3 : Caméra et phénomènes
spirituels
A : La focalisation caméra ou l'image
intérieure
Nous avons vu la manière dont le film intégrait
le spectateur dans la fiction, surtout la capacité qu'il pouvait avoir
à l'intégrer sans pour autant essayer de lui faire quitter sa
place ; la conscience de cette position étant favorable à la
bonne évolution du film. Il est maintenant nécessaire de
déployer les notions abordées jusqu'alors pour voir à quel
point la caméra se proclame dans l'ensemble de ces processus,
créant ainsi un point de vue inhabituel et remarquable. Point de vue
entendu comme agencement d'un regard et d'un savoir, d'une ocularisation et
d'une focalisation. Tout d'abord, François Jost traite de
l'ocularisation afin d'établir un ordre dans les schémas de
vision :
Pour caractériser la relation entre ce que la
caméra montre et ce que le héros est sensé voir, je
propose de parler d'ocularisation : ce terme a en effet l'avantage
d'évoquer l'oculaire et l'oeil qui y regarde le champ que va " prendre "
la caméra. Quand celle-ci semblera être à la place de
l'oeil du personnage, je parlerai d'ocularisation interne ; lorsque, à
l'inverse, elle semblera être placée en dehors de lui,
j'utiliserai l'expression ocularisation zéro. 40
En ces termes, le spectateur se rapproche plus ou moins de la
vision du personnage, sans pour autant que l'on puisse établir un
rapport de savoir direct à cette modalité ; la vision n'est pas
le savoir, du moins dans l'immédiat. Car plus on se rapproche du regard
d'un personnage, plus on sait comme lui, mais on ne sait pas forcément
plus de chose ou de manière similaire. Néanmoins, dans les deux
cas que Jost présente, la caméra ne vaut pas pour une instance
interne au récit, elle n'est pas un personnage mais un narrateur, et
nous avons depuis longtemps amorcé le fait que la caméra serait
à considérer comme un personnage à part entière.
Elle ne vaut plus comme la fiction d'un regard, et si ocularisation interne il
doit y avoir c'est dans l'hypothèse où la caméra
affirmerait tout simplement ce qu'elle voit, sans faire de distinction entre ce
qu'elle montre et ce qu'elle raconte (il n'y a rien d'autre à savoir que
ce que l'on voit). Nous sommes pleinement concentrés sur ce que la
caméra est amenée à savoir, c'est sur elle que le
récit se focalise : « Je conserverai le terme de focalisation
pour
40 François Jost, L'oeil-caméra : Entre film et
roman, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, coll. Regards et Ecoutes,
1987, 2ième édition 1989, p. 22.
46
La Focalisation Caméra
désigner ce que sait le personnage (malgré
l'ambiguïté de ce terme qui, en matière de cinéma,
connote le choix de la focale) »41. Traitant du point de
vue cognitif adopté par le récit, cette focalisation peut
être de trois sortes : zéro (narrateur omniscient et
extérieur), interne (vision par : plan subjectif ou semi-subjectif) ou
externe (le spectateur en sait moins que les personnages). Le processus qui
nous concerne déconstruit justement le domaine de focalisation interne.
D'une part, le plan semi-subjectif devient hasardeux car lorsque le porteur est
dans le champ, c'est souvent pour regarder l'objectif et donc avoir un regard
antagoniste au nôtre. Lorsqu'il est dans le champ mais ne regarde pas la
caméra, c'est que celle-ci lui a échappé (Chute de
la caméra) et donc qu'elle ne parvient justement plus à
le suivre. Dans de rares cas de Caméra écartée
une semi-subjectivité peut se mettre en place, sauf que le
sentiment de désaffectation est bien trop fort pour que l'on puisse
encore se rattacher au protagoniste. D'autre part, le plan subjectif est quant
à lui bien incommode, puisque même si cette subjectivité
est rapportée à un protagoniste humain nous ne savons pas pour
autant ce qu'il pense, et dans le cas présent, nous ne voyons pas ce
qu'il voit, mais ce qu'il va voir : celui-ci se trouve non pas devant mais
derrière nous. Nous ne voyons pas avant lui car il s'agit d'un temps
différé, mais nous visualisons l'image à l'instant
où elle se crée et pas au moment où elle se donne à
voir (à travers l'appareil). Notre point de vue est interne au
dispositif de captation comme espace « habitable » ; il s'agit d'un
plan extra-subjectif, le regard ne s'exerce plus « par » ou «
à travers » mais « dans ». Le plan neutre devient
impossible puisque nous voyons et savons toujours à partir du point de
vue d'un personnage (la caméra) et plus seulement par celui d'une
caméra-oeil où le « regard subjectif du personnage
s'exerce non pas directement mais à travers l'objectif d'une
caméra, amateur ou pro »42. Notre regard de
spectateur ne trouve plus sa place dans les éléments
extérieurs à l'appareil de captation, il s'organise uniquement
par lui, il se constitue depuis et dans l'« en-deçà
».
