B : De la réalité des images
fictionnelles
Ces questionnements sur l'organisation et la disposition des
images face à la réalité ont été mis
à jour depuis longtemps par les cinéastes du documentaire, et par
ceux des sous-catégories affiliées. Et si ces
spécificités nous intéressent tant, c'est pour tenter de
répondre à l'évolution qui se joue dans ces oeuvres, le
passage du film amateur à la tentative documentaire, et la mise en forme
de vérités toutes particulières. D'un côté
celle que tente de percevoir les protagonistes et qu'ils tentent de capturer
(une vérité à découvrir puis à exposer), de
l'autre, celle dessinée par l'apanage fictionnel et au coeur du
procédé found footage (l'image comme détentrice
d'une vérité à exhumer puis retenir). Il s'établit
une double quête, celle des spectateurs du monde, à
l'intérieur du film, celle des spectateurs du film, à
l'extérieur. S'il se place en ligne de mire de la tentative
documentaire, en plus de s'approprier les codes du cinéma-direct, c'est
que son dispositif dans le domaine de la fiction réinvite principalement
à repenser ce que le cinéma peut offrir ou non de la
réalité, tout autant que de connaître la
véracité de ce qu'il s'approprie. Le documentaire est en ce sens
la spécialité la plus controversée, tant sur les questions
liées à la nature même du cinéma que sur le travail
de référenciation. Mais dans cette optique, les divergences entre
cinéma de fiction et cinéma documentaire ne tiennent pas tant
dans l'aptitude même des textes à répondre de la
véracité de leurs référents que dans le mode
discursif développé et le contrat de lecture établit avec
le spectateur. Sauf qu'ici, on voit ces deux formes se confondre et le texte
afficher clairement des intentions qui vont à contresens de ses
facultés (à la fois par les protagonistes qu'il met en jeu et par
l'utilisation du found footage). Avant d'aller plus loin et
d'entrevoir les limites du réalisme des images fictionnelles, il semble
nécessaire de redéfinir les bases et les nécessités
de cette réalité, afin de considérer ces suppositions
d'une meilleure manière.
Fonctionnant comme révélateur du réel, le
cinéma pour André Bazin16 serait un art de la
réalité en ce qu'il la reproduirait, cette dernière se
manifestant, se réalisant à travers les images. Toutefois, ce
caractère se jouerait dans la conservation du réel comme
élément brut, immédiat car se présentant sans
médiation artistique, dans un refus d'interprétation
empêchant l'artiste de remplacer la réalité du monde par
une vérité toute autre. Ce qui est spectaculaire dans l'image,
c'est le monde, son essence et pas la manière de le mettre en
scène. En ce sens, le cinéma pur pour Bazin est un cinéma
transparent, se faisant totalement oublier, un cinéma sans point de vue
permettant d'accéder à une certaine forme d'objectivité.
Ici, paradoxalement,
16 André Bazin. Qu'est ce que le cinéma
?, Paris, 1958-1962, rééd. Editions du Cerf, collection
"Septième Art", 1985.
