B : Le spectateur victime et la capture des regards
Cette illusion de réalité que tentent de mettre
en place ces films est très vite dépassée,
dépendamment de la position des films par ailleurs. De sorte que
l'illusion ne concerne plus que notre place dans le film et non plus une
réalité que l'on croirait percevoir, puisque tout est mis en
place pour que les protagonistes comme les spectateurs puissent revenir
à l'image :
Le cinéma demande ainsi une perception seconde, le
cinéma commence vraiment lorsqu'on commence à prendre en
considération " les moyens de la mise en scène ". Il faut
toujours passer par-delà l'image, et d'autant si celle-ci se donne pour
la réalité même, et réfléchir sur
l'agencement c'est-à-dire sur l'acte que comporte l'enregistrement
apparemment passif de l'événement. 32
Cette passivité apparente est très vite mise de
côté compte tenu du dispositif, afin que la conscience que l'on a
de l'objet filmique et de sa place dans le monde de la diégèse
réaffirme de manière édifiante notre place de spectateur.
Le spectateur de cinéma est à cet égard un ressortissant
tout à fait complexe, puisque celui-ci est totalement
intégré au processus diégétique et
diégétisant. Il est le dernier détenteur des pouvoirs de
la fiction, bien plus qu'à l'accoutumée étant donné
qu'il est amené à répondre aux attentes que le film
inscrit dans sa conscience (c'est la force du found footage) et
à y répondre en temps que spectateur, sans régression
passagère. Ces caractéristiques tendent donc à
élargir la réactivité de ce sujet-spectateur, de
manière à ce que le dispositif de projection soit lui aussi
complètement intégré au processus filmique. Le visionnage
n'est plus à percevoir comme une suspension particulière, mais
comme lieu transitoire, un passage obligé, une clé dans la
résolution de l'énigme globale. Il doit répondre à
ce qu'il reste du film, dialogue d'autant plus impossible
32 Jacques Aumont et al. Esthétique du
film, Paris, Nathan Université, coll. Cinéma, 1983,
3ième édition, 1999, p. 84-85.
35
Gildas MADELÉNAT
que les protagonistes sont morts, que le film ne cache pas cet
état des choses, et pourtant le spectateur est assujetti dans ces images
du passé, il est inscrit dans la scène mortuaire :
C'est cette inscription du spectateur dans la scène que
Jean-Pierre Oudard définit comme effet de réel, en le distinguant
de l'effet de réalité. Pour lui l'effet de réalité
tient au système de représentation, et plus
particulièrement au système perspectif hérité par
le cinéma de la peinture occidentale, alors que l'effet de réel
tient, quant à lui, au fait que la place du sujet-spectateur est
marquée, inscrite à l'intérieur même du
système représentatif, comme s'il participait du même
espace. 33
Cet effet de réel en vient très justement
à déplacer les limites du système représentatif, en
offrant l'illusion que la représentation n'est plus tout, mais surtout
en intégrant dans la fiction le spectateur pour ce qu'il est, faisant
advenir le monde représenté en temps que monde
représentant (non pas comme représentation réaliste du
monde). Tour à tour, les protagonistes regardent vers la caméra,
interagissent avec elle (ils lui parlent comme à une personne), souvent
pour établir une connexion avec le futur regardeur. Mais c'est en ce
qu'il est un monde représentant que les « personnages »
peuvent trouver leur place, et que par incidence nous pourrons trouver la
nôtre, c'est par l'articulation des rapports à la caméra
que peuvent s'organiser les identités ; dans un même espace,
plutôt un nouvel espace, qui n'est ni totalement du côté du
représentant, ni tout à fait du côté du
représenté, mais entre les deux (l'espace-tiers). Cet assemblage
se fait donc par un certain nombre d'interventions, nous avons vu plus
tôt les différentes interjections auditives ou écrites, qui
appellent le spectateur à occuper telle ou telle place, mais il
semblerait que les plus édifiantes soit celles qui sont visuellement
assimilables car en rapport direct avec la spécificité de tous
ces regardeurs.
Tout d'abord, intéressons nous aux images qui semblent
intégrer le spectateur par un regard, tous ces instants où
quelqu'un se met devant la caméra pour nous y associer plus ou moins
directement. Quatre pratiques semblent se dessiner, établissant une
précision ou une distinction au regard-caméra
habituel34, dans le but de conduire la fiction et de renouveler les
places attitrées :
33 Ibid. p.107.
34 Entendu comme une manifestation accusant un dispositif
camouflé, cette fixation de l'objectif n'étant pas une
intégration du spectateur diégétiquement stimulé
mais servirait à dévoiler les modalités
d'énonciations.