Marc Vernet remarque au sujet des hors-champs que : «
Les cinq autres (= les 4 côtés +
l' " arrière "), sont des prolongements de la
diégèse, alors que l'en-deçà, le " devant " de
l'écran, est un vide, un non-lieu. Mais il arrive aussi que ce trou
béant soit clairement désigné, voire lourdement
peuplé, quand un personnage-regardeur l'investit et lui donne
densité »43. Notre regard, rattaché à
celui de la caméra, se constitue dans cette zone invisible dont les
limites entre elle et le monde sont constitués par l'optique de
l'appareil et s'étendent jusqu'à
41 Ibid.
42 François Niney, op. cit., p. 85-86.
43 Christian Metz. L'énonciation impersonnelle, ou le
site du film, Paris, Méridiens Klincksieck, 1991, p. 127.
47
Gildas MADELÉNAT
l'écran sur lequel est diffusé le film. C'est
dans cet en-deçà que se crée et que surgit l'image, de
telle sorte que le point de vue ne se constitue plus dans le champ, mais en
dehors de lui : « Avec l'en-deçà, la vision
traditionnelle des choses se trouve, d'une certaine façon,
inversée, puisque c'est le champ qui nous « tire » vers le
hors-champ et qui fait exister son regardeur »44. Cet
en-deçà trouve consistance dans la diégèse au fur
et à mesure que les protagonistes interagissent avec la caméra,
et qu'ils la désignent comme un corps présent et
indépendant ; dans le sens où l'ocularisation et la focalisation
ne se rapportent à personne d'autre qu'à elle. Le regardeur que
cet espace fait exister, c'est la caméra, appelée si ce n'est
à devenir le personnage central du film, celui par lequel se constitue
un point de vue unique. Comment alors parler de cette individualité ?
Certes ces images ne peuvent plus être considérées comme
objectives, dans la mesure où leur orientation procède
directement de la caméra, dans un mode assuré d'ocularisation et
de focalisation interne, mais Christian Metz précise que : «
L'image subjective n'aurait pas grand-chose de subjectif, car elle ne nous
apprend rien sur le personnage qui regarde ; elle le réduit, au
contraire, à un pur regard. L'identification du spectateur au
personnage-regardeur est purement spatiale, et non psychologique, affective ou
humaine »45. Pourtant cette subjectivité
s'avère valable non pas en ce qu'elle permettrait l'identification
à un personnage-regardeur, mais justement par le rejet de cette position
: cette subjectivité-caméra existe bel et bien, puisque ce n'est
pas le point de vue de quelqu'un d'autre qu'elle, et que ce corps n'est pas le
nôtre.
C'est dans le rejet de corps physiques extérieurs que
l'appareil peut constituer une intériorité valable pour
elle-même. Pas besoin de s'identifier au personnage pour s'attacher
à son regard, et c'est au final en ressentant ces images comme
objectives que le film parvient à piéger le spectateur. Et si ce
dernier considère qu'il s'agit de la subjectivité d'un autre
personnage, réduisant la distance entre son regard et celui de
l'énonciation, il pourrait être amené à
considérer l'image subjective comme relevant d'une vision physique et
non d'un mécanisme intérieur. Alors que persister dans
l'en-deçà, ne pas s'intégrer physiquement au champ (le
reflet dans le miroir de la caméra n'est pas le reflet du lieu où
se crée l'image), c'est avant tout montrer que cette vision n'est pas
totalement physique et qu'elle relève de l'intériorité de
l'appareil. En cela, et du fait que notre vision ne s'arrête pas devant
l'objectif de la caméra, il n'y a pas de distance entre ce qu'elle voit
et ce qu'elle sait. La focalisation prend ainsi le pas sur l'ocularisation, car
même si l'un et l'autre de ces processus sont liés, l'image ne
vaut plus simplement comme le reflet de quelque chose de perçu, mais
comme le
44 Ibid. p128.
45 Christian Metz, op. cit., p.129.
48
La Focalisation Caméra
résidu d'un évènement que la
caméra a ancrée en elle : l'image comme l'impression de cette
connaissance.
