas MADELÉNAT
la Chambre claire, Roland Barthes affirme que la question
clé des images ne réside pas dans le fait de se remémorer
le passé, puisqu'elles ne restituent pas ce qui est annulé, mais
plutôt de ce qui a été vu dans ce passé
»49. L'image ne restitue-t-elle que l'image ? Ne
mémorise-t-elle que ce qui est visible ? En tout cas, la facilité
avec laquelle elle rend la mort visible, et la connaissance de cette vision est
construite comme une promesse qui fait tendre vers un fétichisme bien
particulier : on va savoir ce que c'est que mourir. La volonté
d'échapper à sa disparition (c'est le complexe de la momie
d'André Bazin) n'est plus que le désir d'amateurs qui filment une
mort à laquelle ils ne pourront pas échapper ; le cinéma
appelle et construit cette disparition, tout autant que la faculté de
l'image à être retrouvée. De ce fait, le deuil est au coeur
du système de captation, non plus parce que l'on voit ce qui n'est plus
ou ne sera plus, mais parce que l'image même que l'on
récupère est le résidu de cette disparition.
Quelle nécessité y a-t-il vraiment à
continuer de tourner ? Heather l'a bien compris, elle continue à faire
son film contre l'avis de ses camarades car c'est tout ce qui lui reste, elle
se raccroche à l'image pour ne pas disparaître. Il faut vivre pour
filmer, c'est indéniable, mais ici il faut avant tout filmer pour vivre,
pour échapper au mal de celui qui reste aveugle. Voir pour survivre,
pour annexer le phénomène mais surtout pour continuer à
avoir conscience de nôtre propre existence quitte à mettre le
groupe en danger pour accéder à ces preuves : « On va
tous mourir à cause de ta putain de vidéo »
(REC2). Car ce que ne comprend pas celui qui filme, c'est
que c'est en continuant de tourner qu'il court à sa perte (et
très certainement que c'est en commençant à filmer que le
phénomène surgit). Ainsi, la captation est une activité
bien moins ouverte sur le monde qu'a priori, puisque le protagoniste s'enferme
dans cette image qu'il tente d'avoir, pour être sûr d'y être
encore pleinement inscrit (c'est ce que l'on à vu en traitant des «
spectateurs du monde »)50. Chronicle montre bien
comment la caméra n'est pas un instrument de socialisation, Andrew se
renfermant dans les images qu'il filme puisqu'il ne parvient pas à vivre
parmi les autres. Il utilise la caméra comme « un dispositif de
défense posé entre soi et les autres qui permet de ne jamais
être dans le même cadre qu'eux, ou comme une prothèse :
filmer au lieu de vivre »51. Ou plutôt vivre sur le
mode de l'image, et dans ce cas, c'est en se voyant vivre ou en voyant sa vie
que l'on se persuade de son existence. Cependant, cette formule induit toujours
la mort de son sujet. Les personnages veulent utiliser la captation pour
devenir immortels, ou au moins survivre, mais il est nécessaire pour le
film de « tuer » son sujet pour en imprimer sa force vitale (c'est
seulement ainsi que l'image
49 Angel Quintana, op.cit., p. 36.
50 C'est pour cette raison que le monstre tente de faire sortir
le protagoniste du cadre (REC et Paranormal Activity).
51 Marie-Thérèse Journot, op. cit., p
66.
56
La Focalisation Caméra
conserve) : « Si les images des films ont une
âme, c'est que ceux qu'elles ont captés ont donné la leur
dans l'opération »52. Si l'horreur tient à
la nature de l'image, c'est parce qu'elle est l'évidence d'un
trépas mais surtout parce que si elle a pu être vivante un jour,
ce fut au détriment de quelqu'un ; c'est ce que l'on perçoit de
manière un peu spectaculaire dans The River, où
l'âme d'une personne est distinctement absorbée par un appareil en
train de filmer. Ce qui résiste dans la caméra, se sont les
souvenirs mis en forme et la vie emmagasinée. Ce qu'elle redonne de
cette mémoire (la remémoration) c'est le contenu des images, ce
qu'elle redonne de cette vie (résurrection) ce sont les images
elle-même. C'est le sujet de Ring d'Hideo Nakata sorti en 1997,
avec une image qui parvient à prendre vie au fur et à mesure que
décèdent ses spectateurs. Ces dernières ne sont pas
vivantes en soi, elles ont besoin de cette vitalité pour se former,
elles sont le résidu d'une autre extinction, car retrouver une
mémoire c'est « déterrer » une caméra (au sens
propre dans Chronicle). Alors que dans les films d'horreur classiques,
la victime est celui qui ne sait pas voir, ici, celui qui meurt c'est celui qui
cherche à visionner et qui voit. Éprouvant ainsi le mal qui est
dans l'image, il ne s'agit plus simplement de mourir de voir, mais mourir de ne
pas avoir su fermer les yeux, d'avoir cherché à voir pour vivre
et d'avoir trop vu.
