II. LA PRISON DE MANTOUM
La prison de Mantoum a une particularité par rapport
à celle de Dschang qui est un dispositif colonial. C'est en fait dans
une atmosphère de trouble qu'elle voit le jour. Il était question
pour le régime d'Ahidjo de résoudre un problème ponctuel :
pacifier le pays qui a accédé à l'indépendance sur
fond de rébellion. Pasma Ngbayou Moluh nous donne la mission d'une telle
structure :
L'accession à l'indépendance du Cameroun ne tait
pas les contestations intérieures, et le pays demeure instable. Une
instabilité entretenue par les activistes de l'Union des Populations du
Cameroun qui remettent en question l'autorité de Yaoundé. Alors,
il faut selon le pouvoir établi, créer des conditions qui
permettent au Cameroun de se bâtir en tant que nation. C'est dans ce
contexte que sont crées les centres de Rééducation civique
de Mantoum et de Tcholliré en 1962, destinés à accueillir
ceux qui rament à contre-courant de la politique menée par le
régime en place49.
La mission fondamentale de cette prison au regard de cette
affirmation nous permet de comprendre qu'elle est tout simplement un centre
d'internement administratif dont la finalité est "d'abriter ceux qui ne
sont pas en odeur de sainteté avec le gouvernement ; toute personne
taxée, à tort ou à raison de subversion par les
autorités, y est envoyée sans aucune forme de procès ou de
jugement"50.
Il ressort de ces déclarations que la prison de Mantoum
était une prison politique au service du régime du
président Ahidjo. Ce dernier voulait faire régner l'ordre et la
sécurité au mépris même des droits fondamentaux de
l'homme51. Ce centre de réclusion, sorte de "Goulag local", a
connu une évolution qui peut être découpée en deux
séquences dont les implications ont marqué d'une tache
indélébile l'histoire politique du Cameroun postcolonial.
49 Ngbayou, "Le centre de ...," 2004-2005, p.3.
50 Ibid. p.12
51 Martin Messing, 70 ans, employé de bureau à la
retraité, Yaoundé, 21.04.2010.
38
Jusqu'en 1992, la prison de Mantoum a connu deux
dénominations qui, en réalité, n'ont en rien
modifié sa mission principale de réorientation des comportements
de ceux que le président Ahidjo qualifiait d'"excités", de
"bandits", de "révolutionnaires" et de "subversifs52".
Même si cette prison accueille plus tard les détenus de droit
commun, force est de constater qu'elle demeure de triste mémoire pour
les Camerounais. En témoignent ces propos de Jean Baptiste Awono
Balogué, Inspecteur d'Arrondissement de l'Enseignement Primaire et
Maternel du Noun en date du 20 septembre 1992 :
J'ai eu avec ma femme et mon fils aîné, l'honneur
de visiter la prison de Mantoum qui pour nous représente un "souvenir
inoubliable" pour avoir accueilli plusieurs dizaines de personnes de chez moi.
Nul ne croyait que la prison de Mantoum était implantée ici au
Cameroun. Tellement, la description qu'on n'en a toujours faite est
horrible....53.
De ces propos, il faut relever d'abord que la prison de
Mantoum a été pour l'imaginaire collectif un centre de
concentration pour de nombreuses personnes d'horizons divers. Ensuite les
récits populaires ont fait croire qu'elle était située
dans un pays autre que le Cameroun. Enfin, il convient de dire qu'elle semblait
être un îlot où toutes les horreurs dépassant
l'entendement humain étaient commises.
Il importe à présent de nous interroger sur les
mobiles réels ayant guidé le choix du site du "Centre de
Rééducation Civique de Mantoum", son architecture tant du point
de vue des locaux administratifs que du bloc de détention. La carte
ci-dessous donne la situation géographique du pénitencier de
Mantoum dans le département du Noun.
52 Victor Kamga ; Duel camerounais : démocratie ou
barbarie, Paris, L'Harmattan, 1990, p.27.
53 Main courante, prison principale de Mantoum, garde du 19 au
20.11.1992.
39
Carte N° 3 : Localisation de la prison de Mantoum
dans le Département du Noun
|
40
A. Le Centre de Rééducation Civique de
Mantoum (19621975)
C'est dans une atmosphère de contestation du
régime du président Ahidjo que le centre de
rééducation civique de Mantoum voit le jour. Pour ses
concepteurs, il fallait étouffer dans l'oeuf toute
velléités d'opposition au nouveau régime.
