CHAPITRE II : POLITIQUE DE REINSERTION ET PHENOMENES DE
PATH DEPENDENCE
Outre la structuration des stratégies des acteurs, les
institutions engagent la dynamique de leur permanence par des
phénomènes de reproduction. La réinsertion des
ex-combattants permet de tester cette hypothèse de l'institutionnalisme
historique en mettant en exergue le processus de reproduction des institutions
(Section 1) et l'impact de cette dynamique d'institutionnalisation (section
2).
Section 1 : La cristallisation de la logique
reproductrice
La reproduction des institutions de gestion post conflit peut
être appréhendée à travers la contrainte
institutionnelle qu'elles incarnent (Paragraphe 1) et les mécanismes de
résistances qu'elles déploient face à un environnement
politique hostile (Paragraphe 2).
Paragraphe 1 : Le HCRP comme contrainte
institutionnelle
L'analyse montre que si la politique de réinsertion a
engagé le processus de sa reproduction telle qu'elle apparaît dans
la dynamique d'auto renforcement du HCRP (A), certains éléments
indiquent des changements de choix politiques de la part du Gouvernement
(B).
A. La dynamique d'auto renforcement
Dans l'explication des dynamiques de reproduction
institutionnelle, les auteurs néo-institutionnalistes s'appuient sur la
notion de « dépendance au sentier»
ou path dépendence1. La dynamique
d'auto renforcement désigne le processus par lequel le HCRP et la
politique de discrimination positive qu'il conduit deviennent des contraintes
pour les pouvoirs publics, à telle enseigne que leur suppression brutale
s'avère difficile.
En effet, sans être impossible, une rupture brutale est
extrêmement coûteuse politiquement. L'institutionnalisme historique
soutient que « lorsqu'un point tournant lance une
société dans une voie institutionnelle, tout changement
subséquent sera balisé par le contexte institutionnel ainsi
formé »2. A la suite des travaux de P.
Pierson, nous retenons deux processus politiques qui concourent à rendre
toute option de rupture coûteuse : le processus d'action
collective et les processus cognitifs
d'interprétation et de légitimation des enjeux de la vie
politique3.
Le premier processus rend compte de la place centrale de
l'action collective dans la vie politique et de la capacité de
résistance des groupes sociaux lorsque leurs intérêts sont
menacés. Cette posture nous permet d'appréhender les
stratégies des ex-combattants pour sauvegarder
1 Cette notion est susceptible de deux acceptations. Une
acceptation large qui met l'accent sur l'importance de la continuité
historique dans l'explication des situations politiques présentes et une
conception étroite et plus précise que traduit l'expression
«increasing returns » (avantages
croissants) en science économique. Cf Paul Pierson, « Increasing
return, path dependence and the study of politics » in
American Political Science Review, vol 94, n°2, juin 2000,
p. 251.
2 André Lecours, op cit, p. 13.
3 Voir à cet effet, Bruno Palier et Guiliano Bonoli,
«Phénomènes de path dependence et
réformes des systèmes de protection sociale »,
Revue Française de Science Politique, vol 49,
n°3, 1999, p.400
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La problématique de la gestion post conflit
au Niger : analyse de la politique de réinsertion des ex-combattants
touaregs
Aofit 2009
leurs intérêts issus de la gestion post conflit.
Ces derniers s'organisent en groupes de pressions puissants, prompts à
faire échec à toute éventuelle remise en cause de ces
acquis sociaux conquis de haute lutte1.
La politique de réinsertion a permis à certains
ex-combattants d'occuper des positions stratégiques dans les
sphères de l'Etat et même de l'économie. En même
temps, en leur conférant une capacité distributive importante,
les institutions ont accru leur pouvoir d'influence et ainsi créé
les conditions de la constitution d'un réseau clientéliste. Cette
politique de l'Etat a paradoxalement favorisé l'émergence d'une
communauté d'intérêts soudée entre des acteurs qui
se combattaient (conflits entre Fronts et Mouvements) ou étaient
divisés sur des questions de leadership (conflits au sein des
structures).
Bref, la réinsertion a favorisé la formation
d'un groupe de pression des ex-combattants en même temps
qu'une policy community que celui-ci constitue avec
les cadres du HCRP. La « force de frappe » des ex-combattants
s'explique aussi bien par l'usage de leurs ressources politiques que par les
opportunités offertes par les institutions. Bénéficiant de
positions stratégiques dans l'appareil d'Etat, les ex-combattants ont
également tiré profit d'un cadre institutionnel favorable. Au
niveau interne, il faut souligner que, malgré la dissolution officielle
des Fronts et Mouvements depuis 2000, ces structures continuent d'exister de
façon informelle. Bien que très peu institutionnalisés et
officiellement désarmés, ces structures disposent encore d'une
organisation stable avec une direction, des ressources et des objectifs...
