Section 2 : Le double impact de la dynamique
d'institutionnalisation
L'analyse du processus d'institutionnalisation induit par la
logique de reproduction de la politique de réinsertion montre qu'il a eu
un impact double et ambivalent. Il a d'abord engendré des dynamiques de
stabilisation à travers une fonction tribunitienne (Paragraphe 1), mais
a produit en même temps des effets pervers par la consolidation d'une
culture politique aristocratique (Paragraphe 2).
Paragraphe 1 : Le développement d'une fonction
tribunitienne
Les ex-combattants ont été
intégrés au système politique par le processus de leur
réinsertion à travers un cadre institutionnel qui canalise leur
propension à la violence (A) et une recomposition du champ politique
induite par la reconversion politique des élites (B).
1 Selon Chipkaou Oumarou, Directeur des Affaires Economiques,
Sociales et Culturelles (DAES/C) au HCRP, « toute la
complexité de cette clause réside dans cette question : à
partir de quel critère peut-on estimer que l'Etat a satisfait cette
clause du «développement» ? En d'autres termes, quel
indicateurpermet de certifier que le Nord est
«développé» ?
2 Cette controverse est la suivante : selon certains
ex-rebelles, dans l'esprit des Accords de Paix, le Gouvernement doit
«développer» les zones
touchées par le conflit (Aïr, Azawak, Manga et Kawar) et non pas la
zone pastorale dans son ensemble. Pour eux, le concept zone pastorale a
été inventé pour détourner le programme vers
d'autres zones du Sud ; surtout quand on sait que l'écrasante
majorité de la population pastorale du Niger réside à
Tillabéri et Maradi. La population pastorale du Niger était
estimée en 1997 à 3.364.507 habitants dont 1.235 611 à
Tillabéri, 1.005.827 à Maradi contre 310.079 à Agadez et
108.666 à Tahoua. Voir HCRP, Programme de
développement de la Ione pastorale (résumé),
septembre 2000, p. 6.
102
La problématique de la gestion post conflit
au Niger : analyse de la politique de réinsertion des ex-combattants
touaregs
Aofit 2009
A. La canalisation des frustrations des
ex-combattants
La science politique doit la notion de fonction tribunitienne
aux travaux de George Lavau sur le Parti Communiste Français. Son
analyse est résumée par A. Loada et L.M. Ibriga en ces termes :
«Ce parti, à l'instar des tribuns de la plèbe
à Rome, intégrerait de façon latente, inattendue au
système capitaliste et de « démocratie
bourgeoise» qu'il combat les couches et classes
défavorisées qu'il représente et défend. Ce
faisant, le PCF renforce indirectement le système en lui permettant de
fonctionner avec les groupes défavorisés et mal
intégrés et en canalisant leur potentiel subversif au profit de
revendications plus limitées, compatibles avec la survie du
système »1.
L'expérience de la réinsertion des
ex-combattants touaregs montre que les institutions de gestion post conflit,
notamment le HCRP, ont rempli cette fonction latente
à l'égard des anciens guérilleros touaregs.
Cette fonction d'intégration a été remplie non seulement
par le HCRP, mais aussi par le mécanisme de self
help propre aux Touaregs. Le HCRP offre aux ex-combattants un
cadre d'expression, d'articulation de leurs revendications dont le contenu
s'avère souvent incompatible avec la logique des autres institutions
étatiques.
La recherche de l'adéquation entre ces revendications
et les normes du système politique exige cependant un important travail
politique de la part du HCRP. C'est ainsi que celui-ci remplit une fonction
d'agrégation des demandes qui se présente sous un double angle.
Dans un premier temps, ce travail politique a consisté à filtrer
les exigences articulées par les ex-combattants afin de les rendre
compatibles les unes des autres. Et en second lieu, ces demandes sont traduites
dans un langage politique adapté au système politique. On peut
illustrer ce processus par le traitement de la réinsertion des Chefs et
Cadres où le HCRP s'est efforcé de rendre compatibles les
exigences articulées par ceux-ci avec les principes de
l'État2. Les nominations à des postes purement
politiques (Conseiller, Chargé de mission etc.) avaient servi à
concilier leurs inputs avec les normes en vigueur.