La Focalisation Caméra
- Usage 1 : Le Témoignage. Un individu
est amené devant la caméra pour parler d'un fait particulier (un
évènement passé ou à venir, parler de soi, etc.),
lors d'une interview et dans le but d'être examiné par un futur
spectateur. Celui qui parle a conscience de la présence de la
caméra et du porteur, mais ceux-ci ne sont pas visés dans cet
acte, car ici, seule compte la personne qui sera amenée à voir
les images. Le spectateur est ainsi désigné comme une
présence non sous-jacente, même s'il ne s'agit pas d'une
conscience de Niveau 3. Pour autant, ce regard renvoie toujours à une
place et à un temps qui ne sont pas ceux de l'enregistrement, de
même qu'il est toujours extériorisé du reste du
récit, car les protagonistes sont sur le mode de l'interview et donc de
la mise en représentation (ils ne sont pas naturels).
Cloverfield : maladroite, Beth laisse un dernier
message à Rob
Diary of the Dead : Eliot se présente et
annonce ses projets
REC : Angela enregistre son émission avec
assurance
36
- Usage 2 : Le Testament. Le porteur prend
à partie le spectateur, il n'y a plus d'oeil derrière la
caméra mais la dénaturalisation du protagoniste subsiste puisque
la conversation ne va que dans un sens. Même si le dialogue est
impossible, le film met en place un cadre de communication (à la
manière d'une discussion Skype), afin qu'il n'existe plus que celui qui
parle et celui qui écoute. Souvent réalisé lorsque le
porteur est en danger, le but est encore une fois de souligner la conscience
que le personnage peut avoir du spectateur à venir, sans pour autant que
cela se fasse sous le regard d'un autre qui tiendrait la caméra. On
remarque par ailleurs que dans Paranormal Activity le regard n'est pas
marqué mais la nature de l'image est la même que pour les autres
exemples : elle suscite un rapport direct entre porteur et spectateur.
Cloverfield (fin): dernière parole au
Paranormal Activity : Micah présente l'un Diary of the
Dead (fin): cet aparté avec
monde, Rob sait que sa fin est proche des
phénomènes Jason intervient après sa mort
37
Gildas MADELÉNAT
Dans ces deux premières occurrences,
l'énonciation en tant qu'acte de langage est présente et inscrite
diégétiquement par la référence d'un
énonciateur et d'un énonciataire. Le film a pleinement conscience
de la présence d'un spectateur, et le spectateur de cette même
implication, lui permettant ainsi de devenir un interlocuteur transcendant les
limites habituelles de l'énonciation. L'hypothèse de Francesco
Casetti serait la suivante : « Le film construit son spectateur
plutôt que l'inverse : le film " désigne " son
spectateur, il lui assigne une " place " et lui fait
parcourir un " trajet " »35. Il
semblerait pourtant que même si le film construit son spectateur, ce
dernier est présenté comme celui qui aurait les clés de
cette construction, comme le seul ayant le pouvoir de faire valoir le film. Et
même si ce principe semble tenir lieu dans toute oeuvre, il est rare que
cette place soit assignée de manière si concrète, la
fictionnalisation des ressorts de notre réalité nous incrustant
de force dans la diégèse. Surtout que cette place construite est
accentuée par les procédés du found footage. Nous
sommes spectateurs dans notre monde (nous regardons une fiction), dans le film
(la réalité du film nous est adressée) et pour le film
(l'image physique induit un spectateur physique). Être spectateur pour le
film, c'est rejoindre l'espace dans lequel évolue le réalisateur
tiers, espace d'entre-deux, qui permet d'inscrire dans un même temps deux
espaces différents (espace du film et espace de réception).
