PARTIE III : L'existence de freins à
l'instrumentalisation
des conditions d'éligibilité ?
Dans l'analyse du contexte africain, on a
réalisé que celui-ci se caractérise par une carence en
contre-pouvoirs effectifs face au pouvoir du chef de l'État. Même
si les Constitutions créent des institutions censées
bénéficier de la division du pouvoir, on se rend compte, dans la
réalité, que celui-ci est souvent détenu en
quasi-totalité par le président de la République. Les
parlements africains font très souvent office de chambres
d'enregistrement plutôt que d'organes décisionnels. De ce fait,
l'action du chef de l'État est soumise à peu de contraintes. Par
la recherche de freins aux actions des autorités en place, qui
chercheraient, par l'instrumentalisation, à se maintenir au pouvoir, on
vise les institutions et dispositions internes ou externes au pays permettant
de dissuader ou d'annuler de tels agissements. De forts espoirs sont
suscités par le rôle important de garant démocratique que
peut jouer le juge dans la lutte contre le détournement des conditions
d'éligibilité. En effet, il conviendra de déterminer
l'étendue de la fonction du juge117, dans sa fonction de
contrôle de la révision et de l'application des conditions
d'éligibilité, dans le cadre de la lutte contre
l'instrumentalisation (Chapitre 1). À côté du
contrôle du juge, vient se poser la question de la sanction, en cas de
constatation de l'instrumentalisation des conditions
d'éligibilité. Sans sanction, on ne peut, en effet, que
difficilement garantir l'application d'une règle de droit. Ainsi,
celle-ci aurait à jouer un rôle capital. Nous verrons ce qu'il en
est dans le constitutionnalisme des États africains (Chapitre 2).
117 Il existe deux types de juge de la
constitutionnalité et de l'éligibilité en fonction des
États : une cour constitutionnelle, qui constitue une juridiction
séparée, ou une cour suprême, qui fait office de derniers
degrés de juridiction.
55
Chapitre 1 : Le contrôle du juge constitutionnel
dans l'élaboration
et l'application des conditions
d'éligibilité
L'action du juge constitutionnel est considérée
comme « une garantie dans le processus électif ; une garantie
pour la régularité des procédures électorales, une
garantie quant au respect de la sincérité du scrutin et cela dans
le cadre strict des dispositions constitutionnelles118 ».
Le juge constitutionnel semble être l'acteur privilégié de
la lutte contre le détournement des conditions
d'éligibilité, puisque cette fraude, comme on l'a
déjà dit, se concentre autour du détournement des
règles constitutionnelles par l'outil de la révision
constitutionnelle, ou celui de l'interprétation de la norme de
façon déviante de l'esprit de la Constitution. En effet, celui-ci
tient un rôle primordial dans le contrôle de l'action des pouvoirs
publics. Par son contrôle de la révision constitutionnelle, il
pourrait s'avérer être un frein à l'instrumentalisation de
la Constitution, qu'il est chargé de protéger (Section 1). Le
juge, dans sa fonction de juge de l'élection, a également un
rôle à jouer dans la lutte contre l'instrumentalisation des
conditions d'éligibilité, puisqu'il est chargé de mettre
en application les dispositions régissant l'éligibilité et
peut donc, par leur interprétation, avoir un impact sur l'accès
à la candidature présidentielle (Section 2).
Section 1 : Le contentieux de la révision
constitutionnelle
Il a été précédemment
démontré l'importance du régime juridique des conditions
d'éligibilité dans la mise en place d'un jeu politique
démocratique. C'est pourquoi les conditions d'éligibilité
sont exposées à de nombreuses modifications, allant souvent dans
le sens de leur durcissement, du moins à l'encontre des candidats
potentiels opposés au président au pouvoir. Face au danger des
révisions constitutionnelles antidémocratiques, le juge
constitutionnel, qui est, comme l'indique l'article 114 de la Constitution
béninoise du 11 décembre 1990, « l'organe
régulateur du fonctionnement des institutions et de l'activité
des pouvoirs publics », suscite de nombreux espoirs. C'est son
contrôle de la loi de révision constitutionnelle qui lui
permettrait de freiner le phénomène de la révision
effrénée. Cependant, dans la plupart des cas, ce contrôle
ne
118 Marie-Madeleine Mborantsuo, La contribution des Cours
constitutionnelles à l'État de droit en Afrique, Paris,
Economica, 2007, p. 210.
