1 : Confidences de la fiction
A : Amateurs de cinéma, de la production à
la destination des images
L'intégration de la caméra dans le récit
se fait par une modalité toute particulière, assimilée
à celle du cinéma amateur (entendu comme film de famille, non
professionnel et qui n'est pas dirigé vers la fiction) et qui va induire
le reste des dispositions (à savoir la mise en place du penchant
documentaire et de la fiction, l'aménagement des conditions found
footage). Bien qu'entreprenant des développements divergeant (il
n'y a pas de surnaturel dans The Blair Witch Project, le montage est
actif dans Diary of the Dead, il n'y a pas de found footage
dans Chronicle, etc.), tous les films de notre corpus proposent
un premier dispositif similaire. Ces fictions mettent en place un tournage
live avec en règle générale une ou deux
caméras diégétiquement introduites, une prise de vue
caméra-épaule et donc une fluidité plus ou moins tenue
(décadrage, tremblement, flou, etc.), et une prise son direct (il n'y a
normalement pas de sons extradiégétiques). Cinéma direct
muté par les agencements du cinéma amateur, les films
apparaissent comme le résultat d'une entreprise personnelle, intime ; de
ce fait, même si REC et Diary of the Dead suivent une
équipe de professionnels, la vision des à côtés du
tournage les englobe dans cette forme amateur. L'enregistrement
cinématographique, de la même façon que la captation
photographique, est un mode très ancré dans le milieu de
l'amateurisme. Sa facilité d'accès et son coût très
accessible (notamment depuis l'avènement du numérique) en font
depuis une dizaine d'années un outil incomparable et indispensable dans
tous les domaines, d'une ampleur incroyable dans l'environnement amateur,
familial, et cela dès le plus jeune âge. La jeunesse des
personnages et la volonté de filmer leurs environnements proches
amorcent le projet de tous ces films. La situation de départ tient
toujours en une affaire assez inintéressante (une fête, film de
famille, journal intime), d'autant plus qu'elle ne nous est pas destinée
en apparence, ou réalisée avec peu d'ambition (documentaire, film
d'étude ou reportage). Des « amateurs » anonymes 6
se lancent dans une entreprise cinématographique, quelle soit d'ordre
particulier ou spécialiste (il y a toujours un revers à ce
professionnalisme), et ils seront amenés à un moment ou à
un autre à modifier l'appréhension de leur propre
réalité tout autant que leur mode de captation.
6 Nous ne déclinerons pas les identités des
acteurs au fur et à mesure de notre étude, car justement les
films jouent sur cet anonymat et sur le fait que les acteurs soient inconnus ou
peu connus. Il arrive d'ailleurs que le nom d'un personnage soit le même
que le nom de celui qui tient le rôle.
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La Focalisation Caméra
Quelle que soit la situation de départ, celle-ci est
toujours liée aux images de leur vie, que cela soit dans le milieu
professionnel ou familial, et elle sera toujours amenée à
être remaniée, transformant par la même occasion le
destinataire des images et la manière de tenir tête aux
évènements. Dans Cloverfield, l'arrivée d'un
monstre dans New York oblige ces jeunes gens à errer dans la ville,
continuant à filmer pour avoir des preuves de ce qu'ils vivent afin que
les autres puissent voir. Alors que pour Paranormal Activity, les
manifestations paranormales s'avèrent être effectives, il s'agit
dès lors de filmer pour rentrer en contact avec l'entité et ainsi
avoir une preuve à fournir au monde. Du côté de Diary
of the Dead, le tournage est interrompu par des évènements
étranges qui interviennent partout dans le monde, les morts reviennent
à la vie, les étudiants continuent de filmer pour créer un
guide de survie destiné à tous les internautes. Quant à
REC, le reportage tourne mal alors qu'une quarantaine est
déclarée dans un immeuble lors de l'intervention des pompiers. Le
monde extérieur doit savoir ce qu'il se passe ici, le reportage se
transformant en information de l'extrême. Dans cette optique, le
cinéma amateur opère sa transition vers le cinéma
documentaire lorsque celui-ci inaugure un passage de l'intime à
l'universel, lorsque celui-ci prend en compte le spectateur à venir dans
chacun de ses plans. Avec The Blair Witch Project, l'équipe se
perd dans la forêt et se voit obligée de mettre fin au
documentaire. Des phénomènes étranges les obligent
à tourner pour tenter de comprendre ce qu'ils se passent autour d'eux.
Et même si les images ne nous sont pas directement destinées
(comme pour Chronicle), le procédé ou l'effet found
footage remédie à cette question, en désignant le
film comme étant dévolu au spectateur.
