B. La capacité distributive des
élites
La capacité distributive désigne «
le contrôle de l'attribution d'emploi, de prébendes ou
de privilèges »1. Ce concept traduit
parfaitement le pouvoir de médiation dont avaient
bénéficié les Chefs et Cadres dans le processus de
réinsertion des ex-combattants. Cette capacité distributive
apparaît comme une véritable ressource politique pour ces acteurs.
Elle a consisté à leur accorder la faculté exclusive
d'identifier leurs combattants et d'en transmettre les listes au HCRP dans
toutes les étapes de la politique.
C'était à eux qu'il appartenait d'établir
la liste nominative de leurs combattants destinés à une
prestation quelconque (intégration, réinsertion
socio-économique, etc.). L'authenticité de ces listes est ainsi
certifiée par la signature du Chef de Front ou de Mouvement. Il s'agit
là d'une institution, d'une norme de travail entre le HCRP et les
différentes structures armées. Cette loi non écrite a eu
pour implication d'établir des rapports de pouvoir asymétriques
entre les Chefs et leurs combattants.
En effet, c'est grace à cette capacité
distributive que les élites ont pu se constituer une clientèle.
Ils ont ainsi intégré beaucoup de personnes totalement
étrangères à la rébellion ou, en tout cas, ne
répondant à aucune acceptation de la notion de
combattant2. A ce stade de la politique, les ressources politiques
des combattants au sens actif du terme qui reposaient sur les capacités
militaires s'étaient vues supplantées par d'autres ressources qui
reposent sur le degré de parenté avec le Chef de Front ou
Mouvement et/ou sur le niveau d'instruction. Ce changement
1 Op cit, p. 59.
2 Beaucoup d'ex-combattants font valoir que le combattant
n'est pas seulement celui qui se bat sur le terrain, la notion recouvre tous
ceux qui, d'une façon ou d'une autre, ont contribué à la
défense de la cause touarègue. Il peut s'agir par exemple des
agents de renseignements, des bailleurs de fonds, des rédacteurs de
tracts etc.
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au Niger : analyse de la politique de réinsertion des ex-combattants
touaregs
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de rapport de forces internes à ces structures rend
compte de la nature dynamique du phénomène du
pouvoir.1
Comme le constate Frédéric Deycard,
«pour les chefs de front, les nominations sont vite devenues
un moyen d'asseoir leur pouvoir sur leurs tribus et sur leurs hommes. Le
processus d'intégration leur a en effet donné un rôle
central, puisqu'ils sont chargés de l'élaboration des listes des
noms. Ces listes sont rapidement devenues l'enjeu des négociations au
sein des tribus et entre fronts, chacun jouant de son influence pour
négocier l'ajout d'un nom et le faire valider auprès des
instances en charge de l'organisation de
l'intégration.»2.
Mais outre la souplesse de la notion de combattant, d'autres
facteurs ont expliqué l'attribution des postes à des
non-combattants. D'abord, au regard des modalités de
détermination des quotas, certaines structures ont pu acquérir
plus de quotas qu'ils n'ont de combattants, particulièrement grâce
à la puissance de leur armement. Ces places vacantes ont
été ainsi attribuées et même vendues à des
non-combattants selon plusieurs témoignages.
Une autre explication de ce phénomène
réside dans le fait que certaines structures n'avaient pas dans leurs
rangs des éléments instruits capables d'occuper certains postes
à elles attribués (officiers, fonction publique,
université, etc.). Les Chefs ont alors fait appel, en toute
indépendance, à d'autres nigériens ressortissants ou non
de leur région. En outre, il faut souligner que beaucoup de combattants
sont rentrés en Libye après les Accords de Paix. C'est le cas des
combattants des FARS, le Front le plus puissant dont environ 70% des
combattants sont rentrés en Libye. Ces départs, ou du moins ces
retours s'expliquent par des logiques à la fois utilitaires et
axiologiques.
La logique utilitaire procède d'une
rationalité en finalité8
car, établis en Libye depuis des années et
bénéficiant d'une situation matérielle meilleure dans ce
pays, ces combattants ne pouvaient accepter l'offre de l'Etat qu'ils estimaient
dérisoire. La logique axiologique se rapporte à une
rationalité en valeur qui résulte d'une
forte intégration de l'individu dans sa communauté. Pour
beaucoup, la lutte armée n'était pas un acte
intéressé, elle s'inscrit plutôt dans l'accomplissement
d'un rôle sociologique.