18
La Focalisation Caméra
c'est le fait même que le cinéma se montre, que
le processus soit en cours et que la mise en scène soit annexée,
qui permet à cette objectivité tant recherchée de trouver
sa résolution (nous verrons par la suite que cet dénouement n'est
que passager). En anéantissant la transparence formelle, il n'est plus
possible de nous cacher qu'il s'agit là d'un film, ceci étant, la
réalité reste bien trop forte pour que celle-ci se constitue par
une médiation parfaitement maîtrisée : afficher le
dispositif de captation et ne pas réussir à mettre en
scène le monde c'est aller au plus loin des fondements de
l'esthétique de la transparence. La brutalité de ce réel
est toujours supérieure à la possibilité qu'ont les
protagonistes de changer la vérité de ce qu'ils voient et de ce
qui les dépassent (Diary of the Dead reste à la limite
de cette supposition). D'autant plus que dans les cas qui nous concernent, s'il
doit y avoir la constitution d'un point de vue, il s'agira très
certainement de celui de l'appareil, dont l'objectivité dans le mode de
captation semble caractéristique. Sauf que la fiction ici est
entièrement construite autour de l'objectivité de l'appareil, ou
plutôt de ce qu'il y a au-delà de cette objectivité. Cet
au-delà de l'objectivité, c'est ce que présente
Mitry17 lorsqu'il affirme, contrairement à Bazin, que le
cinéma est un langage et nécessairement un signe, qui tente de
représenter le réel avec une intention artistique absolue. Le
représenté est perçu à travers une
représentation qui le transforme puisque le cinéma n'est pas un
réceptacle neutre au monde, il est un processus actif qui induit une
métamorphose particulière du monde. Le cinéma n'est pas un
discours du monde mais à propos du monde, et le cinéma doit
assumer la médiatisation de cette allocution. Il n'y a pas de monde en
soi mais que du monde perçu, on ne peut donc parler
d'objectivité. Notre corpus fait donc le lien entre la théorie
bazinienne (l'image comme miroir du réel), et la démonstration de
Mitry (l'image comme transformation du réel), car c'est en assumant la
médiation par l'appareil cinématographique qu'il s'inscrit
justement dans la transparence, dans cette objectivité fictive, et que
peut se mouvoir la fiction. Faire face au monde dans ces fictions, c'est faire
acte de la subjectivité de l'appareil et passer de la production
d'effets de réel et la dénonciation de leurs caractères
illusoires à une tentative d'exploration d'une vérité
purement cinématographique ; l'histoire du film documentaire
reflète cette conversion.
Le cinéma-vérité, sous-genre du
documentaire est un mouvement ayant pour vocation de se positionner de
manière éthique et théorique sur la relation du
cinéma au réel, notamment sur les enjeux liés à
l'objectivité de l'appareil, de l'existence ou non d'une
vérité émanant de la réalité, des
propriétés de la représentation et de sa propre fonction
de médiateur. Par l'entreprise d'une forme directe de cinéma, ce
type de documentaire offre consciencieusement
17 Jean Mitry. La Sémiologie en question. Langage et
cinéma, Paris, Éditions du Cerf.
19
Gildas MADELÉNAT
une vision médiatisée du monde puisque c'est en
utilisant la caméra que l'on peut être susceptible de provoquer le
sujet afin de lui faire dire sa propre vérité tout en
réfléchissant au procédé mis en place et à
la consistance des images produites :
La réflexion sur la réalité des images,
(leur objectivité, leur vérité) se joint à la
fonction de représentation des images du réel. Mais celle-ci met
nécessairement la représentation à distance : les images
ne sont plus seulement prises au premier niveau pour ce qu'elles
représentent, mais elles apparaissent en même temps dans leur
réalité d'images dont la fonction première est de rendre
visible.18
Rendre visible, c'est supposer que la vérité du
monde serait cachée et que le simple fait de représenter est
insuffisant pour donner à voir cette même vérité. Il
paraît simple d'accéder à cette divulgation lorsque le film
est une fiction, dans le sens où la vérité qui transparait
ne serait pas celle du réel mais du film, une vérité qui
cherche donc à se faire voir (le monde étant à cet
égard bien moins démonstratif). Les réalisateurs de ce
cinéma-vérité admettaient la nécessité de ne
pas intervenir, de telle sorte que l'image puisse être
présentée pour ce qu'elle est, avec l'affirmation d'un
accès direct et fiable à la réalité. Cette
fenêtre ouverte sur le monde affirme donc que le réalisateur se
place lui même comme un spectateur de la réalité affirmant
par la même occasion que l'image est apte à offrir la
vérité sans interprétation préalable. Dans le cas
de notre corpus, il semble se produire un effet inverse puisque c'est le
réel qui aurait une fenêtre sur les protagonistes, lui permettant
d'investir cette intimité que les personnages tentent de conserver
à tout prix. Parce que la fiction appelle à ce que le monde
réel se présente ainsi, parce que la fiction accentue la
réalité de l'image, pour ne pas oublier que le point de vue reste
celui adopté par l'appareil et que la vérité amenée
soit avant tout cinématographique. Le monde pénètre dans
l'image pour que le cinéma puisse construire la vérité sur
ce monde et donc permettre à tous les spectateurs de voir ce qui est
habituellement invisible (et ce que l'on voit à l'image n'est pas
forcément ce que l'on voit dans la réalité). Cette
vérité est donc indissociable de l'oeuvre, surtout si l'on
considère que tout film est une fiction, puisqu'il induit une
représentation du réel et non le réel lui-même. Plus
encore, si le film parvient à rendre visible des portions du réel
qui ne l'étaient pas avant son intervention, c'est que cette
représentation est elle-même dépassée. Ainsi, la
réalité qu'il parvient à mettre en forme, c'est la sienne,
celle de son processus, c'est la vérité iconographique. Parvenant
à trouver une réalité non pas dans le
représenté mais dans l'acte même de
représentation.