Trop voir ou pas assez, c'est tout le problème de ces
jeunes qui ne parviennent pas à aller au bout de leur entreprise :
« j'ai peur de fermer les yeux, j'ai peur de les ouvrir »
affirme Heather qui se retrouve dans une situation bien délicate.
Continuer à ouvrir les yeux pour avancer, au risque de tomber nez
à nez avec l'horreur, ou fermer les yeux, rester dans le coin du mur,
laisser l'horreur venir à soi et mourir. Pour montrer à quel
point la mort les préoccupe et comment l'image prend en compte cette
implication, les films prennent toujours à un moment le fil
testamentaire. Le protagoniste sait qu'il va mourir ou est conscient du danger
qui le guette ; nous prévenant ainsi que « si c'est la
dernière chose que vous voyez, c'est que je suis mort »
(Cloverfield). Même s'il n'y pas de testament direct (celui-ci
clos Cloverfield, Diary of the Dead, The Blair Witch Project
et sous une certaine forme Chronicle et REC), il s'agit d'un
acte, presque d'une forme qui rempli le film de bout en bout. Faire
l'état d'une vie soumise à l'apparition d'un
phénomène qui, véridique ou supposé, prend le pas
sur son existence, c'est prendre conscience de sa possible disparition. Ces
mock-documentary portent au plus loin le travail d'introspection, car si
l'on ne parvient pas à rester en vie, il ne reste plus qu'une seule
chose à faire : « Dis-leur juste qui tu es » (c'est
ce que propose Rob à Beth) ; pour que les autres continuent à
nous faire vivre, plus que pour leur apporter quelque chose de
52 Jean-Louis Leutrat. Un autre visible : Le fantastique
du cinéma, Grenoble, De l'incidence éditeur, 2009, p.
2728.
Gildas MADELÉNAT
notre monde. Si on ne parvient pas à rester en vie,
peut-être que quelqu'un d'autre y arrivera, qu'il soit caméra,
image, ou autre spectateur. Cette illusion, cette urgence d'existence
s'amplifie et la caméra l'amorce tout autant qu'elle l'accompagne.
En effet, bien que l'on ait vu à maintes reprises la
possibilité que la caméra avait de se détacher de son
porteur, elle ne coupe pas totalement les liens avec celui-ci. Surtout que son
intériorité ne se construit que par ce qu'elle capte de ce qui
lui est extérieur, la vie qu'aspire la caméra n'étant pas
sans conséquence sur les modalités de captation. La
création d'une image, élément intérieur puis
extérieur, n'est plus la simple représentation des
éléments mais leur intégration.