Rejoindre cet espace-tiers, c'est être amené à jouer un
rôle que nous désigne le film et ses intervenants
extérieurs. Attribution passive puisqu'elle ne fait que doubler un
rôle que l'on tient déjà, mais qui trouve son importance
lorsque le spectateur dans notre monde est appelé à devenir
actif, lorsque nous parvenons à être ceux que le film demande et
attend. Il est vrai que la frontière entre ces trois types de regards
(chacun rapporté à un des trois espaces qui composent le
territoire de vision, c'est-à-dire espace filmique, espace-tiers et
espace de réception) est poreuse étant donné que ces
modèles renvoient à une seule et même vision, à une
seule et même personne. Mais c'est en faisant acte de cette
pluralité, que le spectateur pourra intensifier la place qui est la
sienne et supprimer les limites induites par la suspension de la séance
cinématographique. Sans oublier que si le film capture l'un de ces
regards, il asservira automatiquement les autres. Plus que d'intégrer
l'espace du film dans notre réalité ou de nous immerger dans la
fiction, c'est le film (même s'il s'exécute au passé) qui
tente de nous intégrer dans sa réalité. Le film dramatise
la réception, en la rendant responsable de ce qui est montré, le
récepteur naissant à l'intérieur du film mais agissant
à l'extérieur ; il est lui-même appelé à
pénétrer dans l'intimité que la fiction construit (avant
que celle-ci ne soit appelée à déborder dans notre
monde).
35 Francesco Casetti. D'un regard l'autre, Le film et son
spectateur, Lyon, Presses universitaires de Lyon, coll. Regards et
écoutes, 1990, p. 30.
La Focalisation Caméra
- Usage 3 : L'Attestation. Le porteur est une
fois de plus devant la caméra sauf que les regards ou les paroles
échangées ne sont pas à destination d'un autre spectateur
que ceux qui sont filmés. Mis à l'écart, le spectateur ne
retrouve pas pour autant une position de voyeur. S'il quitte sa position
construite par la réalité diégétique, il retrouve
le regard induit par l'espace-tiers (un regard d'enquêteur), la distance
avec l'intime étant abolie. Dans ces moments-là, seul compte le
lien entre les protagonistes et l'entité-caméra, ce type de plans
attestant sa présence, son existence sans pour autant considérer
ce qu'elle sera amenée à retranscrire. Ce qui importe, ce n'est
pas l'image à venir, mais le fait que la caméra puisse permettre
et s'inscrire dans ce moment.
Cloverfield : la caméra les rassemble
pour Cloverfield : un nouveau caméraman Paranormal
Activity : Micah fait une
conserver une trace personnelle apprend à utiliser
l'appareil promesse que la caméra doit certifier
- Usage 4 : L'Omission. Ces
regards-caméra sont en réalité des regards adressés
au porteur. Le spectateur n'est à aucun moment visé, la
caméra ne fait qu'acte de présence et fonctionne comme un masque
que l'on a tendance à oublier (« tu as une caméra devant
le visage » lance l'une des protagonistes de Cloverfield au
porteur un peu distrait qu'elle essaye de reconnaitre). La caméra se
trouve dans l'axe du regard entre deux personnages sans être
véritablement considérée, de sorte qu'elle et le
spectateur se retrouvent entre deux regards qui marquent leurs aspects
superflus, qui les rejettent.
The Blair Witch Project : un passant parle avec
Heather
The Blair Witch Project : Mike regarde en
direction de celle qui lui parle
38
REC : Angela parle à Pablo et ces images
ne sont pas destinées à être utilisées
39
Gildas MADELÉNAT
Dans ces deux derniers cas, le film ne met plus en jeu une
réception qui reste complètement extérieure ; l'oeuvre se
tourne vers elle-même. Ce qui prend sens ici, c'est le regard-tiers que
peut revêtir le spectateur (celui amorcé par le found
footage), afin qu'il puisse toujours considérer ces images comme
lui étant en partie destinées. Cette intimité qui s'offre
à nous ne trouve donc de justification que dans la présence plus
ou moins avouée de la caméra et dans le fait que quoiqu'il arrive
il subsistera une image. Alors que les premiers cas mettent en forme une
immersion bien spécifique du spectateur dans la diégèse,
on voit ici que cette immersion fonctionne tout autant. Car même si le
spectateur est rejeté un temps du film, celui-ci ne s'identifie plus
à un ressortissant spécifique de la fiction mais à sa
seule place de spectateur. Créant avec l'image engendrée un
rapport profond, qui n'est pas celui que pouvaient avoir les protagonistes avec
la caméra, le spectateur renouvèle sa place en l'investissant
bien plus qu'à l'accoutumée et relativement à la
manière dont il voit ou se voit dans le récit. La perspective de
« voir » et de « se voir », correspondant à une
dimension d'extériorité et d'intériorité du sujet,
est développée par Esquenazi :
Le " voir " est la dimension de l'extériorité :
elle renvoie au monde du film, où s'agite un " sujet ", le plus souvent
multiple et hétérogène, produit par le film et investi par
le spectateur. La dimension du " se voir " est celle de
l'intériorité de ce sujet, sujet rendu perceptible, devenu un
monde à voir et à entendre, et surtout vécu par le
spectateur comme un dédoublement tangible de lui-même.