18 Marie Jo Pierron-Moinel. Modernité et
documentaires : Une mise en cause de la représentation, Paris,
L'Harmattan, coll. Champs visuels, 2010, p. 65.
20
La Focalisation Caméra
Le documentaire est souvent là pour faire
découvrir au spectateur une portion du monde qui lui est inaccessible,
car inconnue, lointaine, emportant ce regardeur par sa volonté de
savoir, de connaître un évènement particulier, visible par
d'autres que lui. C'est sur cela que joue aussi le corpus, sur cette
interaction liée au « besoin » de savoir du spectateur. Sauf
qu'ici, ce que l'on essaie de voir, c'est justement « Tout ce qui sort
de l'ordinaire », tous ces phénomènes qui font que
notre réalité rejette sa banalité. Issue de Paranormal
Activity 3 (Henry Joost et Ariel Schulman en 2011), cette réplique
permet de voir que si le cinéma ne capte pas autre chose que
l'ordinaire, il est bien incapable de récupérer quoi que ce soit.
D'autant que le peu qu'il récupère est transformé en
extraordinaire, par la simple présence de la caméra (et cela
n'est pas uniquement valable pour notre cas d'étude). Alors pour
fonctionner, le cinéma de fiction doit mettre en place un
approfondissement du réel, de telle sorte qu'il puisse faire surgir des
phénomènes identifiables : « La notion vertovienne de la
" ciné-perception " comme une ouverture sur le monde
proclame, d'une manière qui rappelle la théorie réaliste,
que le cinéma a une fonction essentielle : l'exploration du "
réel " »19. Le
ciné-oeil (formule que nous n'utiliserons pas dans le cas de notre
corpus, puisse que celle-ci rejette dans sa définition la construction
fictionnelle) permet donc cette exploration du réel, et si l'on explore
c'est qu'il y a très certainement des choses à découvrir.
Mais les protagonistes n'ont pas conscience de cette propriété.
En cela, le ciné-oeil ne correspond qu'à la première phase
de ces films, lorsque cette exploration du réel malmenée s'ouvre
vers des profondeurs de la réalité insoupçonnées.
À cet instant précis, le cinéma ne permet plus seulement
l'exploration du réel, mais de ce qui se tient au-delà et la
caméra devient l'outil et l'agent de cette nouvelle prospection.
C'est cette seconde phase consciente d'exploration qui va
faire que la fiction va délaisser de manière claire les
barrières du documentaire, la fictionnalisation de ses
procédés ou du moins de sa démarche initiale (rendre
vaporeuse la frontière entre les faits et la fiction), le faisant alors
tendre vers le « mock-documentary », terme utilisé
pour deux raisons :
Parce que cela suggère qu'il s'amorce en copiant une
forme préexistante dans le but de reconstruire une forme que le public
est supposé connaître. Parce que l'autre signification du mot "
mock " (renverser ou ridiculiser par l'imitation) suggère qu'une partie
de cette forme filmique parodique est tournée vers le
documentaire.20
19 William Guynn. Un cinéma de Non-Fiction : Le
documentaire classique à l'épreuve de la théorie, Aix
en Provence, Publications de l'Université de Provence, 1990, p. 28.