Il faut noter que c'est à la suite de la tenue de deux
réunions et concertations interministérielles, respectivement les
11 et 31 janvier 1962 à Yaoundé que la décision relative
à la création des Centres de Rééducation Civique
est prise. Au terme des débats entre les responsables des
départements ministériels convoqués à cette
occasion, la convergence des points de vue aboutit à l'idée selon
laquelle deux centres d'internements administratifs peuvent être
créés à travers tout le territoire national. Le Bamoun et
le Nord-Cameroun sont choisis pour l'occasion comme lieu d'implantation. Le
calme qui règne dans ces deux régions est déterminant dans
ce choix.
C'est donc fort de cela que Mantoum en région Bamoun
est choisi pour l'implantation d'un centre de rééducation
civique. Ce choix fut motivé et guidé par la présence au
gouvernement d'Arouna Njoya, Ministre de l'Intérieur et natif de la
région Bamoun54.
En respect des recommandations relatives à
l'installation des Centres de Rééducation Civique loin des grands
centres afin de favoriser le dépaysement des détenus, l'isolement
constant fut ainsi évoqué pour éviter tout contact entre
la population et les "assignés" taxés de "dangereux". Aussi, cet
isolement brisait toute tentative d'évasion qui se compliquait avec
l'hostilité de la nature, la présence de la forêt et du
fleuve Mbam situé à l'Ouest de Mantoum.
54 Entretien avec Ibrahim Njoya, 48 ans, R.A.PPM, 17.08.2009.Il
convient aussi de dire que de manière stratégique, les
Français à l'époque coloniale avaient déjà
choisit Mantoum comme lieu d'internement du Roi Njoya avant sa
déportation à Yaoundé où il meurt en 1933.
41
Le Centre de Rééducation Civique de Mantoum se
situe à 10 kilomètres environ de Malantouen.55 Il
s'impose par son architecture et son gigantisme qui, au fil du temps, ont
donné un cachet particulier à cet arrondissement. La disposition
des compartiments de cette geôle à plus d'un titre permet de la
scinder en deux principaux blocs : le bloc administratif et le bloc de
détention.
Le bloc administratif du Centre de Rééducation
Civique de Mantoum est détaché du bloc de détention. Il
compte quatre bureaux aux dimensions identiques. Le bureau du directeur devenu
aujourd'hui celui du régisseur se trouve du côté droit de
cet édifice. En face de ce bureau, nous avons le bureau de
sécurité dirigé à l`époque du Centre de
Rééducation Civique par un chef service de sécurité
assisté d'un agent de renseignements généraux qui, sur le
plan hiérarchique, dépendait du Service des Etudes et de la
Documentation (SEDOC)56, principal pourvoyeur d'internés ou
assignés. Les deux autres compartiments sont les bureaux
réservés à l'ère du C.R.C. aux enquêtes et
aux affaires financières. L'administration du centre à travers
son organisation se résume à un seul rôle : s'occuper des
"assignés" qui sont des détenus politiques enfermés sans
aucune forme de procès. La photographie qui suit présente le bloc
administratif de la prison de Mantoum.
55 Mukong, Prisoner without...., 1989, p.62. Ibrahim
Njoya parle plutôt de 11 kilomètres environ.
56 Le SEDOC signifie Service des Etudes et de la
Documentation, crée par le régime du président Ahidjo
comme service de renseignements. C'est un organisme qui remplissait les
fonctions d'une "police spéciale". Il était chargé de
récolter toutes les informations pouvant nuire à la
sécurité de l'Etat. Jean Fochivé fut nommé à
la tête de ce service en mai 1960. A ce poste, il se montra
essentiellement répressif envers les opposants au régime du
Président Ahidjo.
42
Photo N° 3 : Bloc administratif du CRC de
Mantoum
Source: Guy Roger Voufo, 26 juillet 2010
à Mantoum
43
Le bloc de détention constitue le véritable camp
de Mantoum. Détaché du bloc administratif, il est impressionnant
par sa taille. Doté d'une clôture de 150 mètres de
côté et 15 mètres de hauteur, le bloc de détention
est constitué de deux compartiments au système d'emprisonnement
en commun. De 1962 à 1975, les assignés travaillaient ensemble le
jour et dormaient dans un même quartier la nuit. Pour Jacques Voulet,
"c'est le système le plus simple, l'organisation de la vie
carcérale y est plus facile et surtout économique"57.