36
Voir le sujet du film et se voir en lui, c'est ce que met en
forme Esquenazi sauf qu'ici le protagoniste voit et se voit, nous le voyons
voir et se voir, sans que jamais l'intériorité de ce sujet
perçu ne soit celle du film dans son entier. S'il y a toutefois un
dédoublement, c'est dans la place de regardeur que les protagonistes
prennent régulièrement sans pour autant que cette vision en soit
doublée par notre regard. La dimension du « se voir » s'amorce
par le fait que nous sommes vus et que nous avons la possibilité de
ressentir le poids de ce regard : si je me vois dans l'image c'est parce que
l'on tente de me voir (à travers la caméra). Me voir dans
l'image, c'est faire partie du dispositif, du film et évoluer dans cette
même intériorité, dans ce même espace
cinématographique. Appelés à devenir l'une des composantes
de l'image, les spectateurs forment alors un lien profond avec la
caméra, mais dans une autre perspective que celle des protagonistes : il
ne s'agit pas de s'inscrire physiquement dans l'image pour exister. Nous
n'oublions pas notre corps et ne tentons pas d'investir le corps de celui que
l'on voit ou de celui qui se tient derrière la caméra puisqu'ils
ne sont plus les véritables médiateurs de la
36 Jean-Pierre Esquenazi. Film, perception et
mémoire, Paris, L'Harmattan, coll. Logiques Sociales, 1994, p.
13.
La Focalisation Caméra
perception. Le seul entremetteur, c'est la caméra et
l'image qui en ressort en ce qu'elles parviennent à concilier ces deux
mondes de regardeur.
Intéressons-nous maintenant aux images qui
intègrent le spectateur précisément parce qu'il est le
seul à voir. Ces autres cas peuvent être séparés en
trois types de situations :
- Situation 1 : Chute de la caméra.
Dans la précipitation ou l'énervement, il arrive parfois
que l'appareil soit lâché par son porteur sans que celui-ci n'ait
eu le temps de l'éteindre ou de se demander s'il fallait continuer
à tourner. La caméra continue donc son enregistrement sans que
l'image ne soit validée ou construite par une pré-vision
diégétique. Malmenés tout comme peut l'être la
caméra, nous sommes oubliés pour un temps et ne parvenons
à voir que ce que l'appareil parvient à capter.
Chronicle : lors d'une dispute, la caméra
tombe et glisse sur le sol
|
Cloverfield : le caméraman jette la
caméra au sol pour aider un blessé
|
Paranormal Activity : Micah laisse tomber
la caméra pour s'occuper de
Katie
|
- Situation 2 : Caméra solitaire. Tous
ces moments où la caméra fonctionne sans que le porteur ne s'en
aperçoive, sans qu'on le veuille, ou que le phénomène
surgit sans personne pour le voir. En ce sens, le statut de ces enregistrements
se rapproche de la nature des images issues des caméras de surveillance.
L'image n'est « directement » visible par personne d'autre que nous,
ou à postériori et ne vaut que pour le fait qu'elle enregistre
seule ; offrant la possibilité de voir des choses qui avaient
échappé aux protagonistes, justement parce qu'ils étaient
absents.
Paranormal Activity : le ouija prend feu
subitement alors que Micah est parti
Cloverfield : suite à un
accident d'hélicoptère la caméra redémarre
seule
40
REC : sans s'en apercevoir, Pablo se tient
devant la caméra qui tourne
41
Gildas MADELÉNAT
- Situation 3 : Caméra écartée.
Les protagonistes ont bien conscience de la présence de la
caméra et du fait qu'elle est en train de tourner, mais ne se soucient
guère qu'elle puisse faire avancer l'« intrigue ». Elle tourne
parce qu'elle tourne et l'intérêt de cette captation est
déplacé, le temps suspendu, que cela soit de manière
diégétique ou extradiégétique. Un mode d'attente
qui pourtant affirme la dimension que peut avoir l'image à se faire
valoir par le seul fait qu'elle existe. Elle n'a pas d'autre importance dans la
fiction que de montrer qu'il n'y a rien d'autre, plus rien à montrer, ou
plus de la même manière. Il n'y a pas non plus ici de destinataire
désigné, juste une image.