The Blair Witch Project : Mike considère
la situation comme désespérée
Paranormal Activity : Katie semble ne plus
être elle-même
REC : Pablo vient d'être touché
par un « monstre » caché dans l'appartement
57
On pourrait percevoir ces effets comme la simple
réitération de l'état du porteur, et donc se dire que
l'image met en forme la subjectivité de ce dernier. Mais cela ne serait
pas prendre acte du détachement de la caméra tout autant que dans
ce type de situation (Chute de la caméra et
Caméra écartée), personne n'est
censé intervenir sur le plan, de telle sorte qu'il est la transcription
pure et simple de la manière dont la caméra perçoit
l'évènement. Ces décadrages paraissent assez simples au
premier abord, comme s'ils marquaient le fait que le protagoniste, compte tenu
de son état, avait posé l'appareil en désordre. Comme
s'ils étaient la preuve que l'esthétique de la maladresse place
le cadrage au second plan (en apparence). En réalité, la plupart
de ces plans commencent ainsi, sans personne derrière la caméra,
comme si cet instant était capté à leurs dépens. De
ce fait, ce décadrage n'est pas tant le signe d'un état que la
traduction produite par la caméra, une fois cette vision
transformée en image : un reflet qui ne serait pas le monde mais son
interprétation. Dans les deux premiers cas, la caméra
intègre l'état des personnages qui sont dans le champ, cette
altération étant d'ordre mental (avant tout). Ce que la
caméra capte, ce que l'image, signe de son intériorité,
représente, c'est le trouble psychologique dans lequel s'isolent ceux
qui sont filmés. Dans cette optique, le décadrage est le
résultat d'une interprétation amenant au fait que la mise en
scène (cadrage) comme le montage (cut brutal et flash-back) seraient de
l'ordre du spirituel. Chronicle est entièrement tourné
vers cette question. Après avoir été témoins d'un
phénomène
58
La Focalisation Caméra
étrange, Andrew et ses acolytes obtiennent des pouvoirs
télékinésiques53. Suite à l'acquisition
d'une nouvelle caméra, la dernière étant restée
dans la grotte (une nouvelle caméra pour une nouvelle vie), Andrew
commence à utiliser ses pouvoirs sur l'appareil. Celui-ci le suit
désormais dans ses péripéties sans qu'il n'ait besoin de
se tenir derrière l'objectif. La mise en scène de sa vie passe
par la force de son esprit, amenant un lien entre l'appareil et le protagoniste
de l'ordre de l'immatériel ; elle devient un phénomène
fantastique à part entière. Si au début Andrew semble
gérer complètement les actions de la machine, son intervention
est de plus en plus imperceptible avant de devenir complètement
invisible. Auparavant, la caméra était devant ou en face de lui
et il la dirigeait avec la main. Dorénavant, elle le suit dans ses
déplacements et se tient derrière lui, comme pour un plan
semi-subjectif, et se détache de son regard de manière parfois
impromptue. Ces mouvements particulièrement complexes sont
effectués sans même qu'Andrew ne regarde l'appareil (peut-il voir
l'image dans son esprit ?). De plus, ceci s'effectue avec une telle
fluidité, même dans des moments de pression intense (braquage de
la station, bagarre, etc.) qu'il semblerait qu'il n'est même plus besoin
de la diriger, comme si la mise en scène se faisait d'elle-même.
Sauf que désormais, ce qu'il y a dans la caméra, c'est un peu de
lui, les pensées projetées dans l'appareil prenant une autonomie
certaine. Une part non négligeable de sa conscience, qui dans le flux
d'image que constitue le film engendre la prise d'indépendance de
certains appareils de captation : alors qu'il est sur son lit d'hôpital,
inconscient, la caméra qui est en face de lui opère un
très léger zoom avant.
Le découpage des plans dans la durée ou dans
l'espace pourrait être une capacité interne à l'appareil et
relative à une pensée. La caméra ne récupère
pas seulement du protagoniste une portion de sa vitalité physique,
énergie nécessaire pour créer l'image, elle saisit une
partie de ses facultés psychiques, puissance essentielle pour modeler
l'image. Mais cela va encore plus loin. Car si Andrew administre une partie de
ses capacités psychiques dans la caméra, celle-ci parvient
à utiliser cette « énergie » comme un ensemble
d'informations lui permettant deux choses : la possibilité de prendre le
contrôle d'elle-même, tout en restant fidèle à son
porteur (on ne sait plus très bien si c'est toujours Andrew qui dirige
la caméra), et la capacité de constituer une mémoire
à partir de cette énergie. Ainsi, la plongée
zénithale effectuée alors qu'Andrew retourne sur les lieux
où la première caméra est enterrée ne tient pas
tant à la volonté du jeune homme de mettre en scène son
désarroi qu'à une position effective de l'appareil. Si la
caméra se tient ainsi à distance, c'est que la mémoire
qu'elle a reconstruite de
53 Capacité d'agir sur la matière par l'esprit.
59
Gildas MADELÉNAT
cette force spirituelle lui indique qu'il s'agit de la tombe
d'une autre machine, que c'est un endroit dangereux pour « elle ».
Preuve que la caméra se détache partiellement de son porteur, de
la puissance qu'il lui a donné. Il la regarde en l'air d'ailleurs,
semblant se demander ce qu'elle peut bien faire là.
Dans les cas extrêmes, le décadrage est la marque
d'un évènement bien plus grave et qui n'est pas forcément
intègre au champ : la mort du porteur. Passage obligé dans ces
fictions où celui qui voit est destiné à mourir, ce qui
importe ici, c'est de se rendre compte que la vie physique de la caméra
est calquée sur celle de son porteur et que pourtant sans ce corps, elle
continue à vivre, avec ses propres moyens. Et parfois, cet état
partagé, intégré, peut être complété
par une toute autre profondeur relative à l'appareil.