Etant la pièce maîtresse du dispositif, le bloc de
détention dispose aussi de deux miradors de plus de 25 mètres de
hauteur qui permettent d'avoir une vue aérienne de tout ce qui se passe
dans le centre mais aussi à des kilomètres à la
ronde58. Dans l'ensemble, le bloc de détention est
constitué de 24 cellules avec une capacité d'accueil de 55 places
soit 3m2 par détenu59. La hauteur maximale de
chaque cellule est de 10 mètres. L'infrastructure matérielle de
Mantoum se divise en deux quartiers : le quartier des hommes et le quartier des
femmes.
Le quartier des hommes du C.R.C de Mantoum se trouve du
côté droit dès que l'on franchit le portail central. C'est
un ensemble de 12 cellules qui donnent sur la grande cour intérieure
dotée d'un stade de football. Les locaux de ce quartier sont construits
en dur. Compte tenu du nombre assez limité des détenus femmes,
certains locaux du quartier des femmes abritent le trop plein du quartier des
hommes. Mais l'on veillait à une stricte séparation de ces deux
catégories d'assignés.
Dans l'ensemble, le quartier des hommes abritait tous les
individus venant des régions où était
décrété l'état d'urgence60 et ceux
tombés sous le coup de
57 Voulet ; Les..., 1951, p.86.
58 Ngbayou, " Le centre de ..., "2004-2005, p.70.
59 Entretien avec Ndam Mama, 66 ans, ancien gardien du CRC de
Mantoum, Njikoudou, 25.08.09.
60 L'état d'urgence se matérialise par
l'ordonnance n°60-2 du 12 janvier 1960 (cf JORFC n°1351 de
février 1960) et celle du 04 octobre 1961. Les décrets
n°62-DF-373 du 8 octobre 1962 et n°64-DF-436 du 9 novembre 1964 (voir
JORFC n°20 du 15 octobre 1962 et n°22 du
44
l'ordonnance portant répression de la
subversion61. Ce sont des détenus politiques
communément appelés "assignés" dont le gros était
composé des upécistes interpellés dans les
localités du Nyong et Kellé, la Sanaga Maritime et la
Région Bamiléké62. L'ordonnance portant
répression de la subversion a surtout frappé la
congrégation des témoins de Jéhovah
considéré par le régime Ahidjo de subversive, car ses
membres remettent en cause l'ordre établi à travers le refus
systématique de participer à la vie politique de la nation,
notamment l'abstention au vote63. Cette forme de répression
systématique se poursuit même jusqu'à l'intérieur du
camp des assignés. C'est ainsi qu'en date du 19 février 1970, une
punition disciplinaire de 15 jours d'enfermement cellulaire est infligée
aux assignés Njicki François et Messing Martin pour injures
publiques à Madame Gbetkom Salomon (gardien du CRC) pour propos
subversifs en ces termes : "même si vous êtes la femme
d'Ahidjo"64 le même type de punition est infligée
à l'assigné Engola Abessolo Simon. Les termes accusateurs sont
:
Elément pro-rebelle (sic). En outre après avoir
perpétré plusieurs actes d'indiscipline notoire malgré les
conseils et rappel à l'ordre du directeur du centre de
rééducation civique, l'intéressé est allé de
l'avant en tentant de soulever les témoins de Jéhovah contre
l'ancienne interdiction de prêcher à tout assigné. A cette
occasion, il a publiquement déclaré qu'il était contre le
régime actuel65.
Toutes ces punitions montrent que la rééducation
avait pour objectif d'amener les assignés à vibrer en phase avec
l'ordre établi et surtout accepter
15 novembre 1964). Les départements frappés par
l'état d'urgence sont : Ndé, Mifi, Haut-Nkam, menoua, Bamboutos,
Nkam, Wouri, Mungo, Nyong et Sanaga, Mbam, Sanaga-Maritime, Dja et Lobo, Nyong
et Kellé, Ntem, Victoria, Mamfé, Kribi, Kumba et Bamenda.