De par sa vocation, le HCRP s'est toujours montré
hostile aux solutions militaires pour régler les problèmes de la
gestion post conflit, contrairement aux institutions régaliennes
(Ministère de l'Intérieur, Ministère de la Défense
Nationale, FAN). L'institution privilégie le dialogue avec tout individu
ou groupe armé défendant des revendications politiques. Le HCRP a
toujours privilégié un « règlement
politique» face à des mouvements insurrectionnels,
là où d'autres institutions auraient invoqué la loi,
c'est-à-dire la répression. Les institutions de l'État,
imbues des valeurs bureaucratiques, ignorent dans leur logique toute notion de
discrimination positive.
Le HCRP est la courroie de transmission qui permet aux
inputs des ex-combattants d'intégrer l'agenda
institutionnel du système. Cette fonction a contribué à
canaliser le potentiel de violence des ex-combattants, car ces derniers se sont
approprié les mécanismes du HCRP pour faire admettre leurs
demandes dans la « boite noire » du
système politique. Plusieurs cas concourent à démontrer la
vertu pacificatrice de cette fonction tribunitienne. Le HCRP a eu à
maintes reprises à ramener dans le processus de paix des groupes
dissidents. Ce fut le cas en 1996 avec la CRA de Mohamed Akotey et en novembre
1997 de l'UFRA de Mohamed Anacko.
1 Augustin Loada et Ibriga Luc Marius, Droit
constitutionnel et institutions politiques, Ouagadougou, UFR/SJP,
Université de Ouagadougou, 2007, p. 288.
2 Il suffit pour cela de se rappeler des doléances
irréalistes et fantaisistes comme «Villa + Voiture + 7
millions» introduites par un Cadre de l'ex-Rébellion.
103
La problématique de la gestion post conflit
au Niger : analyse de la politique de réinsertion des ex-combattants
touaregs
Aofit 2009
Depuis lors, les ex-combattants se sont parfaitement
accommodés du cadre institutionnel
de gestion post conflit pour faire valoir leurs
intérêts. Le traitement apporté aux ex-combattants
révoqués au sein des FNIS illustre cette procédure
d'étiquetage qui consiste en «
la désignation d'un enjeu comme relevant d'une
autorité publique... »1, impliquant donc
la production de outputs. Les ex-combattants avaient
vainement tenté d'introduire ce problème au niveau du
Ministère de l'Intérieur. Le
«système» de ce Ministère est
tel que ce type de revendications n'est pas susceptible d'admission, à
fortiori de traitement devant aboutir à des décisions. Il a fallu
l'intervention du HCRP qui s'est employé à traduire ces
revendications dans un langage politique. Ce travail cognitif
d'interprétation du réel consiste à analyser les
problèmes des révoqués comme une menace pour la
sécurité du pays.
Cette question a été érigée en un
problème politique qui touche à l'unité nationale et
à
l'intégrité du territoire. A travers une
argumentation solide, et puisant aussi bien dans les Accords de Paix que la
constitution du pays, le HCRP était parvenu à faire de ce
problème une partie intégrante du processus de paix. C'est
à ce prix que ces problèmes des ex-combattants au sein des FNIS
ont été soumis et traités par le Chef de l'Etat
lui-même en juin 2006.
En 2007, nous avons rencontré au HCRP un ex-combattant
révoqué des USS du Manga (Est) qui estimait être victime
d'une injustice. Son réflexe a été de parcourir des
centaines de
kilomètres pour venir s'adresser au HCRP et faire
valoir ses droits. Sur place à Niamey, il tenta vainement
d'intégrer le « système » du
Ministère de l'Intérieur dont relève son corps. C'est au
HCRP qu'il trouva un accueil, un cadre d'expression pour soumettre ses
doléances. Ce cas n'est pas isolé. Il témoigne de la
singularité du rôle politique latent que le HCRP joue dans le
système politique nigérien. Le problème
d'insécurité au nord Tillabéri offre également un
bel exemple de cette fonction d'intégration des groupes à
potentiel violent dans le système politique.
Les populations peulh de Tillabéri qui se battaient contre
les touaregs maliens n'ont
jamais été reconnues comme des milices par le
Ministère de l'Intérieur qui, dans sa logique, ne reconnaît
à aucun groupe le droit de s'auto défendre et prône une
politique de fermeté à l'égard de toute milice. Toute
autre est l'approche du HCRP. Les deux logiques se sont confrontées lors
d'une réunion au HCRP sur l'organisation d'un forum de
réconciliation avec la partie malienne en 2006.