20 «Because it suggests it origins in copying a
pre-existing form in an effort to construct (or more accurately, reconstruct) a
screen form with which the audience is assumed to be familiar. Because the
other meaning of the
21
Gildas MADELÉNAT
Bien entendu, le documentaire n'est pas la seule forme que ces
films investissent de manière perceptible (on l'a bien vu avec le
cinéma amateur), mais ces apparences tendent à se dissoudre au
fur et à mesure que le phénomène prend la place sur la
réalité qu'il investit. Dans tous les cas, il s'agit de mettre en
forme une construction préexistante et de trouver de nouvelles
profondeurs dans le détour de cet élément même. De
plus, le documentaire, qui comme nous l'avons vu serait lui aussi basé
sur un système de représentation du monde, ne s'avoue pas
meilleur dans le sens où il donnera accès au monde tel quel, mais
dans l'hypothèse où il offrirait une « bonne »
représentation de ce monde : « il y a une relation directe
entre l'image et son référent, que seul le documentaire peut
établir »21. Et c'est justement sur cette
référentialité que joue le faux-documentaire : «
Cette relation entre l'image et le référent n'est pas
simplement rompue, elle est en fait totalement détruite dès lors
que l'on démontre que l'image n'a aucun référent dans le
monde réel »22. Le faux documentaire fonctionne
donc au mieux lorsque celui-ci parvient un tant soit peu à conserver
cette référentialité, ou à jouer de cette
impression. Borat fonctionne sur ce mode, amenant le spectateur a ne
plus très bien savoir ce qui est référencé, ou
référençable, ce personnage de fiction évoluant au
milieu d'autres personnages dont on ne parvient jamais à désigner
la véritable implication. Dans une autre tournure, C'est
arrivé près de chez vous met en scène le fantasme
d'une interaction avec le réel, en abolissant la distance spatiale et
temporelle entre l'image et son référent. Là non plus,
nous ne passons pas à côté de la présence de la
caméra, mais en insistant sur le statut documentaire des images on en
vient souvent à oublier qu'il se passe aussi quelque chose
derrière la caméra. Le documenteur offre ainsi au public la
possibilité de réfléchir sur l'acceptation culturelle des
discours factuels, déplaçant alors le spectateur sur une position
critique toute particulière à l'égard du film et sur sa
propre expérience de spectateur.
Dans notre cas pourtant, les films affichent très
rapidement la vérité de leurs intentions. En effet, le
mock-documentary n'est pas un faux-documentaire, il ne cherche pas à se
faire passer pour ce qu'il n'est pas, il révèle progressivement
qu'il a réussi à en produire l'illusion mais qu'il n'en est
justement pas un. Il dissimule pour mieux dévoiler et c'est une fois
reconnu dans cette circonstance que l'on peut l'apprécier. L'exercice de
référenciation
word « mock » (to subvert or ridicule by imitation)
suggests something of this screen form's parodic agenda towards the documentary
genre. » Craig Hight et Jane Roscoe. Faking it, Mock Documentary and
the subversion of factuality, Manchester, Manchester University Press,
2001, p. 1.
21 «That there is a direct Relationship between the image
and the referent, end further that is only documentary that can construct such
a direct relationship with the real.» Ibid. p. 181.
22 «The Relationship between the image and the referent
is not only broken, it is in fact completely destroyed when the images can be
shown to have no referent in the real world.» Ibid. p. 188.
22
La Focalisation Caméra
s'écroule, puisque ce qui advient est extra-ordinaire
et que l'on ne peut aucunement le rapporter à quelque chose que l'on
connaît. Le fait que le phénomène échappe à
cette référentialité, alors que le monde construit autour
de lui semble correspondre au monde tel qu'on le connaît montre à
quel point s'il se passe quelque chose derrière (ou dans) la
caméra, il se passera toujours quelque chose devant, d'autre que ce que
l'on connait. Il est alors impossible d'« éviter les
clichés, juste présenter de la manière la plus simple. La
légende pour elle-même » comme le souhaite tant Heather,
car la légende ne reste jamais ce qu'elle est tantôt qu'on lui
offre la possibilité de « devenir » par l'image, de telle
sorte que notre croyance évolue en même temps que celle des
protagonistes.
