Les interventions du législateur dans le fonctionnement de la justice administrative au Cameroun( Télécharger le fichier original )par Cyrille Arnaud FOPA TAPON Cyrille Arnaud Université de Dschang Cameroun - Master 2012 |
CHAPITRE 3 : LES LOIS D'IMMUNITE JURIDICTIONNELLE« Comment le droit peut-il s'épanouir si le juge est lésé dans sa matière même ? Si son domaine de compétence varie au gré des humeurs d'un autre pouvoir (pouvoir législatif) ? »245(*) Il est admis dans toutes les nations dotées d'un Etat moderne que « l'Etat de droit est celui dans lequel les citoyens peuvent déférer devant les tribunaux compétents les actes émanant du pouvoir exécutif et même dans une certaine mesure les lois, par le biais du recours pour excès de pouvoir »246(*). Par conséquent, soustraire certains actes de tout contrôle par quelque juge que ce soit ne peut donc être qu'une mesure spéciale visant une catégorie d'actes clairement définie ou au besoin strictement limitée247(*). Et comme l'a écrit le Doyen Louis FAVOREU, « aucun acte de l'exécutif ne peut logiquement se voir reconnaître le statut juridique d'acte incontestable, car quelle que soit l'activité qu'il exerce, l'exécutif est soumis à la loi du moins à la Constitution »248(*). L'injusticiabilité de certains actes émanant de l'exécutif249(*) trouve son origine dans l'idée que certains actes des autorités administratives sont pris non pas en vertu du pouvoir règlementaire, mais plutôt en vertu des pouvoirs de gouvernement ; par conséquent, ils échappent à la connaissance de toute juridiction. L'immunité juridictionnelle dont bénéficient certains actes, la justice déniée aux plaideurs, apparaissent évidemment choquantes au regard des principes de l'Etat de droit250(*), et le législateur apparaît comme l'artisan majeur, l'instigateur de cette immunité juridictionnelle. Concernant au départ, et beaucoup plus les actes de gouvernement, le législateur camerounais a étendu le champ des immunités juridictionnelles à d'autres actes émanant de l'exécutif. Dans le cadre de ce chapitre, il sera question d'analyser le développement des lois d'immunité juridictionnelle (section 1) et leur impact sur l'Etat de droit (section 2).
SECTION 1 : LE DEVELOPPEMENT DES LOIS D'IMMUNITE JURIDICTIONNELLECette pratique a une origine lointaine. En effet, depuis une certaine époque, le législateur camerounais s'est toujours permis de s'ingérer dans le domaine de compétence du juge administratif, en créant des zones d'immunité, soit dessaisissant le juge administratif des affaires pendantes dans certains domaines, soit en déclarant purement et simplement le juge incompétent pour connaître des litiges attachés à certains domaines précis251(*) ; sapant par ce fait même les bases déjà fragiles de l'Etat de droit au Cameroun252(*). On assiste actuellement à une extension législative des immunités juridictionnelles en matière administrative (paragraphe 1). Cette extension suscite une interrogation quant aux actes qui découlent de ces immunités (paragraphe 2). Paragraphe 1 : L'extension législative des immunités juridictionnelles en matière administrativeUn bref aperçu de la législation camerounaise montre que les lois d'immunités juridictionnelles remontent aux indépendances et ne concernaient que les actes de gouvernement. Ainsi, la loi du 19 novembre 1965 relative aux modalités de saisine de la Cour Fédérale de justice (CFJ) statuant en matière administrative consacrait l'immunité juridictionnelle des actes de gouvernement. Depuis lors, les immunités juridictionnelles se sont considérablement étendues touchant les actions en indemnisation des préjudices causées par les activités terroristes (A), les actes pris pour le règlement des litiges portant sur la limite des circonscriptions administratives (C), en passant par les actes de désignation des chefs traditionnels (B). La liste n'est pas exhaustive, mais nous ne nous limiterons qu'à celles-là. A- Immunité juridictionnelle partielle et dommages causées par les activités terroristesL'immunité juridictionnelle partielle pour les dommages causés par les activités terroristes est instituée par la loi n°64/LF/16 du 26 juin 1964 sur la répression du terrorisme253(*). L'article 1er de cette loi dispose que : « est irrecevable, nonobstant toutes dispositions législatives contraires, toutes actions dirigées contre la République Fédérale, les Etats Fédérés et les autres collectivités publiques dans le but d'obtenir la réparation des dommages de toute nature occasionnées par les activités terroristes ou pour la répression du terrorisme ». En excluant ainsi de la connaissance du juge toutes actions en réparation des dommages causés par les activités terroristes, le législateur consacre le Président de la République comme le seul « juge » exclusif en la matière. Seul celui-ci « peut accorder aux victimes du terrorisme ou de la répression particulièrement dignes d'intérêt ou susceptibles d'apporter une contribution spéciale au développement économique et social du pays, des secours, dans la limite des crédits ouverts à cette fin ou une aide, sous tout autre forme que ce soit »254(*). Ce que certains auteurs qualifient de « considérations métajuridiques »255(*). En effet, ce n'est pas le fait dommageable