Le représentant du Ministère de l'Intérieur
récusa le terme « milice » employé pour
désigner les organisations d'auto défense peulh
qui, selon lui, n'ont aucune existence officielle. Le Haut Commissaire Mohamed
Anacko fit valoir l'approche du HCRP qui peut se résumer en ceci :
Il faut accepter de reconnaître les milices armées et
dialoguer avec elles pour restaurer la paix. On ne peut pas fermer lesyeux sur
des faits, qu'ils soient officiellement reconnus ou non, ces groupes sont
armés. Ilfaut regarder la réalité en face.
Cette controverse traduit toute la quintessence de la fonction
tribunitienne. En ce sens, le HCRP intègre les groupes armés dans
le système en les reconnaissant d'abord comme interlocuteurs et en
engageant un dialogue avec eux.
Pendant que le Ministère de l'Intérieur cherche
fermement à désarmer les milices peulhs au nom du principe
wébérien du monopole de la violence par l'Etat, le HCRP leur
propose une
1 Guy Hermet et al, Dictionnaire de la science
politique..., op cit, p. 241.
104
La problématique de la gestion post con flit
au Niger : analyse de la politique de réinsertion des ex-combattants
touaregs
Aofit 2009
réinsertion socio-économique en échange
de leur désarmement sur le modèle initié avec les
rébellions armées1. Mais ces actions n'épuisent
pas les fonctions latentes du HCRP.
Cette institution offre aux ex-combattants beaucoup de
services, notamment ceux résidant à Niamey. C'est ainsi que ces
derniers utilisent souvent les locaux de HCRP pour tenir leurs rencontres et
évaluer le processus de paix. Beaucoup d'ex-combattants utilisent
également les services du HCRP pour des affaires privées, qui
pour faire saisir des documents au Secrétariat, qui pour faire des
photocopies, ou encore passer des coups de téléphone.
En poste au HCRP entre 2006 et 2008, nous avons eu
personnellement à saisir à maintes occasions les documents d'un
Cadre de la Rébellion travaillant dans le privé dont l'entreprise
ne dispose pas de Secrétariat. Il faut noter aussi que les rencontres
des Chefs de Fronts et Mouvements organisées dans les locaux du HCRP
périodiquement sont bien « arrosées »2. A
ces gratifications matérielles s'ajoutent des gratifications
symboliques. Il arrive, en effet, que le HCRP délivre à certains
ex-combattants des attestations certifiant qu'ils ont oeuvré pour la
consolidation de la paix et l'unité nationale au Niger.
Mais les Chefs des Fronts et Mouvements, à leur tour
aussi, travaillent à la canalisation de la violence de leurs combattants
à travers les solidarités communautaires. Il est bien connu que
les touaregs constituent une société fortement
intégrée et solidaire qui est un bel exemple de
communauté (M. Weber). Grâce à
cette solidarité, les élites touarègues bien
positionnées dans les sphères du pouvoir soutiennent leurs
combattants et proches en difficulté à travers plusieurs
prestations.
Il est un fait empirique que bon nombre d'anciens Chefs
rebelles accueillent chez eux nombreux des leurs qui sont dans la
nécessité. Beaucoup d'ex-combattants apprécient leurs
anciens Chefs sur la base de leur capacité à redistribuer.
Expliquant l'émergence du MNJ, F. Deycard soutient que «
les solidarités familiales ont modéré les
mécontentements, mais l'absence des perspectives de progression sociale
de combattants de la première heure, alors qu'ils se montraient
dé<4 peu satis faits de la qualité des postes
réservés, a produit un fort sentiment de frustration
»3. C'est aussi le sens qu'il faut donner
à la requête du FLAA en 2006 qui demandait que les 25 500 000 F
CFA destinés à ses dix sept (17) Cadres soient partagés
entre plusieurs personnes en difficultés (martyrs, victimes de guerre,
femmes, etc.).
Ces gestes de solidarité, de redistribution des
richesses, ont fortement contribué à contenir les frustrations
des ex-combattants. Et de façon latente, ces prestations sociales ont
facilité leur intégration dans le système qu'ils ont
combattu. Cette fonction tribunitienne porte donc en elle une dynamique de
stabilisation du système politique. Il en est de même de la
reconversion des élites politiques.
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