Bref, tous ces facteurs ont accru la capacité
distributive des Chefs qui ont eu les mains libres pour déterminer leurs
« combattants » et faire de bons « investissements
» selon le mot d'un responsable de la Milice Peulh. La
conséquence de cette gestion patrimoniale a été
également d'exclure certains combattants au sens strict du terme. En
effet, il y a eu certains combattants qui ont eu maille à partir avec
leur «hiérarchie» ou
«Etat-major» et ont été ainsi
exclus du processus par les Chefs. Ces derniers ont la capacité de
modifier à tout moment les listes qu'ils transmettent au HCRP. Ce sont
les Chefs qui définissent le combattant. Et pendant tout le processus,
ils ont fait et défait les combattants au gré de leurs humeurs et
de leurs intérêts4. C'est ainsi qu'en 2006,
1 Ce phénomène est aussi réel dans le
champ des relations internationales où comme le soutient P. de
Senerclens, « la puissance se comptabilise alors en termes de
divisions, de chars, d'avions, d'artillerie, mais aussi de stratégies,
de ressources économiques, de logistique, de commandement et de
géographie. En temps de paix, lorsque les risques d'un engagement
militaire, lorsque le recours à la guerre n'est plus d'actualité,
ces facteurs de puissances peuvent devenir d'un faible
apport», in P. de Senerclens, La politique
internationale, Paris, Arman Colin (compact), 11è
édition, 2002, p. 32.
2 F. Deycard, « Le Niger entre deux feux. La nouvelle
rébellion du MNJ face à Niamey » in Politique
africaine, n°108, décembre 2007, p. 134.
3 La distinction entre rationalité en finalité
et rationalité en valeur est de Max Weber. Voir R. Boudon et F.
Bourricaud, Dictionnaire critique de sociologie,
Paris, PUF, 2004, pp.471-488.
4 Certains ex-combattants en brouille avec leurs Chefs et
exclus du processus par ces derniers étaient obligés de prendre
contact directement avec les agents du HCRP à Niamey. Pour justifier
leur qualité de combattant, ils
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lorsque la réunion des Chefs et Cadres du 15 juin 2006
décida de remplacer les emplois promis à 300 ex-combattants dans
les Sociétés d'Etat par des pécules (1 500 000 F CFA
chacun), les listes ont automatiquement changé. En fait, ces
ex-combattants devaient bénéficier des emplois subalternes dans
les Sociétés d'Etat (gardiens, planton, etc.), ce qui
était peu attrayant. La promesse de l'argent frais aiguisa les
appétits, les Chefs firent ainsi bénéficier à leurs
proches les pécules au détriment des vrais combattants qui
attendaient ces prestations depuis dix (10) ans.
D'ailleurs, la décision d'octroyer des pécules
en lieu et place des emplois a été fortement influencée
par les Chefs de Fronts et de Mouvements. L'approche du HCRP a consisté
dans un premier temps à concevoir un programme de réinsertion
socio-économique au profit de ces ex-combattants1 ; programme
qui n'a pu être exécuté, faute de financement. Ensuite, le
HCRP a cherché des opportunités d'emplois pour ces ex-combattants
dans les sociétés exploitant les ressources minières dans
le Nord à l'exemple de Areva. Des démarches auprès de
cette société avaient même été
engagées à cet effet par le Haut Commissaire.
Cette institution qui donne carte blanche aux Chefs fut
également appliquée dans le traitement des problèmes de
révocations d'ex-combattants au sein des FNIS. Lorsqu'il fut
décidé de réintégrer, si possible, les
ex-combattants « révoqués pourfautes
mineures», c'était aux Chefs qu'il fut demandé
de transmettre les listes de leurs éléments. Dans la
correspondance que le HCRP adressa aux Fronts et Mouvements en 2006, on pouvait
lire : « ... vous voudrez bien me faire parvenir pour examen
la liste des éléments des USS révoqués dont vous
estimez que la réintégration est souhaitable2 avec
les motifs et dates des actes ».
En termes clairs, le Chef a la possibilité d'exclure,
selon ses humeurs, certains des éléments de sa structure
concernés par la révocation. Il peut ainsi faire
réintégrer celui qui est coupable de la pire des fautes et
refuser celui qui en a commis la plus légère. Dans le fond, cette
norme de travail donne une partie de l'explication de la résurgence de
la rébellion depuis début 2007 avec l'avènement du MNJ.
