B. La reconversion politique des élites
La réinsertion des élites de
l'ex-Rébellion et des Mouvements d'Autodéfense a indiscutablement
engendré des mutations qualitatives sur le système politique. La
politique de
1 Le HCRP a pu imposer sa démarche en faisant adopter
la solution de la réinsertion aux miliciens peulh telle qu'elle fut
appliquée aux rebelles touaregs. Voir HCRP, Rapport du Forum
de Tillabéri sur l'insécurité trans frontalière et
le Pastoralisme, mars 2007.
2 Le HCRP organise des festins dans ses locaux à la fin
de chaque rencontre. Les Chefs sont ensuite reçus par le Chef de l'Etat
et repartent avec d'importantes sommes d'argent.
3 Frédéric Deycard, «Le Niger entre deux
feux... », op cit, p. 134.
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La problématique de la gestion post conflit
au Niger : analyse de la politique de réinsertion des ex-combattants
touaregs
Aofit 2009
réinsertion des ex-combattants qui s'est
institutionnalisée avec le temps a entraîné une
recomposition du champ politique. Cette mutation s'est
concrétisée par le changement de la configuration des rapports de
forces entre les élites politiques nationales.
Si ce processus visait manifestement à restaurer la
paix dans le Nord, il a aussi de façon indirecte contribué
à intégrer les ex-combattants dans le système que leur
« révolution » entendait briser. La fonction tribunitienne des
institutions fut favorisée par la recomposition sociologique du
personnel politique au sommet de l'État à la faveur de
l'ascension politique des ex-Chefs de la rébellion armée.
La théorie des élites en science
politique1 appréhende ces phénomènes sous deux
angles.2 Selon la conception moniste, le
pouvoir politique est concentré entre les mains d'une élite
dirigeante dont les différentes fractions s'interpénètrent
et partagent une communauté de valeurs et d'intérêt. A
cette perspective s'oppose une vision pluraliste qui
repose sur la théorie polyarchique. Cette approche met l'accent sur la
pluralité des élites plutôt que son
homogénéité. Mais ces deux visions ne sont pas
antagoniques car chacune élucide un aspect de la réalité
politique empirique.
Les anciens chefs de l'ex-rébellion constituent une
fraction de l'élite politique nigérienne qui partage certains
intérêts avec les autres fractions, mais son influence se limite
essentiellement aux politiques publiques de gestion post conflit. En outre, la
loyauté de cette élite à l'égard de la
communauté politique est sujette à
caution. Bref, en dépit de la recomposition politique par l'ascension
des ex-rebelles, l'élite politique reste partagée entre
unité et pluralité.
La réinsertion de ces élites a consacré
la constitution d'une nouvelle classe d'entrepreneurs politiques dont la
particularité réside dans son origine conflictuelle. Ces nouveaux
acteurs du jeu politique doivent tous leur ascension à la lutte
armée. L'impact de leur réinsertion a été de
consolider la dynamique de stabilisation du système politique qui leur a
offert une alternative pacifique pour défendre leurs
intérêts. Depuis les Accords de Paix, tous les gouvernements qui
se sont succédé au Niger ont compté en leur sein des
représentants de l'ex-Rébellion reconvertis en politiciens
ordinaires.
Les nominations de ces derniers ne relèvent pas de la
politique, mais de
l'administration. En d'autres termes, les quotas au
profit de l'ex-Rébellion étant acquis, le débat ne peut
que se poser en termes de la personnalité à nommer, mais jamais
sur l'opportunité du quota lui-même. Cette question du quota a
été réglée par la guerre qui est «
la continuation de la politique par d'autres
moyens» comme l'enseigne V. Clausewitz. Même si
certains militent au sein des partis politiques, il n'en demeure pas moins que
l'essentiel de leurs ressources politiques se situent dans leur qualité
d'anciens rebelles.