Chronicle : la caméra d'Andrew
Cloverfield : le porteur vient de subir une Diary of the Dead
: cette journaliste
« pleure » à chaude larmes attaque
mortelle décède avant de devenir un zombie
Accompagnant les mésaventures de son porteur, elle
peut-être amenée à assimiler son état de
manière un peu plus sensible, pénétrant peu à peu
vers cette profondeur que l'on tente de cerner. Dans Chronicle, alors
qu'Andrew et sa caméra sont rejetés de la soirée à
laquelle ils accompagnaient son cousin Matt, le jeune homme décide de
s'isoler à l'extérieur (même si avec la caméra il
n'est jamais vraiment seul). Restant dans un premier temps hors-champ, on peut
l'entendre sangloter et sur l'objectif de l'appareil on décèle
une fine pellicule d'eau. De la même manière que des gouttes de
sang recouvrent l'optique dans nombre de ces films, cette buée que
viendra essuyer avec un mouchoir Andrew explicite l'état dans lequel se
trouve le jeune homme. Sans pour autant être le monde même, mais
une émanation de ce monde, les données de cet état
pénètrent peu à peu la caméra. Et cette
appréhension se fait de manière plus délicate qu'on ne le
pense, contrairement à En Quarantaine (John Erick Dowdle, 2008)
où le caméraman fait pénétrer le monde de force
dans la l'appareil (notamment lorsqu'il l'utilise pour frapper à mort un
infecté au visage). Dans les deux autres exemples, il s'agit de
s'imprégner du décès d'un des protagonistes. Agitation de
focale, flous ou symptôme colorimétrique sont les marques d'un
appareil qui éprouve et tente de cerner un phénomène
très particulier. Même si cet effet peut être
rapporté au corps de l'appareil même, au fait que
60
La Focalisation Caméra
lui aussi est malmené, le résultat est que la
compréhension du monde passe encore par des informations internes. Dans
Cloverfield, cette oscillation de focale va s'accompagner d'une
coupure, d'un temps vide, où l'écran noir est la
considération du décès. Le plus étonnant ici, c'est
que dans ce noir, dans ce temps où l'enregistrement est interrompu, il
n'y a pas d'image du Film 1. Précisément parce
que cela ne concerne pas ce protagoniste, que ce souvenir n'est pas commun, et
qu'ici, il n'y a pas de raison de le faire surgir. Enfin, ce genre de plan
amorce une propriété d'importance. Les images que l'on voit, si
elles sont à ce point des « créations » de la
caméra, modifient la perception que l'on a de l'objet
représenté. Elles ne s'attachent pas simplement à le
reproduire, celui-ci n'est plus le même, il est réarrangé :
« L'art ne reproduit pas le visible : il rend visible
»54. Le visible n'a aucune évidence
particulière, elle est le résultat d'une recherche, d'une
pensée et la ressemblance n'est non seulement pas nécessaire au
réalisme, mais est tout à fait dispensable. L'appartenance
à cette minorité du « less is more » est donc
bien plus stupéfiante, car en plus de se rapprocher de notre
réalité plus efficacement que les films estampillés «
bigger than life », elle parvient à dépasser ses
propres restrictions : le « moins » du film permet d'accéder
au « plus » de la réalité. Et si l'image rend visible,
c'est bien pour montrer que le « plus » qu'elle rajoute
dépasse la représentation fidèle pour
révéler une vérité cachée. Cette
découverte est celle du « more is life », le «
plus » du monde est le monde tel qu'il est vraiment.
On passe ainsi d'un naturel dépouillé que la
machine ne peut entretenir à un revers du monde qui ne peut
s'exécuter dans la simple reproduction. Entre les deux, une transition
est effectuée dans l'appareil de captation. Il en ressort donc une image
qui ne sera jamais une représentation fidèle et objective ; dans
l'image même se meut l'identité fantastique, dans une
réalité fictive où le problème n'est plus tant le
monstre que « toi et ta caméra » (Paranormal
Activity). Sauf que maintenant « La caméra c'est tout ce
qui compte » et « Si ça n'a pas eu lieu devant la
caméra alors ça n'a pas eu vraiment lieu » (Diary
of the Dead). On pourrait même dire que l'image ne montre pas
vraiment ce qui a eu lieu pour de vrai, ou n'enregistre pas les choses telles
qu'elles existent. Que cela soit lorsque l'appareil chute, que le cadrage n'est
plus maîtrisé ou qu'il se passe quelque chose qui n'est pas de
notre monde, la caméra met en forme le fantastique à
l'intérieur même des efforts de focalisation qui sont les siens.