L'émergence de cette nouvelle rébellion a été
précipitée par les conflits internes au FLAA qui était
divisé en deux parties rivales : le clan de Rhissa Ag Boula, Chef de
Front et celui des Frères Alambo (Boubacar et Aghali3).
Ce dernier clan s'estimait marginalisé dans la
réinsertion, arguant que Rhissa Ag Boula se taillait la part belle sans
que l'Etat n'intervienne pour l'en empêcher. La faction Alambo fut, en
effet, exclue dans le traitement des 300 ex-combattants initialement
destinés aux Sociétés d'Etat (soit 25 500 000 F par
structure) et également pour la réinsertion
socio-économique dans l'Aïr et l'Azawak où le FLAA avait un
quota de 220 places.
En signe de protestation, les Alambo adressèrent une
lettre au HCRP signé par 146 ex-combattants (n'est ce pas l'embryon du
MNJ ?) demandant à l'Etat de prendre des dispositions pour arrêter
la gestion patrimoniale de leur Front par Rhissa Ag Boula. Les tentatives de
présentent souvent les armes ou tout autre
matériel de guerre qu'ils détiennent (radio de transmission par
exemple) et tentent de les échanger contre une prestation quelconque du
HCRP.
1 Voir HCRP, Programme de réinsertion
socio-économique de trois cent (300) ex-combattants initialement
prévus dans les Sociétés et les Projets de
Développement, février 2006.
2 Souligné par nous.
3 Aghali Alambo est le chef du MNJ. Son frère Boubacar
a trouvé la mort dans l'attaque la plus sanglante qu'ils ont
menée contre les FAN le 22 juin 2007 à Tizerzet.
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médiation du Haut Commissaire ne donnèrent aucun
résultat1. Aghali Alambo finit par rejoindre son frère
qui avait déjà pris le maquis. Ainsi, la rupture entre les deux
factions rivales du FLAA fut la goûte d'eau qui fit déborder le
vase. L'explication de ce conflit interne réside fondamentalement dans
l'institution qui donne au Chef de Front le pouvoir discrétionnaire de
partager seul le « gâteau ».
Mais pourquoi l'Etat, à travers le HCRP, n'a-t-il pas
tenté de pénétrer ces Fronts et Mouvements afin de traiter
directement avec les combattants ? Pour le Colonel Laouel Chékou
Koré, ancien Haut Commissaire, « il était
pratiquement impossible de connaître ni le nombre, ni l'identité
des combattants sans la médiation des Chefs
»2. En plus, selon cet officier, l'Etat a
dû fermer les yeux sur les logiques internes aux Fronts afin de
créer un cadre apaisé pour le processus de paix.
Les institutions, en rendant certaines options possibles et
d'autres impossibles ou difficiles, structurent les choix et les comportements
des acteurs. Les comportements de type clientéliste des Chefs rebelles
témoignent éloquemment de la pertinence de cette
hypothèse. De même, les institutions, en limitant les options et
marges de manoeuvre de la faction Alambo ont conduit celle-ci à recourir
aux armes. Selon certaines sources, Aghali Alambo aurait même
tenté vainement de rencontrer le Chef de l'Etat sur cette question.
Les institutions donnent aux acteurs l'information fiable qui
autorise le calcul rationnel. Le Chef de Front a l'intime conviction que seule
sa signature fait autorité au HCRP, il peut ainsi faire fi des
réactions de ses rivaux. Les Alambo avaient, en effet, transmis une
liste pour les dix sept (17) ex-combattants devant bénéficier des
pécules, contre la liste « officielle » transmise par le Chef
de Front. C'était finalement celle-ci qui fut admise. D'ailleurs, Rhissa
Ag Boula, contrairement à son habitude, se déplaça en
personne au HCRP pour rappeler que le FLAA n'a qu'un seul Chef...
1 Une des pistes envisagée était de proposer
à Aghali Alambo, qui fut sous-préfet de Tchirozérine suite
aux Accords de Paix, un poste politique comme Conseiller à la Primature.
Quand à son frère Boubacar accusé d'être responsable
de la mort d'éléments des FDS, le HCRP envisageait de lui faire
accorder une amnistie.
2 Entretien à Niamey, 26 mars 2008.
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