Aussi, le degré de reconversion politique est variable
selon les acteurs. Certains à l'exemple d'Issiad Ag Kato sont des «
militants debout »3. Ils se sont
tellement investis dans les partis politiques que seule leur origine ethnique
rappelle leur passé d'anciens rebelles. D'autres par
1 Iain McLean, Oxford dictionary
ofpolitics, Oxford, Oxford University Press, 1996, pp. 154-155.,
V.P. Varma, Modern political theory, New Delhi, Vikas
Publishing House Ltd, 1975, pp.143-221.
2 Phillipe Braud, Sociologie politique,
op cit, pp.583-596.
3 C'est le mot utilisé par l'intéressé
lors de notre entretien (Niamey, 2 octobre 2008) pour se définir
politiquement. Il est actuellement ministre des Ressources Animales moins en
raison de son passé d'ex-combattant que de son engagement partisan au
sein de la CDS Rahama dont il est le premier responsable au niveau de la
région d'Agadez. Par contre, son ancien chef Mohamed Anacko ne s'affiche
jamais publiquement sur la scène partisane bien qu'il soit militant du
MNSD Nassara au pouvoir.
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au Niger : analyse de la politique de réinsertion des ex-combattants
touaregs
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contre s'appuient toujours sur leur qualité d'anciens
rebelles et se contentent d'un militantisme de figuration, voire clandestin.
Mais l'invariant qui se dégage de cette configuration est que tous ont
eu pour capital initial les acquis de la lutte armée.
L'analyse des comportements partisans des anciens Chefs
rebelles plaide pour la thèse de la déviation idéologique.
Presque tous ont rejoint le parti au pouvoir depuis fin 1999, à savoir
le MNSD Nassara de Mamadou Tandja qu'ils ont combattu au prix de leur vie. Dans
le fond, le système politique nigérien post rébellion est
proche dans certains de ses aspects du modèle consociatif
analysé par Arend Lijphart1. La similitude
tient surtout à la prise en compte du facteur ethnique dans
l'organisation institutionnelle et l'exercice du pouvoir. Cette organisation
pragmatique du pouvoir n'est pas nouvelle en Afrique où la recherche de
la stabilité politique a conduit à une approche minimaliste de la
théorie individualiste de l'Etat2. L'innovation
apportée par la rébellion touarègue au Niger a
été de consacrer la primauté du critère de
l'appartenance à la rébellion sur celui de l'origine ethno
régionale.
L'analyse de la rotation du personnel politique au sein du
Gouvernement depuis la fin de la rébellion montre bien que les anciens
rebelles touaregs se sont taillé le monopole de la représentation
de leur région au sein de l'exécutif. Ceci implique que,
désormais, être seulement ressortissant de la région
d'Agadez (Touareg ou non) est une condition nécessaire, mais pas
suffisante pour bénéficier d'un tel privilège. La
conséquence de ce parachutage des ex-rebelles dans les sphères du
pouvoir est qu'ils sont à l'abri de tous les aléas politiques
allant des changements de mouvance présidentielle, de majorité
parlementaire et même des coups d'Etat3 !
En Afrique, l'application du modèle
consociatif dans certains pays comme le Nigeria a
entraîné selon O. Nnoli une mentalité de «
ethnic watchers »4, c'est-à-dire un
réflexe parochial consistant à
apprécier toute politique ou institution publique sur des bases
ethniques. Par exemple, au moindre changement de la composition d'un
gouvernement ou même d'une équipe nationale de football, ces
« ethnic watchers 1 apprécient d'abord le
dosage ethnique et seulement ensuite le mérite.
L'inamovibilité des ex-rebelles au sein du pouvoir a
fortement aidé à intégrer dans le
5
système les élites touarègues qui
rejetaient « la prétendue démocratie en vogue au
Niger » et qui estimaient que le Niger devait
«prendre le chemin d'une nouvelle forme d'Etat
»6, s'il veut « sauver les
meubles »7. Ces ex-rebelles semblent aujourd'hui
acquis au système, sinon en sont parmi les plus ardents
défenseurs. Toutefois, cette adhésion au système politique
est purement extérieure, elle n'implique aucunement identification
à la communauté politique et aux
valeurs universalistes de l'Etat.