Cette subjectivité-caméra est authentique, car
l'appareil devient enfin le sujet, l'élément central, tout autant
du point de vue de la narration que de la mise en scène. D'autant que
dans les cas de subjectivité normalement envisagés, on ne voit
jamais vraiment dans les yeux d'un personnage (puisque celui-ci s'avère
toujours être la caméra). Et c'est le fait que cette
dernière ne puisse conserver sa neutralité, que cette
partialité soit en mesure de se faire valoir comme une intervention qui
différencie notre corpus de n'importe quels autres films, où la
aussi nous voyons l'image enregistrée en elle. Ici, la confusion entre
subjectif et focalisation est d'abord provoquée par le dispositif de
tournage et le fait que le regard adopté semble être celui du
porteur. La caméra subjective communément définie
paraît se vérifier : « Image ou série d'images
rapportées au point de vue physique d'un personnage, vu par ses yeux. Ne
pas confondre avec une image mentale ou onirique, qui présente une
vision intérieure virtuelle, le rêve d'un personnage »
46 . Les images qui suivent sont à cet égard
particulièrement instructives, car si la première rend bien
compte de cette tension liée à la subjectivité, elles
viennent immédiatement déconstruire cet effet.
![](La-focalisation-camera-le-renouvellement-du-champ-des-visibles14.png)
REC : Pablo utilise la caméra pour voir dans le
noir et retrouver Angela
|
Diary of the Dead : un caméraman
prend soin de son matériel
|
The Blair Witch Project : le
testament d'Heather se fait en gros plan
|
Bien que cette première illustration soit, par
l'intégration d'une partie du corps de celui qui filme, susceptible de
nous faire croire que l'on voit par les yeux d'un protagoniste, il reste
improbable de renvoyer l'utilisation du Night Shot à la vision physique
d'un personnage. Ensuite, même si des adresses renvoient à la
présence de la caméra, certaines actions des porteurs ne laissent
aucun doute quant à cette compagnie. Le geste de nettoyer l'écran
insiste en plus sur le fait que notre point de vue se constitue bien
derrière l'objectif, certifiant que ce qui est perçu ne l'est pas
grâce à une vision « par » mais une vision « dans
». Notre dernier exemple va un peu plus loin. En effet, c'est le film qui
affiche lui-même l'existence de cette
46 Joël Magny. Le point de vue : de la vision du
cinéaste au regard du spectateur, Paris, Editions Cahiers du
cinéma, coll. Les petits Cahiers, 2001, p. 86-87.
