6.2.2. Interactivité de structure : pour un art de
re-production
Nous appelons l'interactivité proposée par les
e-BD à scénarii extensif et génératif
interactivité de structure. Par cette dénomination est
signifié le fait que le lecteur agit sur l'oeuvre par modification de
l'ordre ou de la présence des segments affichables. La forme de
l'oeuvre est donc modifiable. Elle devient un produit potentiel et non plus
fini. L'auteur n'est plus auteur d'un récit dont la
linéarité est univoque, mais concepteur de potentialités
qui peuvent, ou non, être validées. La e-BD se présente
donc comme un récit élastique, que les choix du lecteur
modèlent. La lecture devient une lecture-construction.
La réflexion artistique se place au niveau des
processus modulaires. Mais l'idée n'est pas neuve, elle a
été lancée dans les années 60 par les membres du
groupe de recherche en littérature expérimentale OULIPO (OUvroir
de LIttérature Potentielle). Ce mouvement a souhaité pousser les
limites de la littérature en ne lui donnant plus pour seul objectif de
transmettre un message. L'auteur devient celui qui construit les
mécaniques du possible et le lecteur a un rôle essentiel de
reconstruction. A l'heure actuelle, les oeuvres-programmes les plus abouties en
terme de processus modulaires sont les générateurs
littéraires. Les exemples les plus emblématiques sont
proposés par Jean-Pierre Balpe. Ses générateurs de texte
sont des systèmes dans lesquels un grand nombre de variables sont
corrélées. Ils enferment « un ensemble de structures de
dictionnaires hiérarchisées dont chacune est en relation avec
l'ensemble des autres dans une grammaire sémantique» [BALPE,
avr. 1997]. Chaque page générée propose un texte nouveau,
par utilisation d'algorithme mathématique, de la combinatoire et de
l'aléatoire.
12 Franck Popper, Art, action et participation :
l'artiste et la créativité d'aujourd'hui, Paris : Ed.
Klincksieck, 1985
Et la bande dessinée rencontra l'ordinateur
Mémoire de maîtrise I Septembre 2001
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Si les e-BD proposent des mises en forme de processus
modulaires, elles n'en sont pas arrivées au stade très
poussé des générateurs littéraires, et ce pour deux
raisons.
D'une part, et ce point concerne principalement les e-BD
à scénario extensif, les auteurs offrent avant tout un
récit constitué au lecteur. Le processus modulaire
n'altère pas la communication d'un message central. Il se joue à
la périphérie de ce récit en lui donnant la
possibilité de s'enrichir. Ainsi, l'interactivité de
structure n'intervient qu'à certains moments prévus par
l'auteur. Elle n'est pas le principe fondateur de la construction (ou
reconstruction) du récit, puisque les éléments du «
corpus interactif » ne représentent pas l'ensemble des
unités du récit. L'univers des possibles activables par
interactivité de structure n'englobe que des segments
sémantiques affichables qui ont pour valeur signifiante la
digression.
D'autre part, si l'oeuvre n'est composée que
d'unités potentielles, comme dans le cas des deux e-BD à
scénario génératif, la question doit se porter
sur les caractéristiques formelles de ces éléments. Les
auteurs ont choisit de réduire les unités sémantiques au
niveau de la case où se mêlent dessin et texte. Ce que nous avons
appelé plus haut le « corpus interactif » est constitué
de SUE. Le programme, sous l'impulsion du lecteur, choisit certaines SUE et les
juxtapose selon un ordre définit au préalable par l'auteur
(contrainte) ou non (utilisation de l'aléatoire). Pour former un
récit cohérent, les SUE ont pour caractéristique de
signifier une seule et même idée, une seule et même action.
Le jeu se fait ensuite d'après la logique des possibles narratifs. Une
action pouvant être lue avant ou après une autre sans que cela ne
gène, soit parce que leur ordre n'a pas forcément d'importance,
soit parce que le lecteur peut voir lors du passage d'une SUE à l'autre,
un saut temporel. Néanmoins, les e-BD à scénario
génératif proposent un récit dont la longueur ne
peut être que corrélé avec le nombre de SUE possibles.
Pourrait-on concevoir d'une autre manière une bande
dessinée générative ? De quoi peuvent être
constitués les dictionnaires, alors que la bande
dessinée est, par essence, art de l'iconique et du textuel ? La
construction d'un texte peut être formulée par un automate qui
entretient, à l'aide d'algorithmes, de contraintes, les règles
grammaticales et syntaxique d'une langue. Mais qu'en est-il de la
génération du dessin dans lequel le texte prendrait, ou non
d'ailleurs, place ? L'ordinateur permet de créer automatiquement de
l'image, par mise en relation les variables d'équations
mathématiques avec des coordonnées de points ou de formes, des
couleurs, etc. mais ces images ne sont pas figuratives. Les
générations
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constituées auraient pour conséquence de fournir
des textes illustrés, mais certainement des bandes dessinées.
Nous avons pu éprouver certaines limites des e-BD
à scénario extensif ou génératif.
Mais ce n'est pas pour autant qu'elles sont inintéressantes, tout du
moins dans la démarche qu'elles proposent et dans la nouvelle position
du lecteur qu'elles préconisent. Elles s'insèrent dans une
motivation artistique qui est de rendre le lecteur constructeur de la bande
dessinée qu'il va lire. Cependant, comme le démontre Jean-Pierre
Balpe [BALPE, 1997], l'« `activité » du lecteur est moins de
produire, que de reproduire. En effet, il travaille avec les objets
pré-définis (produits) que l'auteur met à sa
disposition.
Les e-BD permettent à l'art de la bande dessinée
de se tourner vers ce que, à la fin des années 60, Nicolas
Schbffer13 envisageait pour l'avenir : « un art de
programme qui engendrerait des variations infinies, offrant à chacun son
oeuvre unique et personnalisée »14.
Le statut de l'auteur se transforme. Sa place se situe au
niveau de la constitution du corpus. Il définit l'univers de la fiction
et certaines règles d'affichage, mais ignore quel va être, pour
chaque lecteur, le résultat final : « la bande dessinée
». L'auteur ne créé plus une BD mais des virtualités
de BD.
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