Mais l'action collective des ex-combattants ne se traduit pas
par des manifestations ou déclarations publiques. Au contraire, elle se
manifeste par des actions discrètes de
lobbying par le truchement du HCRP. Ainsi, par leur promptitude
à s'organiser, les ex-combattants ont réussi à
préserver l'essentiel des acquis obtenus à la faveur de la
réinsertion. C'est ainsi que les quotas obtenus au sein des
différents corps de l'Etat ont pu être préservés par
les actions de la policy community ainsi
créée.
Dans le traitement des révoqués des FNIS, les
ex-combattants ont obtenu le respect des quotas alloués à
l'ex-Résistance au sein de ce corps à travers les remplacements
des éléments révoqués ou ceux ayant
déserté. Cette décision est une clause expresse des
Accords de Paix2. Il en est de même pour les autres corps
militaires et para militaires où chaque vacance de poste provoque
automatiquement une réaction des ex-combattants qui proposent un
remplacement. Ces actions de lobbying des
ex-combattants se traduisent par des rencontres périodiques des acteurs
au HCRP en vue d'évaluer le processus de paix et formuler des
revendications à l'intention des pouvoirs publics.
En 2006, grâce aux pressions des ex-combattants, la
question des Cadres des ex-Fronts et Mouvements a été
réactivée et a donné lieu à des décisions
concrètes. Cette vigilance des ex-combattants sur la politique de
réinsertion explique en partie la permanence du HCRP en tant
qu'institution de gestion post conflit, malgré qu'il soit
considéré (à tort) par beaucoup d'acteurs
1 Dans son ouvrage Dismantling the welfare State ?
Reagan,Thatcher and the politics of retrenchment (Cambridge,
Cambridge University Press, 1994), Paul Pierson montre comment les acquis
sociaux de l'Etat-Providence ont survécu aux politiques
néo-libérales. Dans une perspective similaire, Theda Skocpol a
analysé l'origine et le maintien des politiques sociales aux Etats-Unis
dans son Protecting Soldiers and Mothers: The political origins of
social policy in the United States (Cambridge, Belknap Press,
1992).
2 Elle est contenue précisément dans un
relevé de conclusion. Voir HCRP, Le Relevé de
Conclusions de la Réunion des 4 et 5 mai 2000 relatif aux
intégrations, au désarmement et à la réinsertion
des ex-combattants (mai 2000), page 2.
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La problématique de la gestion post conflit
au Niger : analyse de la politique de réinsertion des ex-combattants
touaregs
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comme un organe ad hoc, le Chef de l'Etat y
compris1. La gestion de la nouvelle rébellion du MNJ a
donné l'occasion pour les ex-combattants de réactiver certaines
de leurs demandes en souffrance depuis des années.
Cet activisme des ex-combattants contribue beaucoup à
dissuader toute tentative de changement de cap de la part de l'Etat. Ceci est
d'autant plus réel que la politique de discrimination positive en faveur
des ex-combattants, en tant qu'acquis important pour ces derniers, a
été fortement intériorisée et banalisée par
une partie de la population, ainsi que le soutient Soumana Souley : «
Pour procéder aux intégrations, il a fallu faire des
entorses à plusieurs lois et règlements. Ilfaut relever que cette
discrimination dite positive a été bien acceptée par les
Nigériens en général qui ont su accompagner le processus
de paix de leur adhésion sans faille même dans les travers de la
discrimination positive »2.
Par ailleurs, comme le montre P. Pierson, pour rompre avec une
politique ou institution établie, « les gouvernements
doivent d'abord chercher à changer les points de vue avant de changer de
politique publique ou d'institution de protection sociale
»3. Il s'agit de la dimension cognitive de la
dynamique d'institutionnalisation des politiques sociales. Au Niger, comme
souligné, la réinsertion des ex-combattants a soulevé
à ses débuts de sentiments de rejet de la part des citoyens, mais
ceux-ci s'en sont accommodés avec le temps, en partie grâce au
discours conciliateur des autorités qui assimilent la réinsertion
à la réconciliation nationale. Pour les ex-combattants, cette
politique est perçue comme légitime parce qu'elle corrigeait une
« injustice ».