49
Gildas MADELÉNAT
particularité, comme subjectivité autonome, sans
qu'une intervention extérieure ne vienne suppléer cette
tâche. Elle montre que le porteur est là tout près et n'est
donc pas derrière elle. Et même si l'appareil reste toujours dans
ses mains, cette manifestation s'amorce comme un cri en notre direction :
« Voyez cet oeil qui n'est pas le mien, qui n'est pas le vôtre, qui
ne vous montre rien ». Enfin, la définition de la caméra
subjective avancée ne considère pas ce point de vue
au-delà de la simple vision physique, de telle sorte que l'image ainsi
créée ne puisse être la preuve d'une
intériorité ou d'un autre phénomène mental. Alors
qu'ici, elle se rapporte bien au point de vue d'un personnage, à une
image intérieure, nous irions jusqu'à dire mentale, la
focalisation prenant ainsi l'ascendant sur l'ocularisation. En d'autres termes,
préférer le terme de focalisation à celui de
subjectivité, c'est prendre en compte que le phénomène de
vision n'est pas qu'une modalité physique. Dans son rapport au monde, la
machine peut dépasser sa simple matérialité et faire
valoir une représentation intériorisée des choses. En
cela, la focalisation caméra s'exécute, et nous retiendrons cette
définition, lorsque la vision du monde engendre un savoir machinique
intime et particulier, une mémoire dont l'image est le fruit. Relative
à l'existence de la caméra dans la diégèse et
à ce que Jost présente de la focalisation, cette
définition affirme que l'important ne réside plus dans ce que les
autres protagonistes sont censés voir ou savoir. Ce qui compte, c'est
que ce que l'on voit tient bien de la relation empirique de l'appareil au monde
tel qu'il le perçoit ; l'image devenant la preuve de
l'intériorisation de cette vision, mais plus de la vision
elle-même (comme peut l'être la caméra subjective). Jean
Epstein affirmait que la caméra avait les capacités
nécessaires pour devenir une véritable machine à penser
:
Par ce pouvoir d'effectuer des combinaisons diverses, pour
purement mécanique qu'il soit, le cinématographe se montre
être plus que l'instrument de remplacement ou d'extension d'un ou
même de plusieurs organes des sens ; par ce pouvoir qui est l'une des
caractéristiques fondamentales de toute activité intellectuelle
chez les êtres vivants, le cinématographe apparaît comme un
succédané, une annexe de l'organe où
généralement on situe la faculté qui coordonne les
perceptions, c'est-à-dire du cerveau, principal siège
supposé de l'intelligence.47
Ainsi, l'incarnation produite et offerte au spectateur n'est
plus le fait direct de cette vision, mais le résultat d'une
interprétation, d'une possible intériorisation des
évènements. Une activité « mentale » qui
pourrait conduire à une forme de pensée, même si la
passivité de cette conscience n'affirme qu'une altérité
par rapport au mode de réflexion humain. Ce n'est pas
47 Jean Epstein. L'Intelligence d'une machine, Paris,
Editions Jacques Melot, 1946, p. 150.
50
La Focalisation Caméra
qu'il n'y ait pas de conscience dans l'appareil, c'est que
cette conscience apparaît vide, ou encore, problématique,
énigmatique. Ce qui est sûr, c'est que le pouvoir de la
mémoire devient effectif, du fait du found footage et de la
considération du simulacre comme souvenir. Ce que permet la fiction,
c'est d'intégrer ses souvenirs à une machine qui habituellement
n'oublie pas mais ne pense pas qu'elle se souvient. En plus de cela, cette
mémoire ne s'apparente plus à un ensemble d'impressions
accolées les unes aux autres (The Blair Witch Project est le
seul à utiliser une caméra à pellicule). L'image ce n'est
plus le photogramme, le fragment d'un monde de toute façon
irreprésentable, c'est ce qui fait partie du flux d'informations
numériques, de la même manière que la masse des souvenirs
aurait bien du mal à s'apparenter à un corps en fonction. En
cela, l'activité de la caméra serait bien plus proche de celle de
l'esprit, avec pour matière intellectuelle des vues et des sons
composant une image qui ne reste que l'extrait d'une mémoire plus
globale et en fonction.
Cloverfield est sur ce point tout à fait
représentatif. Alors que les amis de Rob tournent un film pour son
départ (Film 2), ils se rendent compte qu'ils
enregistrent sur une cassette qui n'était pas vierge. Les images
déjà présentes (Film 1) retracent le
weekend de Rob et de sa petite amie Beth et sont le seul souvenir de ces
quelques jours passés ensemble. Pour autant, les protagonistes ne vont
pas seulement effacer ces images au fur et à mesure qu'ils enregistrent
par-dessus. En effet, la fiction est réalisée de telle
manière que l'on voit la cassette sans que celle-ci ne soit
remaniée, de la première à la dernière seconde,
avec un passage régulier entre les images de l'une ou l'autre des deux
couches. Les informations relatives à la catastrophe sont donc