56
peut avoir lieu que sur saisine du juge constitutionnel,
lequel, dans le constitutionnalisme africain, ne peut que rarement
s'autosaisir. D'où l'importance de promouvoir l'ouverture de la saisine
du juge constitutionnel au plus grand nombre de sujets. Bien que la question de
la révision constitutionnelle soit une question primordiale dans le
constitutionnalisme africain, le contrôle de cette révision ne va
pas de soi et la question même de son existence est parfois l'objet de
vifs débats doctrinaux. On se pose la question de savoir de quels types
sont les limites portées au pouvoir constituant en Afrique ? Pour
répondre à cette question, il faut opérer une distinction
entre contrôle de la forme, généralement admis par les
Constitutions africaines (I), et contrôle du fond de la révision
constitutionnelle, qui, lui, est sujet à des questionnements plus larges
(II). Le contrôle de la forme repose sur le contrôle du respect des
procédures de révision prévues par la Constitution, et
celui du fond concerne le contrôle de la conformité du contenu
à la norme constitutionnelle.
I) Le contrôle de la forme
Lorsque le juge constitutionnel est amené à
opérer un contrôle du respect de la procédure de
révision constitutionnelle, il contrôle en réalité
le respect de deux types de procédures : dans un premier temps, le
respect des règles de prise d'initiative et d'élaboration du
projet de révision constitutionnelle ; dans un second temps, le respect
de la procédure d'adoption du projet de révision
constitutionnelle.
Dans le constitutionnalisme africain, l'initiative de la
révision constitutionnelle est, comme il a été dit,
donnée concurremment au président de la République et
à l'Assemblée nationale. L'initiative doit, la plupart du temps,
être votée par le Parlement ou l'Assemblée nationale pour
acquérir le statut de projet constitutionnel. Néanmoins, ces
règles sont en pratique peu contraignantes pour le président de
la République lorsque celui-ci jouit d'une majorité favorable
à l'Assemblée nationale. Le contrôle du juge
constitutionnel n'a donc pas beaucoup de portée sur ce point. Il peut,
tout au mieux, lorsque la Constitution le prévoit, vérifier, par
exemple, que la décision présidentielle a bien été
prise en Conseil des ministres, comme l'exige, par exemple, l'article 162 de la
Constitution malgache119. Lorsque l'initiative émane de
l'Assemblée nationale ou du Parlement, le juge constitutionnel se
contente de vérifier que le vote de l'organe collégial en faveur
de l'initiative de révision a bien été pris dans le
quorum
119 Constitution du 11 décembre 2010.
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exigé par la Constitution. Le juge constitutionnel n'a,
a priori, pas à exercer de contrôle d'opportunité
sur l'initiative de révision constitutionnelle. À ce sujet,
Marie-Madeleine Mborantsuo nous dit, en parlant du contrôle de
constitutionnalité des lois ordinaires, que « la question de
l'opportunité est intimement liée au pouvoir
discrétionnaire dont dispose une autorité dans l'exercice de son
pouvoir décisionnel, pouvoir discrétionnaire auquel il
n'appartient pas aux Cours constitutionnelles de se
substituer120 ». Admettre un contrôle
d'opportunité est perçu comme une confiscation, par le juge, du
pouvoir constituant donné à des institutions légitimement
élues. Néanmoins, une sorte de contrôle
d'opportunité est parfois introduite lorsque la Constitution
prévoit une forte limitation de l'initiative de révision
constitutionnelle. C'est, par exemple, le cas de la Constitution malgache, qui
dispose qu'« Aucune révision de la Constitution ne peut
être initiée, sauf en cas de nécessité jugée
impérieuse121 ». Dans ce cas-là, on peut
dire qu'une forme de contrôle de l'opportunité de l'initiative est
admise, mais uniquement parce qu'il est clairement stipulé par la
Constitution, la seule chose devant motiver la réforme constitutionnelle
étant non seulement la nécessité, mais une
nécessité « jugée impérieuse ».
En dehors de ce cas de figure, le contrôle du respect de la
procédure de création du projet de révision
constitutionnelle laisse peu de marge d'appréciation au juge
constitutionnel.
La seconde étape de la procédure de
révision qu'est l'adoption du projet a fait, quant à elle, couler
plus d'encre. En effet, des questionnements sont arrivés en même
temps que la pratique présidentielle consistant à contourner la
procédure de révision constitutionnelle normale, en recourant au
référendum, alors même qu'il n'est pas prévu comme
mode de révision constitutionnelle. Aujourd'hui, dans le
constitutionnalisme des États africains, ce cas de figure est plus
difficile à rencontrer puisque la majorité des Constitutions
africaines place le référendum comme mode
privilégié d'adoption de la réforme constitutionnelle,
loin devant l'adoption classique par vote de l'Assemblée nationale.
Néanmoins, les décisions jurisprudentielles statuant sur la
possibilité, pour le président de la République, de
recourir au référendum pour modifier la Constitution, alors
même qu'il existait une autre procédure dédiée
à la révision, auront permis de préciser les contours du
champ de compétence du juge constitutionnel. Ainsi, comme il a
été vu précédemment, en 2001, au
Sénégal, sous l'égide de la Constitution du 7 mars
120 Marie-Madeleine Mborantsuo, La contribution des Cours
constitutionnelles à l'État de droit en Afrique, Paris,
Economica, 2007, p. 171.