La diffusion d'un film est toujours tenue par un contrat
d'ordre implicite avec le spectateur: « La fiction est définie
à partir du contrat de réception : les spectateurs de ces films
en font une lecture fictionnalisante dans la mesure où leur croyance ne
se construit pas, comme ce serait le cas avec un documentaire, sur une
obligation de vérité »23. Dans le cas
présent, la lecture fictionnalisante serait une position de second
degré, la quête de vérité étant justement
l'une de ses principales obligations. Et même si le spectateur sait
raisonnablement qu'il ne quitte jamais la fiction, c'est très justement
cette prévision que viennent définir les premières marques
des films (found footage ou autres expositions) : ceci est une
fiction, sans aucun doute, mais nous vous demandons d'y croire non pas comme si
c'était vrai, mais comme s'il s'agissait d'une réalité
(susceptible de devenir la vôtre). Sauf qu'ici le régime de
croyance demandé ne correspond pas au mode de réalisation des
films, et c'est en ces termes que l'on peut considérer cette entreprise
comme trompeuse, car elles restent des oeuvres qui détournent la
réalité. Ce point est la différence majeure entre la
fiction et le documentaire, parallèlement au régime de croyance
suivi par le spectateur et qui est induit par le film même.
Habituellement, le film s'engage à faire croire qu'il n'est pas qu'une
fiction (de manière implicite), mais paradoxalement, la fiction doit
initialement être perçue comme telle pour fonctionner. Nous devons
savoir que la fiction en est une, pour modifier notre système de
croyances et ne pas être brusqués par les éléments
non référençables. Ici, la fiction s'engage à faire
croire qu'elle n'est pas qu'un film (de manière explicite). Pour bien
agir, elle doit laisser un doute quant à savoir si la
réalité initialement présentée est la nôtre
ou non. Cette feintise ne tient pas (et n'est pas faite pour tenir), compte
tenu de son mode de diffusion d'abord, par ce qu'elle met en forme, puis
toujours par la présence du générique. Elle n'est
là que pour induire un double mouvement d'identification et de mise
à distance, l'univers crée par la fiction
23 Marie-Thérèse Journot, op. cit., p
17.
23
Gildas MADELÉNAT
s'amorçant par une analogie à notre monde
réel que le film détruira au fur et à mesure de son
avancée. L'univers fictionnel est ainsi toujours le seul à
valider les phénomènes qui lui sont constitutifs : « En
effet, la fiction artistique ne s'oppose pas au vrai mais au vrai et au faux,
c'est-à-dire qu'elle échappe à la pertinence de la
véridiction comme telle »24. Il est donc bien
étrange de dire que le film serait un mensonge à l'adresse du
spectateur, ou uniquement cela, car même s'il ne parvient pas à
conserver la réalité à laquelle il demande une
reconnaissance préalable, il ne demande que de croire à la
réalité du système de représentation,
d'adhérer à la réalité de l'image fictionnelle.
Tous ces détours n'entament qu'une seule chose, le
retour irrémédiable à la fiction. Rejeter la fiction pour
mieux l'investir, et ainsi lui offrir une nouvelle « force », dans
cette non-fiction utopique, où vivre avec une caméra se
révèle toujours l'élément le plus
irréaliste. Il ne s'agit pas au fond d'échapper à la
fiction mais précisément de la mettre en jeu, dans sa
création, dans son aboutissement. Et si ces films jouent à
être des documentaires, c'est principalement dans cet axe : comment faire
apparaître la fiction ? Quel est donc l'héritage de la
réalité ? Et cela dans un élan toujours destructeur,
d'où le fait qu'il s'agisse de film d'horreur, fantastique, des films
d'épouvantes. On comprend qu'il est précisément impossible
d'atteindre un état de « non fiction », car la présence
« cinéma » rend tout bonnement impossible le raccord à
la réalité perçue. Il ne peut que la
dérégler, la dégrader, et en laisser ainsi percevoir la
substance. Il ne s'agit pas de dire qu'il est impossible de parler de notre
réalité, ou de manière réaliste, il s'agit de voir
à quel point la caméra (dans sa forme la plus « basique
» : film amateur, documentaire, film de famille) ne parviendra jamais
à retranscrire la réalité telle qu'on la voit, telle qu'on
la vit. Comment l'exercice de la fiction peut-il rendre compte du réel ?