ponctuées par de cours instants relatant la vie amoureuse du jeune
couple. Mais alors comment se fait-il que l'on ait accès à ces
images ? À quel moment interviennent-elles ? La plupart du temps, les
« souvenirs » du jeune couple émergent lorsque les
protagonistes de la catastrophe décident ou sont obligés
d'arrêter l'enregistrement en cours (pour faire une pause, montrer des
images, ou tout simplement lorsque la caméra se coupe par accident). On
comprend alors que lorsque l'on voit les images du Film 1,
c'est que l'enregistrement du Film 2 s'est arrêté
et qu'une partie de la bande n'est pas réécrite. Mais que cela
soit dans le cas où le porteur rembobine la cassette (pour montrer des
images aux autres), qu'il mette en pause ou coupe la caméra avant de
filmer à nouveau, il paraît impossible d'avoir accès aux
images de Rob et Beth. À moins que le protagoniste qui gère la
caméra fasse l'effort d'avancer la bande avant de tourner à
nouveau ; hypothèse ridicule compte tenu de la précipitation dans
laquelle se trouvent les personnages. Les séquences du Film 1
ouvrent et ferment la fiction, englobent le phénomène
monstrueux comme si cela donnait aux protagonistes la force de se battre ; Rob
va chercher Beth, comme
51
Gildas MADELÉNAT
si le souvenir de ces merveilleux moments l'obligeait à
se dépasser. Comme si la caméra cherchait à
protéger les souvenirs de son premier porteur, ses souvenirs à
elle aussi, et qu'elle empêchait l'effacement de données
indispensables. Contrairement à REG où le rembobinage de
la cassette apparaît à l'écran (manière de faire
comprendre que l'on voit précisément ce que voit la
caméra, non plus ce qu'elle enregistre), ici le rembobinage fait surgir
un de ses moments passés. Chercher dans la mémoire de la
caméra refera toujours apparaître des images, l'important
étant de savoir quelles images sont conservées et pour quelles
raisons. Cette mémoire émerge en prenant le peu de place
disponible, comme une expiration qui tente de renverser le film en cours pour
montrer que derrière la mort (Film 2) il y a eu de la
vie (Film 1) et que pour cela il faut continuer à se
battre. Comme s'il s'agissait de revoir les beaux moments de sa vie avant de
mourir, comme si la caméra elle-même avait un flash de ses
instants vécus (notamment lors du crash de l'hélicoptère)
: « J'ai vu ma vie défiler devant mes yeux ». Et c'est le
temps de cette vie qu'il est nécessaire de soulever, comme le prouve la
présence de la date sur les images du Film 1 alors que
sur celles du Film 2 elle tend à disparaître. Ce
qui prévaut dans Gloverfield, ce n'est pas de voir le monstre,
mais de voir ce qu'il a anéanti, c'est cela que tente de protéger
et de faire valoir la caméra. Les évènements
extérieurs ne parviendront jamais à atteindre ce que l'on est
à l'intérieur, et c'est dans la protection de ses images «
mentales » que l'on peut survivre, ou au moins porter ce qui mérite
de survivre. Mais la caméra ne semble pas toujours apte à
gouverner ces images. C'est de cette manière que le présente
d'ailleurs REG2 (Jaume Balagueró et Paco Plaza,
2009), à la toute fin du film. Alors que l'on apprend que la journaliste
survivante (celle présente dans le premier opus) est en
réalité possédée, celle-ci va tenter de
s'échapper pour répandre le mal à l'extérieur de
l'immeuble. Elle utilise ainsi la voix d'un homme décédé
pour que des secours viennent sauver la jeune fille encore en vie (elle donc).
Mais la personne qui lui répond semble méfiante et demande «
Gomment a-t-elle pu survivre ? ». Un simple regard du «
monstre » vers l'objectif entraînera la résurgence de
certaines images (en l'occurrence une séquence qui fait directement
suite au premier opus). On apprend que la jeune femme n'est pas morte mais
qu'une bête est rentrée à l'intérieur d'elle pour la
posséder. Par cette intervention démoniaque, la caméra
fait renaitre, ressurgir un temps oublié qu'elle a conservé dans
sa mémoire, dans un brouillage qui ne laisse aucun doute quant à
la nature de l'agression. Le flash-back, l'ordonnance des temps, est
entièrement construit par le fait qu'une mémoire qui semblait
nous manquer puisse surgir de cette intériorité, la faisant ainsi
apparaître dans une continuité qui n'est plus celle mise en place
par la fiction.
La Focalisation Caméra
Avec une intériorité souple et variable, la
caméra ne permet pas de fixer une pensée mais d'amener par
l'agencement des images enregistrées, une perspective
particulière de l'observation du monde qui a été faite et
au terme duquel un raisonnement à été produit. Le monde
pénètre dans l'appareil et n'a donc plus rien d'objectif
(intériorisation) et l'image produite est appelée à
s'extérioriser. Les films du corpus (The Blair Witch Project et
Chronicle sont à cet égard moins
développés) gardent un certain nombre de traces de ce passage en
profondeur.
