2. La domination masculine dans la société
Akélé
La mise en évidence de la domination des hommes sur les
femmes dans la société Akélé se traduit au sein de
l'organisation politique et religieuse. En effet, au plan politique, les femmes
sont quasiment exclues de la prise de décision et de la gestion du
village ; même si la mère des jumeaux, les ngangas (mères
spirituelles) et les femmes des feus hauts dignitaires siègent au corps
de garde. Cela ne veut pas dire qu'elles ne prennent pas de décisions ;
toutefois, leurs points de vue peuvent être pris en compte dans le corps
de garde.
134Maurice GODELIER, Au fondement des
sociétés humaines. Ce que nous apprend l'anthropologie, ibid.,
pp.38-39.
135 Ibid., p.38.
136 Georges BALANDIER, Le pouvoir sur scène,
Paris, Balland, 1992, p.14.
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Si les femmes sont dominées au plan politique, c'est
parce que la gestion du village est aux mains des hommes. Il en est de
même pour le plan religieux où le culte lié aux
ancêtres137 par exemple, est régi par les hommes, tout
comme la circoncision, le Mungula, Ondoukoué etc., même si les
femmes dans ces rites ont une place importante et apparaissent comme
nourricières, gardiennes voire conseillères.
En d'autres termes, dans cette société
traditionnelle Akélé, la domination masculine sur les femmes est
l'expression de la mystification du pouvoir en général, le
pouvoir politique et religieux en particulier. Nonobstant cette situation de
domination des hommes, il y a certaines femmes qui peuvent avoir un statut
dominant sur les hommes.
Ce point de vue est partagé par Pierre
BOURDIEU138, quand il estime que la domination masculine est
tellement ancrée dans nos inconscients que nous l'apercevons plus,
tellement accordée à nos attentes que nous avons du mal à
la remettre en question. Mieux, BOURDIEU nous invite à explorer,
à travers « cette domination masculine », les structures
symboliques de l'inconscient androcentrique qui survit chez les hommes et les
femmes. On pourrait ajouter à la suite de l'auteur que cette domination
nous paraît même naturelle souvent d'où notre
étonnement quand on voudrait la remettre en cause.
2.1. La mère des jumeaux, symbole de la
domination des femmes sur les hommes
La mère des jumeaux a un statut particulier que lui
confère la naissance des ses enfants. En effet, elle est la mère
de deux génies et représente un médiateur chez les
Akélé entre les hommes et les génies. C'est elle qui a la
charge de relayer les faveurs des génies pour des prières de la
communauté, par l'intermédiaire de ses enfants dans l'espoir
d'obtenir des réponses favorables. A cela s'ajoute qu'il est
formellement interdit aux hommes de la fixer dans les yeux. Par ailleurs, elle
a à sa
137 Mayonze na nkeyi
138 Pierre BOURDIEU, La domination masculine, Paris,
Seuil, (Coll. « Liber »), 1997, 134 p.
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disposition d'autres femmes mères de jumeaux et des
enfants qui l'aident pour sa cuisine, sa toilette, sa beauté. De
même, les hommes de retour de la chasse peuvent lui réserver, pour
la circonstance, les meilleures parts de gibier, pour rendre plus fructueuse la
chasse ; comme il en est de même pour la pêche et la cueillette. De
plus, certains hommes sont à sa disposition qui l'aide pour ces travaux
champêtres.
Claudine-Augée ANGOUE139 souligne à
ce propos que la mère des jumeaux a une place au dessus de toutes les
femmes. Elle acquiert un statut égal à celui de l'homme par la
naissance des jumeaux. Claudine-Augée ANGOUE, dans ses propos
s'intéresse particulièrement à la nature du statut de la
femme qui met au monde les jumeaux, considérés comme des
êtres supérieurs dotés de pouvoir. Cette naissance lui
permet l'accès au milieu des initiés et d'être « un
nganga-Mongala ». Soulignons également que chez les
Akélé du Moyen-Ogooué du village de Bellevue, la
mère des jumeaux, qui s'appelle aussi « nganga Mungala »,
occupe une place importante dans la société Akélé.
Par ailleurs, c'est ce statut de nganga Mungala qui lui donne l'accès au
corps de garde. De même, certains de nos informateurs ont affirmé
que « les mères des jumeaux sont des ngangas puisqu'elles ont
la possibilité de soigner, bénir, maudire les habitants du
village ».140
Ces deux illustrations nous permettent d'affirmer que la
mère des jumeaux est un « homme » dans cette
société symbolique et lignagère, en ce sens qu'elle
détient le pouvoir que lui confèrent ces enfants, ces êtres
sacrés.
En partant du fait que nous sommes dans la
société lignagère où c'est le groupe qui est
valorisé; il est évident que la conscience individuelle est
phagocytée. C'est dans cette même société
lignagère que la mère des jumeaux est considérée
comme détentrice d'un pouvoir que lui confère la naissance de ses
enfants, que
139 Claudine-Augée ANGOUE citée par Eddy Blaise
MABADI MAHEBA in Ambivalence et pouvoir : Mongala et le culte des jumeaux
chez les Mahongwè, Mémoire de Maîtrise en
Anthropologie, Libreville, UOB/FLSH, sept.2006, p.46.
140Propos de nos maîtres-initiés que
nous avons rencontrés pendant notre période de terrain à
Bellevue à Lambaréné.
