Paragraphe 2 : Les relations de pouvoir entre les
ex-combattants
Les institutions consacrent des rapports asymétriques
de pouvoir entre les ex-combattants d'une part à travers la
primauté des Fronts rebelles sur les Mouvements d'autodéfense
(A), et d'autre part à travers la capacité distributive des
élites au sein de chacune de ses structures (B).
A. La primauté des Fronts sur les Mouvements
La mise en oeuvre de la politique de réinsertion des
ex-combattants touaregs a fait apparaître d'énormes
disparités entre les dix sept (17) structures en termes de ressources
politiques. Ces disproportions résultent en partie des institutions,
c'est-à-dire des normes à partir desquelles les
différentes structures armées ont été
classées sur un continuum. Ces normes reposent sur le poids des Fronts
et Mouvements, lui-même déterminé à partir de la
puissance militaire et de l'effectif théorique.
En fait, ces normes dissimulent un autre critère de
classification qui aurait donné des résultats différents,
s'il avait été pris en compte. Il s'agit de la distinction entre
les organisations rebelles, appelées Fronts et
les organisations communautaires d'auto défense appelées
Mouvements. Du point de vue de l'Etat, les Fronts
sont considérés comme les plus dangereux car, en tant que
rébellion, ils s'attaquent aux intérêts de l'Etat et
défendent des revendications politiques et identitaires qui menacent
l'unité nationale et l'intégrité territoriale.
Quand aux Mouvements d'auto défense, ils apparaissent
plutôt comme des alliés du pouvoir contre les rébellions,
même s'ils lui disputent le monopole de la violence sur son territoire,
critère essentiel de l'Etat selon Max Weber. En effet, les Mouvements
d'auto défense ont fortement contribué à affaiblir les
rébellions armées touarègues et toubous. C'est pourquoi,
dès les Accords du 9 octobre 1994, la CRA tenait fermement au
désarmement des Comités d'auto
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au Niger : analyse de la politique de réinsertion des ex-combattants
touaregs
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défense de Tassara dans l'Azawak1. Le
désarmement de ces Mouvements fut un des points de discorde entre les
parties pendant cette période.
Il faut dire que l'implication de ces Mouvements d'auto
défense dans la politique de réinsertion des ex-combattants
relève d'un paradoxe car les communautés concernées n'ont
jamais pris les armes contre l'Etat. En plus, ces Mouvements n'étaient
pas constitués de personnes désoeuvrées et sans
perspective à l'image de la majorité des combattants touaregs et
toubous. Aussi bien dans les communautés arabes que peulh, les
combattants de ces milices étaient des citoyens ordinaires qui vaquaient
à des occupations précises. Leur « réinsertion »
ne fait donc pas sens.
Dans l'Azawak, l'explication de leur implication réside
dans le fait que la rébellion touarègue a fait de leur
désarmement une condition essentielle de son propre désarmement.
Et ces miliciens ont négocié en retour des prestations de la part
de l'État. Ce schéma a été reproduit à l'Est
avec les milices arabe et peulh opérant dans cette zone. Mais certains
ex-rebelles touaregs contestent énergiquement l'attribution des postes
aux milices arabes.
Pour Goumour Ibrahim, Chef du MRLN, « le vrai
vol dans tout ce processus, c'est le fait qu'on ait donné des postes aux
miliciens Arabes. C'est nous qui avons fait la rébellion, et c'est
d'autres qui bénéficient des retombées de notre combat. En
fait, le Gouvernement voulait simplement récompenser ses alliés
»2. Si dans l'Azawak, les Touaregs et les Arabes
se sont réellement affrontés, il n'en est pas de même
à l'Est. En effet, selon les rebelles toubous, les Arabes de N'guigmi se
sont constitués en une milice fictive avec leur consentement bien
après les Accords de Paix, tout juste pour bénéficier des
mêmes avantages que leurs frères de l'Azawak.