![](La-focalisation-camera-le-renouvellement-du-champ-des-visibles15.png)
Diary of the Dead : entre certaines images
d'autres images
Cloverfield : avant que le film ne commence, une
image (mire)
Diary of the Dead : la batterie de la
caméra est à plat
![](La-focalisation-camera-le-renouvellement-du-champ-des-visibles16.png)
52
REC : le fameux retour en arrière
Paranormal Activity : première nuit
enregistrée pour Micah et Katie
À de nombreuses reprises, nous sommes face à des
vues ou à des sonorités (sons qui accompagnent les coupures ou le
rembobinage) qui ne sont pas des signes, qui ne représentent rien, si ce
n'est la nature même de l'image. Rien dans le sens où elles ne
renvoient pas à un référent réel, mais ces images
(notamment la mire de Cloverfield) ont une signification et une utilité,
qui appartiennent à un certain langage technique audiovisuel. Toutes ces
coupures, ces moments de non-captation où des écrans noirs
(REC) ou bleus viennent montrer justement que l'on ne filme rien, mais
que ce vide lui aussi à le droit à une image. Ces vides assurent
qu'il se passe quelque chose à l'intérieur, puisque même si
à l'extérieur on ne filme plus ou qu'un évènement
vient compromettre cet enregistrement, il y a toujours une image qui se
crée. Ces ruptures interviennent comme une pause, l'image revenant
à elle-même pour se protéger des évènements
extérieurs, ou bien pour faire valoir une absence qui serait la trace
d'un souvenir, qu'il était préférable d'effacer. Dans
Diary of the Dead, ces interruptions prouvent à
53
Gildas MADELÉNAT
quel point même en montant un film, on ne peut pas aller
à l'encontre d'éléments intérieurs que l'on tente
de réduire. Il reste toujours quelque chose qui nous dépasse, des
cicatrices que l'on ne peut retirer (de même que le retour en
arrière dans REG n'est pas enregistré tel quel sur la
bande, comme si la caméra se souvenait des demandes du porteur, qu'elle
était marquée par une action et non par une vision). Ces plans
qui caractérisent une présence intérieure se voient
complétés par d'autres informations, notamment ce plan, où
un voyant rouge indique que la batterie de la caméra est en train de se
vider (ce genre de données ne sont pas enregistrables à
l'accoutumée). Bien sûr le protagoniste le voit lui, puisque la
caméra expose cette urgence, mais l'image qui en ressort est
marquée par cette même urgence à tel point que ce que l'on
voit n'est plus l'image captée, mais l'image communiquée par une
intériorité toute particulière. Enfin, l'heure
affichée marque le passage d'un état particulier à un
autre (on vient de le voir dans Gloverfield) et cela s'avère
juste aussi dans Paranormal Activity. Même s'il n'est pas rare
de voir un compteur sur les films de famille, ici il n'est présent que
lorsque l'ordinateur est branché en Firewire, alors que
s'affiche une date pour marquer l'avancée de leurs chroniques nocturnes.
Bien que cette dernière donnée reste la preuve d'un montage
extérieur, le compteur n'étant pas tout le temps présent
il ne peut être considéré comme l'affirmation d'un
enregistrement. Cette donnée temporaire et temporelle marque encore une
vision « dans » la caméra, mais surtout la capacité de
l'appareil à signifier l'importance des marqueurs internes du temps. En
cela, l'accéléré qui survient toutes les nuits n'est pas
plus la marque d'un montage extérieur que la transcription d'un temps,
d'une action intégrée par la caméra de manière
adéquate. Est-ce que l'image a été
accélérée et donc fait avancer le compteur, ou est-ce que
la caméra avance le compteur pour faire précipiter ce temps si
particulier ? Comme si la gestion des manifestations intérieures pouvait
induire la transformation du monde extérieur. L'image pourrait
altérer la vision du monde mais pourrait-elle ébranler le monde
lui-même, de telle sorte que traiter du réel à partir d'une
subjectivité favoriserait l'agencement fantastique, la transformation du
monde perçu.
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