121 Article 161 de la Constitution malgache du 11 décembre
2010.
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1963, le président Abdoulaye Wade a utilisé
l'article 46 de la Constitution afin de faire adopter une nouvelle
Constitution. L'article prévoyait que « Le Président de
la République peut, sur la proposition du Premier ministre et
après avoir consulté les présidents des assemblées
et recueilli l'avis du Conseil constitutionnel soumettre tout projet de loi au
référendum ». Néanmoins, plusieurs observateurs
ont estimé qu'il s'agissait là d'un détournement de
l'application normale de l'article, lequel ne visait que la loi ordinaire et ne
devait nullement être utilisé comme moyen de révision
constitutionnelle. En effet, il existait un article 89 prévoyant la
procédure de révision et se trouvant d'ailleurs dans le titre X
sur la révision constitutionnelle, contrairement à l'article 46
qui, lui, se trouvait au titre III concernant le président de la
République et le gouvernement. Cette procédure obligeait le
président à obtenir le vote des assemblées, qui lui
étaient, à l'époque des faits, hostiles122. Le
Conseil constitutionnel de l'époque a été saisi par un
groupe de seize députés afin que celui-ci juge de
l'inapplicabilité de l'article 46. La réponse du Conseil sur ce
point a été de se déclarer incompétent pour
opérer un contrôle de la loi référendaire. Le juge
constitutionnel s'est cantonné à une interprétation
stricte de sa compétence d'attribution issue de l'article 82 de la
Constitution. L'alinéa 1 de l'article 82 établit ainsi qu'il est
compétent pour connaître « de la
constitutionnalité des lois et des engagements internationaux
», et, selon la Cour, cet article ne viserait pas la loi
référendaire123. Le Conseil constitutionnel ira encore
plus loin, dans sa décision du 9 octobre 1998, où il affirmera ne
pas être compétent pour contrôler la conformité
à la Constitution de toute révision constitutionnelle. Il
s'agissait cette fois d'une révision adoptée par
l'Assemblée nationale et donc par voie non
référendaire124. Le Conseil confirmera cette position
en 2003125, puis en 2006, où il aura l'occasion de dire qu'il
« ne saurait être appelé à se prononcer dans
d'autres cas que ceux limitativement prévus par les
textes126 ». Ainsi, il se contente de vérifier que
la révision constitutionnelle ne porte pas sur le domaine pour lequel la
Constitution exclut la révision127. Ces décisions
s'analysent en une autolimitation de son champ de compétence. Cette
restriction du contrôle n'est pas
122 Voir Ismaïla Madior Fall, Évolution
constitutionnelle du Sénégal, de la veille de
l'indépendance aux élections de 2007, op. cit., p.
92.
123 Décision n° 77-Affaire n° 6/C/2000 du 2
janvier 2001.
124 Décision n° 44/98-Affaire n° 9/C/98 du 9
octobre 1998.
125 Décision n° 90/2003-Affaire n° 1/C/2003 du
1er juin 2003.
126 Décision n° 92/2005-Affaire 3/C/2005 du 18
janvier 2006.
127 L'article 103 prévoit que « La forme
républicaine de l'État ne peut faire l'objet d'une
révision ».
59
favorable à la mise en place d'un pouvoir
juridictionnel permettant de lutter contre les détournements des
conditions d'éligibilité par la voie de la révision
constitutionnelle128.
Néanmoins, on peut citer un contre-exemple à la
situation sénégalaise. Il s'agit de celui de la Cour
constitutionnelle du Niger, laquelle s'est dressée courageusement, en
2009, contre le projet de révision anticonstitutionnelle initié
par le président Tandja. La nouvelle Constitution proposée par le
président ne comportait pas de limitation de mandat qui l'aurait
empêché de se représenter. La Cour, dans un arrêt du
12 juin 2009129, s'est non seulement déclarée
compétente pour statuer de la conformité de la procédure
d'adoption de la révision constitutionnelle au texte fondamental, mais a
également prononcé l'annulation du décret
présidentiel prévoyant l'organisation du
référendum, car la Constitution interdisait formellement le
recours à l'article 49 pour réformer la
Constitution130.
Au regard des observations précédentes, le seul
contrôle de la forme de la révision constitutionnelle nous
apparaît comme insuffisant à garantir le respect des principes
démocratiques prévus par la Constitution, dès lors que
celle-ci ne prévoit pas une procédure de révision
suffisamment contraignante ou qu'elle n'est pas très précise sur
ce qui est autorisé ou non en matière de procédure. Par
conséquent, la marge de manoeuvre du juge constitutionnel est
limitée en la matière et il semble que seul le contrôle du
fond permet au juge constitutionnel de s'exprimer.
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