En outre, dans leur compréhension des Accords de Paix,
les ex-combattants considèrent la réinsertion comme un processus
continu. En d'autres termes, les problèmes nés de la
réinsertion ne sont pas susceptibles de traitement par les institutions
normales, mais devront être traités comme une composante du
processus de paix. A titre d'exemple, le problème d'un ex-combattant
touareg intégré dans la Fonction Publique ne doit pas être
traité conformément au Statut Général de la
Fonction Publique, mais doit faire l'objet d'un « traitement politique
».
La tendance à la politisation des questions sociales
s'observe aussi dans le traitement de certaines affaires judiciaires dans
lesquelles se trouvent impliqués des ex-combattants4. Cette
lecture des Accords de Paix n'est pas partagée par les acteurs
étatiques et témoigne des divergences d'interprétation des
Accords entre les parties. D'ailleurs, dans le but de circonscrire autant que
faire se peut ces Accords extrêmement vastes et vagues, le HCRP les a
réduits à quatre piliers5.
En réalité, une lecture attentive des Accords
montre que ces quatre politiques ne sont que les conditions du
désarmement (art 13 Accord du 24 avril) ; beaucoup d'autres engagements
de l'Etat sont occultés par cette simplification. La conséquence,
c'est que les ex-combattants ont la possibilité à chaque moment,
au gré de leurs intérêts, de « puiser » dans les
Accords pour
1 Le président Mamadou Tandja désignait le HCRP
comme un organe de mission dans son Discours à la Nation du 23 avril
2008.
2 Soumana Souley, Le processus de paix au Niger
(document non daté), p. 6.
3 Bruno Palier, Guiliano Bonoli, op cit, p. 401
4 Il en est ainsi par exemple de l'affaire Rhissa Ag Boula
arrêté en 2004 pour une affaire de meurtre. Son arrestation fut
politisée par ses partisans qui ont repris les armes pour exiger sa
libération. Voir infra, chapitre 2, section 2,
paragraphe 2 (point B, le recours à la violence).
5 Il s'agit, rappelons-le, de la décentralisation, de
la réinsertion des ex-combattants, du développement et de la
sécurité des zones touchées par le conflit.
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au Niger : analyse de la politique de réinsertion des ex-combattants
touaregs
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légitimer une reprise des hostilités ou
simplement formuler d'autres demandes. Les discours et pratiques du MNJ
procèdent de cette logique.
De l'avis de Soumana Souley, «Les Accords de
Paix sont extrêmes vastes, il est impossible de les appliquer à la
lettre. C'est pourquoi, nous les avons limités à quatre piliers
essentiels qui en représentent la substance. C'est pour éviter de
tomber dans un cercle vicieux qu'il nous parait nécessaire de
répéter à chaque occasion que la réinsertion
socio-économique dans l'Aïr et l'A atvak consacre la~in du
processus de paix»1.
Bref, ces développements révèlent la
difficulté pour le Gouvernement de délégitimer
aux yeux des ex-combattants une politique qu'ils
interprètent d'abord différemment et surtout qu'ils ont fortement
intériorisée. Le même investissement idéologique qui
a été réalisé par le Gouvernement pour
légitimer la discrimination positive aux yeux des citoyens doit
être déployé pour cette fois-ci
déconstruire et
délégitimer cette pratique aux yeux des
bénéficiaires. Depuis quelques années déjà,
la réinsertion des ex-combattants a été
dépolitisée, elle a
intégré la sphère de
l'administration2. C'est donc sur une
question taboue que le Gouvernement est appelé à provoquer un
débat.
En fait, les autorités politiques ne peuvent
s'aventurer à introduire cette controverse dans le débat public
au risque de se compromettre. Une publicisation de ces débats
révélerait les divergences d'interprétation des Accords
entre les parties, mettrait aussi à nu les abus auxquels la
réinsertion a donné lieu en même temps qu'elle donnerait
aux ex-combattants l'opportunité de réactiver les clauses non
satisfaites des Accords. Toutes ces contraintes traduisent des effets d'auto
renforcement qui élèvent le coût d'une action radicale de
l'État pour mettre fin à cette politique dont le HCRP est devenu
le symbole.
Il est clair que toute velléité de suppression
du HCRP sera interprétée par les ex-combattants comme une
déclaration de guerre. Une telle hypothèse est très peu
envisageable du fait de la vigilance des ex-combattants. L'hypothèse
d'un débat public pour déconstruire la
réalité et imposer une nouvelle grille de lecture n'est pas pour
autant praticable, vu ses implications politiques dangereuses.
Ces contraintes maintiennent la politique dans une situation
de policy lock in. Mais au regard de certaines
mesures initiées par le président Mamadou Tandja, cette
conclusion mérite d'être relativisée.
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