La question est bien sûr tout aussi légitime pour le documentaire,
mais elle semble bien vite dépassée, amenant à une seconde
interrogation : comment la fiction peut-elle rendre compte de la fiction ? En
approchant un autre type de vérité, pas la vérité
vraie, mais celle induite par le procédé. Le système
crée sa propre vérité, là où la quête
du réel, du vrai est une quête sans fin et sans
intérêt véritable ; la vérité que l'on va
chercher est plus passionnante que la vérité authentique.
D'autant que fictif ne veut pas dire faux, « Cette histoire est vraie
puisque je l'ai inventée d'un bout à l'autre »
affirmait Boris Vian au sujet de L'écume des jours. L'oeuvre
incarne, fait surgir, émerger une vérité, même si
cette dernière va à l'encontre de la véracité. Il
s'agit d'aller plus loin que ce que semblent dire les choses, de donner une
dimension supplémentaire à cette exploration du réel.
L'art nous détourne peut-
24 Nathalie Heinich et François Flahault (sous la
direction de). Vérités de la fiction, L'Homme
n°175-176, Editions de l'école des hautes études en sciences
sociales, 2005, p. 31.
24
La Focalisation Caméra
être de la vérité (c'est le grand
problème de Platon), mais pour nous ramener à une
vérité bien plus intérieure, au film ou à
l'appareil, à celui qui filme, comme si le cinéma personnel
parvenait dans cet espace fictionnel à trouver une
légitimité à sa subjectivité :
L'hypothèse ontologique du cinéma personnel est
que le cinéaste choisisse et juxtapose des images afin de
révéler certains aspects de son Moi. La condition
préalable à l'investissement personnel et émotionnel est
donc très forte ; et derrière cette ontologie du cinéma
personnel, se trouve en fait la conviction que le cinéma peut
révéler des vérités
intérieures.25
Il ne s'agit plus de dénoncer le fait que tout
régime médiatique émotionnellement
intériorisé soit un mensonge, mais de voir comment on peut
gérer la difficulté du trauma, de l'indicible, de ce que l'on ne
peut expliquer, même si on l'a vu. L'homme qui est face à l'image
de la mort, se retrouve sans mots, traumatisé, exclu de l'humain pour
n'être que devant cette image. Car il n'y a pas de mot pour exprimer
cette peur que les autres ne peuvent entendre (comprendre), car il n'y pas de
mots pour dire l'horreur, il n'y a que des images. Excès du dispositif,
dont la visibilité permet de plonger dans une autre intimité,
celle du film, par une autre subjectivité, celle de l'appareil, dont les
images et plus globalement le film sont l'extériorisation physique
concrète, matière de la subjectivité. La
réalité du système de représentation prend la place
sur la réalité elle-même. Pour finir, Bazin distinguait
deux types de cinéastes, d'un côté ceux qui croient
à la réalité et de l'autre ceux qui croient à
l'image. D'un côté ceux qui croient au monde, de l'autre ceux qui
croient au cinéma (et peut-être pas assez au monde). Ces films
amènent à repenser cette dualité non plus dans un rapport
de force, mais dans une cohésion particulière. L'image n'est
jamais détachée du monde mais n'est jamais le monde tel quel.
Elle est la continuité de ce monde, à elle seule un univers qui
peut se faire valoir. Mais surtout, elle est toujours destinée à
réapparaître dans le monde initial, celui-ci devant faire acte de
cette présence. La réalité se destine à l'image,
l'image se destine à être réalité. Cette
réalité n'étant plus la même au début et
à la fin de ce processus.
25 Marie Danniel-Grognier. Formes et manifestations de la
subjectivité dans le cinéma documentaire personnel
américain (1960-1990), Poitiers, Université de Poitiers,
2008, p. 76.
25
Gildas MADELÉNAT
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