C'est du moins ce que nous a confié Moustapha Issoufou,
Cadre du FDR : «Nous n'avons jamais eu de conflit avec les
Arabes de N'guigmi avec lesquels nous avons beaucoup de liens socioculturels.
Certains d'entre eux nous ont approché pour nous faire savoir qu'ils
voulaient constituer une milice afin de bénéficier des avantages
du processus de paix, et nous n'avons pas opposé de résistance.
Nous nous sommes affrontés avec les Arabes Mohamides qui sont Tchadiens.
Avec les miliciens Peulh, nous nous sommes affrontés, mais de
façon très modérée
»3.
Le processus de paix était d'abord une affaire entre le
Gouvernement et les Fronts rebelles. Mais dans la définition de
critères et des modalités de réinsertion, cette
suprématie des Fronts sur les Mouvements s'est quelque peu
atténuée. Avec l'adoption des critères de
détermination des poids des structures basées sur l'armement, on
s'est rendu compte que certains Mouvements d'auto défense étaient
plus puissants que beaucoup des Fronts rebelles.
En conséquence de quoi, certains de ces Mouvements ont
été paradoxalement mieux « servis » que ces Fronts
rebelles. A titre d'illustration, deux des Mouvements Arabes de l'Azawak,
à savoir le CAD (5,58%) et le CVT (7,76%), étaient militairement
plus forts que certains Fronts touaregs comme le FPLN (2,8%), l'ARLN (3,35%),
le MRLN (5,45%), le FFL (4,12%) et les FAR/ORA (2,11%). Les Mouvements sont
d'autant plus été avantagés par ces normes de
répartition que celles-ci donnaient moins de poids aux effectifs des
structures (80% armement, 20% effectif).
Le continuum de pouvoir entre structures armées qui
crée une inégalité entre celles-ci est donc une
conséquence des institutions, des normes retenues pour attribuer les
quotas. Mais dans
1 Voir HCRP, Note sur la question de la
rébellion armée, mars 1995, p. 4.
2 Entretien à Niamey le 25 septembre 2008.
3 Entretien à Niamey le 2 octobre 2008.
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au Niger : analyse de la politique de réinsertion des ex-combattants
touaregs
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la mise en oeuvre de la politique de réinsertion, cette
asymétrie théorique de pouvoir engendrée par les
institutions fut minimisée par l'intervention d'autres variables. Il
s'agit des stratégies des acteurs. La réinsertion des Chefs et
Cadres a permis à ces derniers d'investir les sphères du pouvoir
et, à certains devenus entrepreneurs politiques efficaces, d'accumuler
un capital social (P. Bourdieu) considérable.
La réinsertion des élites, étant
laissée à l'application du Chef de l'Etat, le degré de
proximité avec ce dernier était devenu une ressource
valorisée. En plus des Chefs ou Cadres occupant des postes
ministériels, quatre (4) Chefs occupent des fonctions politiques
à la Présidence de la République1. Mohamed
Anacko par exemple, l'actuel Haut Commissaire, était avant sa nomination
en 2005 à ce poste, Conseiller à la Présidence avec rang
de ministre. Aujourd'hui, à la tête du HCRP, il devient le Chef le
plus influent sur la politique de gestion post conflit en
général, et la politique de réinsertion des ex-combattants
en particulier.
L'impact de ces luttes de positionnement a été
de rompre, dans une certaine mesure, les hiérarchies établies par
le poids des Fronts et Mouvements. D'ailleurs, depuis quelques années,
le HCRP ne travaille plus avec les poids des différentes structures
déterminés pour servir de critère de répartition
des postes. Pour la réinsertion socio-économique des
ex-combattants dans l'Aïr et l'Azawak par exemple, chaque Front ou
Mouvement dispose d'un quota de 220 ex-combattants. De même pour la
réinsertion des 250 Cadres en 2006, chaque structure était
invitée à fournir une liste de 14 ex-combattants.