Généralement, le film met en forme son
changement de statut, ce glissement du home-movie vers un ailleurs universel
qui dépasse de loin ses premières exigences. En effet, il faut
maintenant prendre en compte les autres, ne plus simplement tourner pour nous
mais aussi pour eux, de façon à construire notre
expérience comme quelque chose d'utile ; d'autre part, et cela peut
paraître contradictoire au premier abord, les protagonistes doivent
parvenir à faire rentrer leur individualité dans
l'universalité qu'ils tentent de saisir pour poursuivre sur un mode
adapté. Pourquoi toujours filmer ? Quelle nécessité et
quel besoin ? Pour faire face aux différents phénomènes
qui marquent notre réalité, il faut parvenir à passer de
l'intime et du familial à l'universel et aux collectifs
(l'activité professionnelle étant perçu à cet
égard comme une activité personnelle), en un mot, joindre sa
réalité d'amateur à une entreprise plus large que soi.
Rassembler les deux, l'intime et l'universel afin de pallier à
l'inattendu de la situation, car c'est le fait d'exister pour les autres et
avec les autres qui les fait vivre et les pousse à survivre. Bien
entendu, intégrées au domaine de la fiction (là où
le film raconte une fiction), ces interrogations n'ont que peu de valeur, mais
une fois mobilisées à l'intérieur de
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Gildas MADELÉNAT
l'environnement diégétique (là où
le film présente une réalité), elles restent très
certainement les plus importantes, et renvoient dès lors à une
revendication primordiale : si les personnages veulent continuer à
filmer, c'est pour nous montrer tout autant que pour voir. Le véritable
film advient dès lors que cette métamorphose de l'amateur en un
spectateur du monde s'accomplie.
Devenir un observateur c'est avant tout faire acte de son
infériorité face à une réalité qui nous
dépasse et par rapport à un élément tout autre que
nous ne maîtrisons pas totalement : la caméra. Advenir comme
spectateur (en continuant à filmer alors que beaucoup auraient
décidés de fuir) est donc parfois le seul moyen de réagir
activement face à une situation en apparence mystérieuse et de
parvenir ainsi à persister dans ce monde, avec les autres. Car le film
de famille, s'il se manifeste clairement par l'intégration de la
caméra dans la l'espace filmant et filmé (il n'y a pas de
diégèse au sens classique), trouve très rapidement racine
dans les besoins dont il rend compte. Notamment par la nécessité
que peut avoir l'image à faire valoir une envie de communication ; entre
les protagonistes du film, et plus généralement entre les
protagonistes et des destinataires lointains, plongeant ainsi ceux qui montrent
et ceux qui voient dans une même intimité. Surtout que le
spectateur du film « s'identifie au personnage qui tient la
caméra, plus à celui qu'il voit, celui avec qui la
communication-partage de l'intimité se fait directement, au-delà
de la caméra.»7. Un trop-plein d'intimité
que l'on offre au partage et qui se rapproche d'une forme impudique du tout
voir et du tout montrer, une forme de pornographie du familier, où la
nudité des gestes à caractères documentaires deviendrait
objet érotique car intime et supposant le regard d'autrui. Mais «
cette façon de filmer correspond à la façon subjective
dont il ressent ce qu'il filme, indépendamment de l'exposition et de la
netteté de l'image. La lumière, l'exposition, les mouvements de
caméra ne sont que les moyens lui permettant de s'immerger indirectement
dans la réalité qu'il filme. »8 Tenter de
capturer la réalité qui est la sienne, pour mieux se projeter
dans ce qui fait son intimité en même temps qu'essayer de l'offrir
aux autres. Ces « Diaries » ainsi créés (non pas sans
rappeler différents travaux de Jonas Mekas), affirment aux spectateurs
que l'intimité présentée peut aussi être la leur, et
que c'est dans son universalisation que cette dernière peut prendre sens
: « Ici, bien sûr, la vision familiale se dépasse : elle
constitue un lien, précisément défini, entre le
particulier et l'universel »9. Et c'est dans le partage de
réalité que le dispositif du film est tout entier inscrit, car
lorsque l'on parvient à « faire du monde notre famille
» (The River, Oren Peli et Michael R. Perry en 2012),
7Roger Odin (sous la direction de). Le film de
famille : usage privé, usage public, Paris, Klincksieck, 1995, p.
19.
8 Ibid. p. 116.
9 Ibid. p. 223.
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La Focalisation Caméra
cette intimité devient le sujet et l'objet du film,
amenant au fait que c'est elle qui compte toujours, quelle que soit
l'universalisation vers laquelle elle tend.