Chronicle : Matt abandonne la caméra et
The Blair Witch Project : alors qu'ils Diary of the Dead:
pendant qu'il monte le
la laisse enregistrer cette vue endeuillée montent
leur tente, la caméra tourne film, Jason laisse la camera
tourner
« En raison de l'absence d'un sujet de
l'énonciation identifiable, l'énonciateur devient le film, "
le film en tant que foyer, agissant comme tel, orienté comme tel, le
film comme activité ". Pour Christian Metz,
l'énonciation cinématographique se produit sans
énonciateur véritable »37. Par les
différentes situations proposées, le film se met à
l'écart des protagonistes, de façon à ce que le spectateur
devienne la cible du film et qu'eux ne soient plus les énonciateurs
véritables. En effet, dans les cas qui nous intéressent, ce n'est
pas tant l'absence du porteur comme médiateur de la perception qui
modifie cette énonciation, que le fait que le film tienne compte de ce
vide et parvienne à le combler par une présence véritable.
Le film nous affirme ainsi quelque chose : « regardez, moi j'ai quelque
chose à vous montrer ». C'est là que la caméra peut
advenir en tant que personnage et détenteur des instances fictionnelles,
pour montrer que nous sommes les seuls destinataires du film, mais surtout pour
nous faire comprendre que la caméra est la seule à pouvoir nous
montrer quelque chose. Et cette chose ne relève pas d'une
subjectivité ou de l'intériorité d'un des protagonistes,
mais justement de celle du film en cours. Il n'y a d'énonciateur que le
film, les autres ne sont que des spectateurs.
Nous sommes tous des spectateurs. Mais ceux du film de
manière un peu particulière puisqu'ils portent une caméra
à bout de bras et que l'image produite semble liée à ce
qu'ils
37 Sébastien Fevry. La mise en abyme filmique, Essai
de typologie, Liège, Editions du Céfal, coll. Essais Grand
écran Petit écran, 2000, p. 99.
42
La Focalisation Caméra
sont, ou plutôt à ce qu'ils cherchent à
être; ceci redéfinissant le geste de captation. Il ne s'agirait
plus de tenter de partager son intimité, sa réalité avec
les autres spectateurs, mais d'être le spectateur de sa propre vie, avec
tout ce que cela engendre. « Comment se peut-il qu'un art dont le
principe repose sur le travail d'une caméra qu'on tourne vers le monde,
puisse se retourner, inverser sa vision et révéler la personne
qui se tient derrière la caméra ? (...). Filmer est une
activité différente de celle de (se) regarder dans un miroir
»38. Pourtant, ces films retombent à
l'échelle du simple sujet et parviennent à lever le voile sur
celui qui tient la caméra, tout autant que sur la volonté qui est
la sienne : ne pas filmer le monde, mais capter mon intimité et le
phénomène qui vient y mettre fin.
The Blair Witch Project: Heather filme
la chambre d'hôtel
|
Diary of the Dead : Jason se surprend alors
qu'il cherche une sortie
|
Paranormal Activity : Micah fait des essais
avec la caméra
|
Ces images sont édifiantes puisqu'elles montrent celui
qui se tient derrière la caméra, dans la recherche qu'il peut
avoir de son image, de la preuve de son existence et de l'assurance que la
réalité qu'il filme est bien la sienne et pas celle d'un autre.
Eux se voient en train de voir, et se renferment complètement dans
l'identité du spectateur qu'ils tentent de suppléer. Le
dispositif matérialise ainsi le fait que quelqu'un se trouve
derrière la caméra et que cette personne est bien celle que la
fiction prétend. Dans ces exemples la place du regardant est ainsi
doublée et le « je » qui conduit le film devient
problématique. Car si la caméra subjective allait vers une
assimilation de ces deux entités spectatorielles, où « je
» et « nous » étaient le même regardant, ici ces
deux spectateurs conservent leur singularité :
À la différence de la caméra subjective
personnage, à laquelle elle ressemble stylistiquement, cette
modalité ne recherche pas l'identification du spectateur, son absorption
dans le champ, mais au contraire le vise dans son altérité, dans
un échange de regards conscient et un va-et-vient critique entre moi qui
filme et toi qui regardes. 39
38 Marie Danniel-Grognier, op. cit., p. 72.
39 François Niney, Le documentaire et ses
faux-semblants, Paris, Klincksieck, coll. 50 questions, 2009, p. 85-86.