Cette rupture avec les normes est le résultat des
stratégies de certains Chefs qui, s'estimant
«lésés» par les institutions, ont toujours
plaidé pour un traitement égal dans le partage des avantages.
Outre les ressources liées à la position politique qu'ils
occupent, le réalisme politique de certains Chefs et Cadres les a
conduits à s'engager activement dans les partis politiques. Ainsi, en
plus des ressources liées à leur statut d'ancien Chef de guerre,
bénéficiant de poste politique à vie, certains ont accru
leur capacité d'influence en intégrant le « système
» des partis politiques.
Il est bien connu qu'au Niger comme ailleurs en Afrique, selon
des lois non écrites, la distribution des postes politiques importants
s'est toujours faite sur la base de l'équilibre ethno régional.
Tous les Gouvernements tentent d'apparaître comme un échantillon
de la nation. Si au temps des régimes autoritaires, ce dosage ethno
régional se faisait par pure cooptation, avec l'avènement de la
démocratie, il est réalisé à partir des logiques
internes aux partis politiques composant la coalition au pouvoir.
A ces deux critères s'est ajouté l'exigence pour
tout régime politique de respecter le quota accordé aux
représentants de l'ex-Rébellion depuis les Accords de
Paix2. De ce point de vue, le cumul de ces trois ressources par un
acteur devient une source d'influence potentielle qui peut se traduire en
pouvoir réel lorsqu'elle est savamment mobilisée par celui-ci.
Parmi les élites de la Rébellion, certains se sont
avérés être de vrais entrepreneurs politiques.
1 Il s'agit de Alhadi Alhadji (FPLN), Maazou Boukar (Milice
Peulh) et Ali Sidi Adam (FARS) tous les trois Conseillers à la
Présidence et de Goumour Ibrahim (MRLN), Chargé de mission
à la Présidence. Voir supra tableau
N°3, première partie, chapitre 2.
2 C'est du moins ce qu'en pensent les anciens Chefs rebelles
touaregs. Si les décideurs politiques respectent ces quotas, c'est moins
parce qu'ils les considèrent comme une clause des Accords de paix que
pour améliorer la légitimité de leurs partis auprès
des ex-combattants et sympathisants de la rébellion. C'est pourquoi
d'ailleurs ils tentent d'enrôler les anciens rebelles dans leurs partis
afin de les assimiler à la logique partisane.
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au Niger : analyse de la politique de réinsertion des ex-combattants
touaregs
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On peut citer deux exemples. Celui d'abord de Issa Lamine,
Chef du FDR, actuel ministre de la Santé Publique et militant actif de
la Convention Démocratique et Sociale (CDS Rahama). Il cumule trois
ressources : Chef de la seule rébellion armée de l'est du pays,
représentant de cette région et d'un groupe ethnique minoritaire
(les Toubous), membre du Bureau Politique National du deuxième parti
membre de la coalition au pouvoir.
Il en est de même pour le Chef de l'ORA, Rhissa Ag
Boula. Celui-ci avait milité dans le Mouvement National pour la
Société de Développement (MNSD Nassara), le parti au
pouvoir depuis 1999. Sa présence au Gouvernement sept (7) durant
(1997-2004) s'expliquait aussi par ses ressources politiques incontestables :
il était assurément le plus charismatique des Chefs rebelles
touaregs, il incarnait les intérêts de la région d'Agadez
et enfin, défendait les couleurs du parti au pouvoir dans cette
même région.
Toutes ces logiques stratégiques des acteurs ont
finalement rompu les disparités établies à partir de la
puissance militaire des Fronts et Mouvements. Ceci confirme une fois encore,
qu'en temps de paix, les rapports de forces au sein et entre les structures
armées changent. Ces développements montrent également que
les institutions interagissent toujours avec d'autres variables explicatives
pour engendrer des résultats politiques. L'analyse des pouvoirs
conférés aux élites par les institutions procède de
cette même logique.
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