Dorénavant tout semble tourner autour de ces «
amateurs de la réalité »10 et de la
dérive du procédé qu'ils tentent de mettre en forme, le
passage du film pour la famille, du journal intime, au film pour la
collectivité, au journal du monde. Et même si les images
tournées ne sont pas toujours à destination du simple cercle
familial, que cela soit dans le cadre d'un documentaire (The Blair Witch
Project), d'un reportage (REC) ou d'un film (Diary of the
Dead), les penchants professionnels tendent à s'amateuriser. En
effet, la volonté de toujours mettre en image le processus filmique ou
de ne pas faire la différence entre le moment du film et les images qui
ne seront pas intégrées (dans REC il y a toujours un
avant et un après le plan du reportage), font que la production initiale
perd peu à peu de sa consistance. Encore une fois, ce qui importe dans
un premier temps, ce sont les images destinées aux seuls
commissionnaires du film, et la façon dont les protagonistes
réintègrent cette position de spectateur du monde, d'amateur de
la réalité. Non pas tant par la capacité qu'ils ont ou non
à construire l'image que part leur inaptitude à conserver un
réel qu'ils tentent de retranscrire en l'état. Car en dehors de
l'entreprise professionnelle, les spécialistes sont des amateurs de la
réalité comme les autres, et le fait de ne pouvoir y
échapper amène leur mission à perdre immanquablement en
qualité intrinsèque. Ce qui compte (à cette étape
de la démonstration), ce n'est pas la réalité que l'on
tente de représenter, mais c'est celle qui va venir mettre en
déroute notre activité, obligeant les protagonistes à
recouvrer leur place initiale, celle non pas d'opérateur mais de
spectateur. Le cinéma « amateurisé » (celui qui fait
suite au phénomène) ne l'est plus simplement dans l'optique
d'occuper une fonction identitaire, où filmer serait un processus
à même de faire comprendre, d'appréhender sa propre vie,
mais parce que la fiction oblige à se conduire comme tel. La plupart des
images produites (pour le vrai film) sont faites par certains acteurs
eux-mêmes, de purs amateurs donc. Le film est tourné à
travers ce que la caméra voit, sans qu'il n'y ait forcément de
cadreur professionnel, pour approfondir cet effet d'être là par
accident, le chaos du tournage se reflétant dans le film de telle sorte
que la mise en scène s'affiche non pas dans l'agencement des
procédés cinématographiques mais dans la mise en forme
appliquée de sa propre déchéance.
Étant donné le système dans lequel est
introduit le film, l'effet amateur est bien sûr un élément
indissociable, cependant, se trouvant immédiatement cerné par les
limites induites par ce type de procédé, il est une exigence de
constituer cet effet comme un style. Ceci permettant
10 Marie-Thérèse Journot. Films amateurs,
dans le cinéma de fiction, Paris, Armand Colin, coll.
Cinéma/Arts Visuels, 2001, p. 7.
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Gildas MADELÉNAT
que la mise en scène ne soit plus constituée
à la marge du dispositif. Sous des considérations stylistiques,
Sarah Leperchey pose les bases d'une « esthétique de la maladresse
» que revendiquent ces quelques films à l'ambition plus vaste que
l'on imagine ; la maladresse de l'amateur n'étant plus la simple
manifestation d'une prise de risque répréhensible ou d'un manque
ostensible d'expérience : « La maladresse devient le signe
d'une originalité vraie, le signe d'une oeuvre réellement
consistante : le créateur est maladroit dans la mesure où il ne
peut se reposer sur un savoir-faire appris, maîtrisé, mais doit
inventer, défricher, tâtonner, pour trouver sa propre façon
de s'exprimer »11. Appréciée en ce qu'elle
dessinerait les traits d'une subjectivité qui tente de tenir compte de
son monde tout autant que de la manière de l'appréhender, si
cette maladresse peut se faire valoir par son originalité, elle est
avant tout le signe d'un regard qui ne repose plus sur un savoir
préalable car appris, mais inexistant ou abandonné (dans REG
ou Diary of the Dead, il ne s'agit pas vraiment d'amateur). Cette
maladresse montre à quel point les protagonistes sont incapables de
répondre correctement à ce qui se déroule ou va se
dérouler sous leurs yeux, ils sont incapables de maintenir la
réalité lorsque celle-ci s'offre à eux et ne peuvent
accorder de temps à sa mise en scène. Cela ne veux pas dire que
les plans fixes sont impossibles ou que la caméra est collée
à tout jamais à l'épaule de son porteur12,
simplement que l'urgence et la précipitation qui prévalent la
plupart du temps rendent délicate la prise de position
réfléchie face au monde. La maladresse est la conséquence
d'une évolution du monde qui empêche justement de trouver sa
propre façon de s'exprimer. Il semble dès lors que cet effet de
maladresse, cette soumission physique au monde en ébullition, soit la
modalité par laquelle s'agence une partie non négligeable des
ajustements fictionnels :
En effet, la maladresse amateur a permis de mettre en crise
les règles du bien-filmer classique, or ces règles visaient, pour
une grande part, à l'élaboration d'une image réaliste
évidente, pleine, sans accrocs, immédiatement recevable par le
spectateur. De sorte que les transgressions, les " fautes " introduites par le
style reportage opèrent une subversion du réalisme classique,
dénoncé comme une illusion.13
Il s'agit de quitter les tentatives réalistes
classiques pour atteindre une véracité plus forte car
prononcée, perçue comme telle, la maladresse devenant le signe
d'une plus grande implication à la fois du protagoniste dans son
intimité et du surgissement de la réalité dans cette
même intimité. Dire, comme à pu le faire le cinéma
direct, que le réalisme classique est
11 Sarah Leperchey. L'esthétique de la
maladresse, Paris, L'Harmattan, coll. Champs visuels, 2011, p. 42.