Ce que l'on sait du monde extérieur et la transcription que l'on est
censé en faire sont appelés à changer.
54 Paul Klee. Théorie de l'art moderne, Paris,
Gallimard, Folio essais, 1924, réed. 1998.
Gildas MADELÉNAT
Cloverfield : trace du passage du Film 2 au
Film 1, marque du trafic temporel
The Blair Witch Project : le surnaturel à
venir prend source dans la chute
The Blair Witch Project : lorsque la plus
petite part de réel amorce l'étrangeté
Diary of the Dead : c'est de la caméra
que surgit parfois l'inquiétant
Chronicle : l'altération se propage
jusque dans le coeur de la caméra
REC : la caméra ne parvient pas toujours
à saisir le monde
61
L'étrangeté survient dans l'impossibilité
de traiter le monde de manière objective et automatique. Ce qui est
inquiétant, ce n'est plus le monde lui-même, mais cette expression
si particulière que l'image fait valoir. C'est-à-dire non pas le
reflet trait pour trait d'une réalité, mais une transcription qui
n'atteint pas toujours sa fonction première (l'enregistrement objectif).
Et lorsque l'image atteint un si haut niveau de présence, les agents du
monde se dispersent au point de cesser de faire sens, d'exister en tant
qu'éléments représentés :
Un cinéma " abstrait " devient possible, qui à
la fois rejoint la plus grande modernité artistique et touche de
près à la nature éclatée, catastrophique et
fondamentalement irreprésentable du tissu des événements
dans le monde contemporain. La limite, la tentation et le grain de réel,
ou de la folie, du gros plan, c'est l'évanouissement de toute
représentation puisque la fonction optique n'assure plus la
cohésion.55
Ce cinéma n'est pas tant « abstrait
» par l'impossibilité qu'il a de référencer une
partie des images qu'il nous donne à voir, que par l'expérience
des intériorités mécaniques qu'il nous donne à
percevoir. La défaillance représentationnelle, l'absence de
cohésion s'en tenant au fait de l'esprit et de la perception interne. Le
cinéma serait un procédé fantastique en ce qu'il serait
l'indice d'un autre visible, un second champ de donnée ou ce que
Jean-Louis Leutrat présente comme un « invisible relatif » :
« Mais peut-être devrait-on dire inconnu relatif,
55 Pascal Bonitzer, op. cit., p 26.
62
La Focalisation Caméra
l'inconnu étant la présomption de quelque
chose d'autre dont la perception " réarrange le monde "
»56. Grâce à la caméra peut
advenir cet inconnu relatif, cet autre visible, cet au-delà du monde
alors perçu comme un effet, l'exercice sur notre perception d'un
médium qu'on ne voit pas lui-même.
C'est seulement lorsque la caméra trouve une place dans
notre monde que la transformation de notre environnement devient effective. Car
si le champ permet de faire exister ce qui se tient dans le hors-champ, sans
que celui-ci ne soit identifiable, ce qui se trouve dans cet
en-deçà permet de rendre visible des choses qui se tiennent
cachées dans le champ. C'est en cela que le cinéma (dans notre
cas précis) peut être désigné comme « miroir du
monde ». Un miroir du monde qui ne le transforme pas, ni ne le
répète ou le réarrange mais le fait advenir. Il conserve
ainsi cette impression de réalité qui anime le reflet de toute
chose, mais en affine le résultat, l'aiguise pour dégager de ces
sutures une image. La vision même de ce qui semblait nous
échapper. C'est ainsi que tente de le cerner Josh : « Ça
ne filme pas tout à fait la réalité. Ça filme une
sorte de réalité filtrée. Ça te permet de faire
comme si les choses n'étaient pas vraiment ce qu'elles sont ».