du fait des activités terroristes ou de sa dépression qui revêt l'immunité juridictionnelle, ce pourrait être la décision du Chef de l'Etat en raison de son caractère souverain256(*). Ainsi, l'Etat a la qualité de juge et de partie, puisque ce dernier utilise son pouvoir discrétionnaire de réparation comme une arme politique « dans la mesure où il peut s'exercer de façon sélective »257(*). De plus, cette loi a été édictée pendant les périodes troubles qui ont marqué les premières années d'indépendance du Cameroun258(*). Mais ce qui semble curieux c'est qu'on se serait attendu à ce que, passer cette période de troubles considérables et de déréglementation, cette loi soit retirée de l'ordonnancement juridique camerounais surtout avec l'avènement de la démocratie au début des années 1990. En application de cette loi qui se voulait rétroactive259(*), l'Assemblée plénière de la Cour Fédérale de justice a déclaré irrecevable le recours de la Société Forestière de la Sanaga dans son arrêt du 15 mars 1967260(*). Cette politisation à la fois « discrétionnaire et aléatoire »261(*) donne droit à l'autorité administrative qui soupçonne l'existence d'un groupe ou des faits qualifiés de terroristes de mettre en oeuvre toute procédure inique au mépris des règles élémentaires de protection des mis en cause262(*). « Il y aura ainsi un secret autour de la procédure, la présomption de culpabilité, l'absence des droits de la défense et la toute puissance des autorités publiques, lesquelles peuvent prendre des mesures, y compris les plus graves »263(*). Le principe de la réparation politico-administrative à la direction du Chef de l'Etat est ainsi posé. Quelques conséquences peuvent être tirées de ce texte législatif. D'abord, l'immunité juridictionnelle dont bénéficient les actes liés à la répression du terrorisme n'est pas absolue, le contentieux de l'excès de pouvoir à leur encontre est tout à fait recevable264(*) dans la mesure où la répression du terrorisme peut entraîner des dommages aux particuliers, donnant lieu au contentieux de la responsabilité entraînant indemnisation de la victime265(*). Il convient de remarquer que, jusqu'à présent, ce domaine demeure soustrait à tout contrôle juridictionnel et constitue de ce fait une « véritable négation du droit »266(*), le juge administratif demeurant dessaisi de toute affaire y afférant. Qui ne constate pas quelle atteinte à l'Etat de droit cela constitue, si des actes y afférents, faisant pourtant grief, sont insusceptibles de tout recours en responsabilité? Au demeurant, ces actes ne sont pas les seuls. * 245 BILONG (S.), article précité, p.52. * 246 KAMTO (M.), « Actes de gouvernement et droits de l'Homme au Cameroun », in Lex Lata, n°026, mai 1996, p.9. * 247 Ibidem. * 248 FAVOREU Louis, Du déni de justice en droit public, Paris, LGDJ, 1964, p.169. * 249 L'exécutif doit être entendu au sens large dans l'exercice de son pouvoir réglementaire. * 250 AUVRET-FINK Josiane, « Les actes de gouvernement, irréductible peau de chagrin », in RDP, n°1, 1995, p.134. * 251 BILONG (S.), « Le déclin de l'Etat de droit au Cameroun : le développement des immunités juridictionnelles », article précité, p.53. * 252 Ibidem. * 253 Intitulée loi n°64/LF/16 du 26 juin 1964 relative à la répression des dommages causés par les activités terroristes (J.O. du 15 août 1964). * 254 Article 2 de la loi du 26 juin 1964. * 255 BILONG (S.), article précité, p.53. * 256 KAMTO (M.), article précité, p.12. * 257 Ibidem. * 258 L'accession à l'indépendance du Cameroun a été marquée par une guerre civile qui a secoué le pays, et c'est dans ce contexte mouvementé que les pouvoirs publics avaient constitué un arsenal juridique, législatif et réglementaire, dans le but de remédier à certains effets négatifs découlant de la rébellion. Voir ATEMENGUE Jean de Noël, « Les actes de gouvernement sont-ils une catégorie juridique ? Discussion autour de leur origine française et de leur réception camerounaise », in Juridis Périodique n°42, avril-mai-juin 2000, p.104. * 259 C'est-à-dire qu'elle concernait les affaires déjà pendantes devant les juridictions. * 260 CFJ/AP n°5 du 15 mars 1967, Société Forestière de la Sanaga c/ Etat du Cameroun oriental. Voir KAMTO (M.), article précité, p.12 ; BILONG (S.), « Le déclin de l'Etat de droit au Cameroun : le développement des immunités juridictionnelles », article précité, p.53. * 261 ATEMENGUE (J. de N.), article précité, p.104. * 262 BILONG (S.), article précité, p.53. * 263 A titre illustratif, l'arrêt du Tribunal d'Etat en date du 28 août 1963, TAKOUKAM Samuel c/ Etat du Cameroun. Dans cette affaire, le chef d'un district avait ordonné l'incendie de la case du requérant et toutes les dépendances de sa propriété, ses plantations de bananes et d'ananas, sous prétexte de la répression des activités terroristes perpétrées dans le village. Voir BILONG (S.), « Le déclin de l'Etat de droit au Cameroun : le développement des immunités juridictionnelles », article précité. * 264 ATEMENGUE (J. de N.), article précité, p.104. * 265 C'est le régime de la responsabilité de l'Administration pour risque qui est ainsi consacré ici. * 266 ATEMENGUE (J. de N.), article précité, p.104. |
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