12 Le terme de caméraman (homme-caméra) rapporte
trop l'image à la subjectivité humaine.
13 Ibid. p. 112.
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La Focalisation Caméra
une illusion n'est plus d'un intérêt majeur, il
faut maintenant fictionnaliser cette démarche pour avouer que tout
réalisme n'est qu'illusion, la preuve en image, dans l'image, dans tout
ce qui la constitue. C'est ainsi que l'on voit à quel point cette
tendance lo-fi relève d'un effet très
contrôlé : « La lo-fi actuelle est bien une
rhétorique : les anciennes figures du " mal fait "
sont devenues tout à fait banales, admises, et servent l'illusion de
la transparence »14. C'est pour cette raison que la
fiction peut s'emparer de ces « nouveaux » procédés,
pour les redéfinir et pour rendre ces films réalistes dans le
sens où le principe de fabrication serait familier au spectateur. La
négation abrupte des présupposés de la mise en
scène permet la création d'une forme unique, le cinéma
amateurisé devenant le coeur même de cet élan. Et c'est
dans la reconnaissance de cette forme que la fiction va pouvoir se
détacher d'un procédé qu'elle a elle-même mis en
place : reconnaître la forme empruntée permet son
détournement.
Tout ceci n'est a priori pas nouveau. Si les films jouent sur
cette intimité hors norme, puisque commune suite à son
universalisation, c'est justement parce que c'est ici que peut naître la
fiction, dans sa forme la plus efficace, la plus prégnante. Sauf qu'ici,
c'est cette même familiarité que le film tente à la fois de
construire et de détruire, pour voir comment les protagonistes
réagissent lorsque les limites de leurs milieux personnels sont
brisées. De sorte que le cinéma puisse encore intervenir dans une
réalité où les spectateurs du monde ont produit tant
d'images clandestines : « Son objectif (en tant qu'il assume une
fonction essentielle d'altérité) est de reconquérir cette
image du monde que l'excès d'images insignifiantes et de discours
audiovisuels formatés ont effacés »15. Le
subterfuge des films qui nous intéressent étant très
justement de parvenir à reconquérir cette image du monde par des
impressions issues de cette saturation. La retrouver dans cette effusion,
être submergé pour retrouver l'essence même de ce qu'elle
peut être. L'image trop pleine semble la seule à même de
saisir le trop-plein d'image, dans un univers où elle est, tout de
suite, tout le temps, partout. Aujourd'hui plus que jamais, l'acte de filmer
implique une réflexion sur la nature des images, sur leur
intensité, et sur les limites de la vérité qu'elles
mettent en forme, plus que sur leur vraisemblance. Car si le film devient un
documentaire, c'est avant tout pour saisir l'avènement de la fiction
dans l'univers des spectateurs du monde, dans la pleine considération
des domaines cinématographiques. Les protagonistes devenant eux
même les spectateurs d'une intimité qui leur échappe,
puisqu'elle est appelée à s'extérioriser, ou plutôt
à s'intérioriser au-delà d'un objectif qui les guette.
14 Ibid. p. 161.
15 Angel Quintana. Virtuel ? A l'ère du
numérique, le cinéma est toujours le plus réaliste des
arts, Paris, éditions Cahiers du cinéma, coll.21e
siècle, 2008, p. 124.
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