L'optique de la caméra fonctionne ainsi comme une lentille, une nouvelle
rétine (qui ne capte pas la même chose que l'oeil des
protagonistes)57, et c'est pour cela que le porteur se rattache
toujours à cette vision. S'il s'intéressait à la
réalité, il regarderait le monde sans la médiation de
l'appareil cinématographique. Mais s'il regarde à travers la
caméra c'est aussi et avant tout car les choses ne sont pas vraiment ce
qu'elles paraissent être, et la médiation oculaire devient
nécessaire pour accéder à un savoir qui va au-delà
de la simple manifestation des choses. Cette lentille révèle les
choses telles qu'elles sont réellement, elle va au-delà
apparences : elle rend visible ce qui ne l'était pas, elle fait exister.
La caméra s'attache à transcrire ces quelques
éléments pour redéfinir complètement les limites du
sensible, affirmant l'image comme facteur d'âme. Cet effet, que l'on
retrouve dans la photographie transcendantale, est un de ceux dont traite
François Jost :
Cet homme soutient que la photographie est bien plus
fidèle que l'oeil et qu'elle nous permet de capter et de retenir ce qui
n'est pas visible, en particulier des phénomènes psychiques : "
Voici donc la clef du mystère de la propriété qu'a le
cerveau humain de se projeter et de rendre sensible dans le monde visible les
formes que sa puissante matrice a générées et fait surgir
des éléments du monde invisible ".58
56 Jean-Louis Leutrat, op. cit., p 22-23.
57 Invisible à l'oeil nu, le bon chemin est
révélé par la caméra dans REC2.
C'est surtout que ce chemin n'a pas d'existence pour notre vision physique (il
surgit dans la nuit et avec l'utilisation du Night Shot).
58 François Jost. Le Temps d'un Regard, Du spectateur
aux images, Paris, Klincksieck, 1998, p. 74.
63
Gildas MADELÉNAT
Donner à ces apparitions une autre objectivité
que les rêves ou les hallucinations, c'est donner à ces
phénomènes une existence dans notre monde, à partir d'un
psychisme qui ne tient pas de l'être humain. Si le
phénomène advient, entraîne un changement du mode de
captation et la transformation du monde dans lequel évolue le porteur,
c'est parce que la subjectivation du monde à laquelle procède la
caméra n'est pas sans heurt pour le monde représenté. Les
photographies spirites ou transcendantales donnent une preuve de l'existence
des fantômes et entraînent leur acceptation dans le monde du
photographe. La focalisation caméra va entraîner dans le monde du
porteur la validation d'éléments qui ont préalablement
émergé dans sa psyché et dont l'image est le stigmate.
C'est parce que cela existe à l'image que cela existe dans notre monde :
« On ne peut croire que ce que l'on voit, surtout si on le voit
grâce à la caméra ». Mais la caméra n'est pas
là pour confirmer cette existence, elle est très justement celle
qui lui donne naissance : je ne filme pas pour voir si c'est tangible, mais
c'est en filmant que cela le devient. Car si le film est un miroir, l'image est
un reflet appelé à revenir dans le monde qui l'a produit. Bien
entendu, le phénomène surgit avant l'image, mais l'image appelle
ce phénomène. Ainsi, quel que soit le monde initial (et celui-ci
ne nous est jamais accessible), les protagonistes n'évoluent qu'en
fonction d'un reflet psychique appelé à prendre forme dans le
monde et a le transformer. Et ce reflet conserve à leurs yeux plus de
valeur que le monde lui-même. L'image devient le monde, et celui-ci n'est
plus le monde initial. Mais cette issue n'est pas irrévocable, car si le
film fait apparaître une face étrange du monde : « le
cinéma se doit de tendre le miroir pour déceler les traces de
l'emprise du mal, mais aussi pour trouver le remède : comment on vainc
le mal par le mal, c'est quelquefois par l'image qu'on l'exorcise
»59. L'image devient à la fois celle qui annexe et
celle qui libère, celle qui nous ouvre les yeux et nous oblige à
les fermer. Désormais attirés vers elle nous sommes
obligés de nous y soumettre, notre destruction entraînant sa
création, et inversement. Et si l'image nous interpelle, c'est pour
mieux nous enfermer dans le monde qu'elle a capturé et soumis à
sa cause ; afin que cette image devienne également le reflet d'un monde
amené à s'actualiser dans l'espace de diffusion. Dans ce cas, la
peur ne se crée plus parce que le phénomène sort de
l'ordinaire, mais par le fait que cet évènement extraordinaire
soit appelé à devenir notre nouvelle référence,
l'image étant elle-même à percevoir comme la
réminiscence de cet univers fantastique.
59 Marie-Thérèse Journot, op. cit., p
66.
64
La Focalisation Caméra
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