43
Gildas MADELÉNAT
Nous voyons bien que celui qui se tient derrière la
caméra n'est pas nous, et nous le reconnaissons de par ses apparitions
dans le champ. Ceux qui sont dans le film sont aussi des spectateurs, mais ils
ne sont pas moi, et nous ne voyons pas la même chose (Paranormal
Activity est tout à fait clair sur ce point, Micah ne gardant pas
son oeil sur l'objectif, il ne voit pas l'image telle que l'enregistre la
caméra, il voit l'écran, le dos de la caméra, etc.). Je
vois simplement la recherche qu'ils mettent en forme et je la vois par la
manière dont la caméra perçoit cette reconnaissance. On
comprend alors que l'image créée ne vaut pas comme miroir du
monde, mais de son monde et que le porteur (qui à ce moment-là se
prend précisément pour un caméraman) cherche dans cette
image la preuve de son existence: je produis l'image pour me chercher et
trouver dans le monde ainsi capté ce qui fait qu'il est mon monde. Sauf
qu'une erreur semble se dissimuler derrière ce constat. En passant par
une autre vision, il trouvera un monde forcément différent du
sien puisqu'il ne l'aura pas vu à travers ses propres yeux, mais aura
dédié cette tache à l'appareil. Comment pourrait-il
retranscrire l'image de sa propre intimité ? Quelle
nécessité a-t-il à modeler le monde à son image ?
Nous, spectateurs du film, voyons à quel point nous sommes
obligés de nous détacher de ce reflet, pour ne plus être
que spectateurs. Pour éviter de faire comme les personnages,
c'est-à-dire de ne pouvoir échapper au film en restant
confrontés à notre image. Car c'est bien cela que produit la
captation, un emprisonnement duquel les protagonistes ne peuvent sortir ;
l'image se retrouve toujours confrontée à l'image de telle sorte
que celui qui commence à filmer ne peut se sortir des impressions de sa
réalité, il ne peut rester que spectateur.
A1 Chronicle : vision de la caméra 1
B1 The Blair Witch Project : vision de la
C
caméra 1
C1 Diary of the Dead: vision de la
caméra
1
A2 Chronicle : vision de la caméra 2 et
B2 The Blair Witch Project : vision de la Diary of the Dead
: vision de la
« reflet » de la caméra 1 caméra
2 et « reflet » de la caméra 1 caméra 2 et «
reflet » de la caméra 1
La Focalisation Caméra
Rattrapé par la représentation que l'on tente de
faire du monde, il est impossible pour les protagonistes d'échapper
à l'image quand cette dernière devient le monde lui-même,
ou qu'ils deviennent l'image d'autres protagonistes. Il est impossible
d'échapper à l'image lorsque le monde en devient une à son
tour et que la représentation s'émancipe pour devenir à
son tour l'élément représenté. Le dispositif
filmique qui semblait favoriser la double identification (à la
caméra d'abord, au personnage dans le cas de configurations subjectives)
permettait au spectateur de se sentir impliqué dans la scène
représentée puisque celui-ci voyait comme quelqu'un d'autre. Sauf
qu'ici, il est conscient de ce qu'est le film et de ce qu'il est lui. Conscient
de la fiction, de l'artifice, d'une construction et de sa position de
spectateur. Il sait aussi que les images qu'on lui montre sont là
justement pour qu'il ne répète pas les même erreurs, elles
sont là pour lui dire : « ne reste pas la, comme eux qui n'ont pas
réussi à être autre chose qu'un spectateur ». De sorte
que l'on ne soit pas nous-mêmes le simple reflet du film, que l'on ne
soit pas à notre tour la victime du film qui se joue devant nous.
44
REC : Night Shot lors de la dernière
Séance de REC où le Night Shot est
séquence utilisé pour voir la
réaction du public
Retrouver sa place de spectateur pour avoir la
possibilité de mieux s'en défaire. On voit quelqu'un en train de
voir, et même si l'on voit la même image que lui on ne voit jamais
à sa place. Puisque le film nous est toujours présenté
comme le résidu de quelque chose, d'un événement lointain,
un témoignage dont nous sommes les défricheurs. Plus question
d'identification, mais au contraire de pleinement considérer sa place de
spectateur. Le regard devient alors participatif, un acte tout particulier et
en puissance, car en devenir, qui nous permettrait de répondre à
un impératif : « Est-ce que c'est crédible : c'est
à vous de décider » (question posée par Mila
Jovowitch au début de Phénomènes Paranormaux,
réalisé par Olatunde Osunsanmi et sortie en
2009).
45
Gildas MADELÉNAT
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