61 Ordonnance n°62-OF-18 du 12 mars 1962 portant
répression de la subversion. Quelques figures politiques de cette
époque ont été condamnées en vertu de cette fameuse
ordonnance. Il s'agit d'André Marie Mbida, de René Guy Okala, de
Théodore Mayi Matip et de Marcel Bebey Eyidi : (à propos, lire
Pierre Ela ; Dossiers noirs sur le Cameroun, Paris, éditions
Pyramide papyrus presse, 2002).
62 Ngbayou ; "le centre de...", 2004-2005 p.25.
63 Ibid.p.26.
64 Main courante, sécurité, C.R.C. de Mantoum,
p480.
65 Ibid. P.484.
45
contre leur bonne foi le régime autoritaire du
président Ahidjo en faisant une allégeance sans faille aux
autorités administratives de même qu'au gouvernement
fédéral et à ceux des Etats fédérés.
La substance de cet objectif est contenue dans l'article 2 de l'ordonnance de
1962 qui dit :
Quiconque aura par quelque moyen que ce soit, porté
atteinte au respect dû aux autorités ou incité à la
haine contre le gouvernement de la république fédérale ou
des Etats fédérés, ou participé à une
entreprise de subversion contre les autorités et les lois de ladite
république ou des Etats fédérés, ou
encouragé cette subversion sera puni d'un emprisonnement de un à
cinq ans et d'une amende de 200.000 à 2 millions de francs
[...]66.
Cette loi, à n'en point douter, a également
cloué au pilori d'autres camerounais qui n'étaient ni des
sympathisants de l'Union des Populations du Cameroun, ni de la
congrégation des témoins de Jéhovah, mais de simples
citoyens qui exprimaient juste leur opinion sur l'environnement politique du
pays ou tout simplement parce qu'ils avaient des joutes verbales avec les
Camerounais originaires de la région du Nord, région de naissance
du Président Ahidjo. Au camp de Mantoum, l'ambiance qui règne
dans le quartier des hommes semble être différente de celle du
quartier des femmes, d'ailleurs moins nombreuses parmi la population
carcérale.
Quant au quartier des femmes du centre ; il se trouve à
gauche après l'entrée principale. Au départ, il est
constitué de 6 cellules, mais l'effectif très réduit des
assignées - femmes avait amené le directeur Tanebi à
confiner ce quartier à une seule cellule mais spacieuse, le reste
étant attribué aux hommes67. Le quartier des femmes
était doté d'une cuisine, d'une douche et des latrines qui sont
localisées dans un même endroit. Les femmes qui se trouvant dans
ce quartier étaient en grande partie enfermées pour leurs
convictions religieuses et non politiques. Elles étaient presque toutes
des adeptes de la congrégation des témoins de Jéhovah qui
refusaient de participer au vote, de saluer le drapeau
66 Abel Eyinga, Introduction à la politique
camerounaise, Paris, L'Harmattan, 1984, p.300.
67 Ndam Mama, 66 ans, ex-gardien du CRC de Mantoum, Njikoudou,
25.08.2009.
46
national et surtout de chanter l'hymne national68.
D'ailleurs, en 1968, près de 100 assignés furent
libérés mais les témoins de Jéhovah surtout n'en
bénéficièrent pas, car pour les autorités, leur
comportement n'avait pas changé69. La seule chose qui
choquait le plus souvent dans ce quartier était les coupures
intempestives de courant dues au manque de carburant dans le groupe
électrogène du centre. C'est ainsi que les dortoirs, en
journée, n'étaient pas bien aérés tant et si bien
qu'en plein jour on se serait cru dans les ténèbres de la nuit.
Disposant d'une cuisine, les femmes préparaient elles-mêmes leur
propre nourriture, mais la ration donnée par les responsables du centre
était toujours insuffisante en quantité comme en
qualité70. Une vue du quartier masculin du pénitencier
de Mantoum est donnée par la photographie suivante.
68 68 Ndam Mama, 66 ans, ex-gardien du CRC de Mantoum, Njikoudou,
25.08.2009.
69 Marie Mengong, 67 ans, ex assignée C.R.C de Mantoum,
Akonolinga, 03.04.2010.
70 Ibid.
47
Photo N° 4 : Une vue du quartier masculin et du
stade de football de la
prison de Mantoum
Source : Guy Roger Voufo, 26 Juillet 2010
à Mantoum
48
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