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somme toute elle est, au même titre que ses enfants,
perçue comme un fétiche politique, dans le sens où elle
dotée de pouvoir, comme l'entend BOURDIEU141.
En un mot, « les fétiches politiques sont des
gens, des choses, des êtres, qui semblent ne devoir qu'à
eux-mêmes une existence que les agents sociaux leur ont donnée ;
les mandants adorent leur propre créature. »142 Comme
nous l'avons vu plus haut pour ses enfants, cette définition du
fétiche politique attribuée à la mère des jumeaux
lui convient parfaitement en ce sens qu'elle est aussi « objet »
d'attentions toutes particulières de la part de la communauté et
pourquoi pas « idolâtrée ». Aussi, nous ne pouvons
qu'aller que dans le même sens que BOURDIEU.
L'auteur va plus loin en présentant le fétiche
politique qu'il range sous l'angle de la délégation du pouvoir
où intervient le mandant (c'est-à-dire la collectivité)
qui « donne le pouvoir, comme on dit à une autre personne
»143, c'est-à-dire le mandataire (la mère des
jumeaux qui reçoit la sacralisation des Akélé). De ce
fait, la mère des jumeaux se voit affectée d'un pouvoir
charismatique. Tant qu'elle est mère des jumeaux, donc fétiche
politique pour les Akélé, elle a le privilège de
siéger au corps de garde avec les hommes initiés puisqu'elle est
vue comme un « homme initié ». Par ailleurs, la
communauté lui voue un culte, un rituel144 dans lequel elle
est maquillée avec du kaolin rouge, (Mboulé) et du
kaolin blanc, (Pembe).
Elle frotte malê ma magniang145,
l'huile d'amande et malê ma mambila146, l'huile de
palme sur son corps, sur sa poitrine elle porte une corde croisée fait
à base d'une tige de plante que l'on appelle :
`'Ledenka''147. Elle ne se tresse pas comme les autres
femmes, elle fait juste deux tresses dites civiles148. Et
sur ces tresses elle porte deux
141 Pierre BOURDIEU, Choses dites, Paris, Editions de
Minuit, (coll. « Le sens Commun »), 1987, 228 p.
142 Ibid., p.187.
143 Ibid., p.187.
144 Ce rituel s'appelle en Akélé Niamawassa.
145L'huile d'amande sert à purifier la
mère des jumeaux, mais surtout, lui rendre hommage d'avoir mise au monde
des « génies ».
146 L'huile de palme est utilisée dans le cadre de
bénédiction car elle vient de mettre au monde des «
êtres sacrés», mais aussi lors du rituel des hommes qui
s'initient au Mungala et à l'Ondoukoué, pour les préparer
à être des hommes et à recevoir les connaissances du monde
mystique.
147 Ledenka, symbolise la maternité des
jumeaux.
148 Appellation des deux tresses qui divisent la tête en
deux ou trois zones bien isolées les unes des autres par des
allées.
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plumes rouges149 de perroquet au niveau du front.
Elle doit avoir un grelot (legun) obligatoirement pour être en contact
avec les esprits. Et tout cela se fait jusqu'à la maîtrise des
forces invisibles pour permettre à la mère et aux jumeaux de
mieux se porter mais aussi d'éviter à la mère des
naissances rapprochées et pour attendre que les enfants marchent et
atteignent un an.
C'est à peut près le même rituel que les
Myènè font dans le cadre des cérémonies
vouées à la mère des jumeaux et à ses enfants. Dans
ce rituel, la mère des jumeaux s'appelle « Ngompaza qui signifie :
ngwè y'ampaza »150 ou « Obata y'ampaza
»151 Autrement dit, à travers la lecture du statut
de la mère des jumeaux considérée comme fétiche
politique avons dit, nous nous inscrivons dans un univers typiquement
symbolique et surtout imaginaire. Symbolique parce qu'intervient toute une
panoplie d'objets dotés de sens liés à des rituels.
Imaginaire parce que nous sommes dans l'ordre des croyances, en tant que
faculté de la communauté à se représenter la
mère des jumeaux comme « objet » de culte.
Mieux encore, la mère des jumeaux exercerait une sorte
de violence de l'imaginaire au sens où l'écrit Joseph TONDA :
« Elle est violence de l'imaginaire parce qu'il s'agit d'une violence
administrée par, ou organisée autour de l'imaginaire
constitué par des entités invisibles au moyen de symboles ou de
fétiches. »152 Nous parlons de violence de l'imaginaire
parce qu'il est question d'une imposition de symboles qui a pour effet de
causer un impact sur la conscience collective en ce sens qu'elle choque,
qu'elle traumatise les membres de la communauté susceptible de la
rencontrer dans ses divers maquillages.
149 Ces 2 plumes rouges du perroquet symbolisent
l'autorité et la royauté. Cf. la page 89 du Mémoire.
150 Pasteur OGOULA M'BEYE, Galwa ou Edôngô
d'antan, op.cit., p.107.
151 Propos de monsieur Laurent IGAMBONTSYNA, 68 ans,
médecin, enquêté que nous avons interrogé sur les
questions de jumeaux et leur place dans la société symbolique
Galoa.
152 Joseph TONDA, Le Souverain moderne. Le corps du
pouvoir en Afrique centrale (Congo, Gabon), Paris, Karthala, 2005,
p.32.
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