1 Sur la théorie consociative, voir Dauda Abubakar,
«The federal character principle, consociationalism and democratic
stabiliy in Nigeria» in Kunle Amuwo et al (eds), Federalism
andpolitical restructuring in Nigeria, op cit, p. 169.
2 Au Niger par exemple, il existe depuis 1993 des
circonscriptions dites spéciales qui assurent la représentation
des minorités toubou, arabe et gourmantché dans l'Assemblé
Nationale.
3 Rhissa Ag Boula est resté ministre de 1997 à
2004 et a travaillé ainsi avec trois régimes : la 4è
République du président Baré, le CRN de Wanké et la
5è République du président Tandja.
4 O. Nnoli, Ethnicity and democracy in
Africa, Lagos, Malthouse Press Limited, p. 24. Selon cet auteur,
sur l'autel de la stabilité, des valeurs comme la méritocratie,
l'excellence, l'égalité des citoyens ont été
sacrifiées. Cette politique conduit aussi les
bénéficiaires de la discrimination positive à demeurer
«sous-développés» pour
continuer à en bénéficier.
5 CRA, Programme Cadre de la
Résistance, op cit, p.28.
6 ibid.
7 ibid.
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au Niger : analyse de la politique de réinsertion des ex-combattants
touaregs
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En termes plus explicites, les ex-combattants adhèrent
au système par nécessité et réalisme car, tout en
jugeant l'ordre politique actuel illégitime, ils n'espèrent pas
obtenir mieux par la confrontation armée. Le rêve d'un Etat
touareg indépendant s'est estompé, tout comme en 1958, où
selon la Rébellion, « les mirages d'une
indépendance dans un cadre touareg, comme nous étions en droit
d'y aspirer, s'envolait en éclat »1. Ce
réalisme des anciens rebelles est entretenu par les facilités
d'accès aux ressources matérielles et symboliques de l'Etat
grâce aux positions politiques qu'ils occupent. La rébellion a
été une sorte de raccourci aux sphères du pouvoir.
Etre ministre dans le contexte démocratique actuel du
Niger demande un investissement politique énorme et difficile qui
implique le militantisme partisan, un capital de sympathie, un minimum de
ressources financières et même peut-être de ressources
mystiques ! Les plus influents des ex-rebelles sont « dispensés
» de ce parcours de combattant car ils ont déjà fini leur
« politique » dans le maquis.
La situation des ex-combattants peut être
comparée à celle du mouvement ouvrier du 19è siècle
en Europe de l'ouest. Les ouvriers, mobilisés par les slogans
révolutionnaires marxistes, aspiraient à une révolution.
Mais le système capitaliste, par ses réformes sociales, a
étouffé le radicalisme marxiste et entraîné le
révisionnisme ou « l'économisme » (V. Lénine)
qui s'accommode du système capitaliste. Aujourd'hui, aussi bien pour les
Chefs et Cadres touaregs occupant des postes politiques que pour leurs
combattants intégrés dans les différents corps de l'Etat,
les perspectives d'un changement radical, d'une «
révolution touarègue» ont perdu
leurs vertus mobilisatrices d'antan.
Ce « révisionnisme touareg » se manifeste
dans la position des anciens rebelles face à la nouvelle
rébellion du MNJ. Ces derniers ont dès le début fait part
de leur option pour le dialogue avec le MNJ et se sont engagés à
apporter leur concours «pour la réussite du dialogue
entre les deux parties »2. Tout comme les partis
socialistes appelaient les Communistes à abandonner le slogan
maoïste « le pouvoir est au bout du
fusil» et à intégrer le système
libéral, les ex-rebelles reconvertis exhortent leurs anciens
frères d'armes à dialoguer et envisager des solutions dans le
cadre du « système ».
Dans l'ensemble, les transformations engendrées par la
réinsertion des élites ont considérablement
conforté la stabilité extérieure du système
politique. Mais cette conclusion doit être nuancée car l'analyse
révèle également que cette politique induit des dynamiques
de déstabilisation par ses effets pervers.
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