Section 2 : Les relations de pouvoir
asymétriques entre acteurs
L'organisation institutionnelle de l'Etat et de toute
entité produit des inégalités de pouvoir et de ressources
entre acteurs. Pour M. Gazibo et J. Jenson, « c'est
l'organisation institutionnelle qui détermine les rapports de force
entre acteurs »3. Cette hypothèse de
l'institutionnalisme historique est testée dans
1 Les ex-combattants avaient rejeté le montant des
subventions (165 000 FCFA par ex-combattant) que le projet leur proposait.
Selon le témoignage d'un d'entre eux à cette occasion, en 1995,
quand il déposa les armes, alors célibataire, il pouvait accepter
cette somme. Mais dix ans après, devenu père de famille, cette
subvention est inacceptable.
2 Les anciens rebelles des zones de l'Aïr et de l'Azawak
exigeaient un statut d'ancien chef de Front qui leur permette de circuler dans
leurs zones comme des «autorités»
pour échapper aux contrôles de routines des Forces de
Défense et de Sécurité qu'ils qualifient de «
tracasseries ».
3Op cit, p. 209.
76
La problématique de la gestion post conflit
au Niger : analyse de la politique de réinsertion des ex-combattants
touaregs
Aofit 2009
les relations institutionnelles entre les acteurs
étatiques (Paragraphe 1) et les relations de pouvoir entre les
ex-combattants (Paragraphe 2).
Paragraphe 1 : Les relations entre acteurs
étatiques
Les relations au niveau des acteurs étatiques sont
examinées d'abord dans l'organisation interne du HCRP (A) et ensuite
dans les rapports que celui-ci entretient avec les autres institutions de
l'Etat (B).
A. L'organisation interne du HCRP
Au terme de l'arrêté n°005/PRN du 24
février 1994 portant organisation et fonctionnement du HCRP, cette
institution est organisé comme suit :
- le Cabinet du Haut Commissaire composé du Chef de
Cabinet, de un ou deux Conseillers Techniques et du Secrétariat
Particulier ;
- le Secrétariat Général comprenant un
Service des Etudes et de la Documentation, un Bureau d'Ordre et un
Secrétariat ;
- le Département des Affaires Politiques et Juridiques
;
- le Département des Affaires Economiques et
Sociales.
L'arrêté crée également
auprès du HCRP une Commission de Restauration de la Paix composée
de «personnalités représentatives de la
société civile issues de toutes les régions du pays
». Organisé sur le modèle des
ministères, le HCRP est avant tout une institution administrative. Le
Haut Commissaire qui a rang de ministre, dispose administrativement d'un
pouvoir hiérarchique, c'est-à-dire, d'un pouvoir d'injonction
institutionnalisé1. De par cette configuration
institutionnelle, le Haut Commissaire dispose d'un pouvoir de dernier ressort
sur les politiques de l'institution.
Cette suprématie peut être illustrée par
le traitement des correspondances. Selon le circuit de transmission des
informations, c'est le Secrétaire Général qui examine le
premier les correspondances, donne un avis consultatif et transmet au Haut
Commissaire à qui il revient de prendre la décision finale. Ce
dernier peut éventuellement se faire assister par ses Conseillers ou les
Chefs de Départements selon la nature de la question. Le
Secrétaire Général assure l'intérim du Haut
Commissaire en cas d'absence ou d'empêchement.
Dans le fonctionnement réel de l'institution, les
pouvoirs du Haut Commissaire et du Secrétaire Général
s'exercent en collaboration avec les Chefs des Départements et le
Conseiller Technique. La décision est également influencée
par les groupes extérieurs à l'institution, notamment les
ressortissants de la politique de réinsertion des ex-combattants.
D'où le caractère néo-corporatiste
du processus décisionnel. En fait, la détention par
le Haut Commissaire des ressources statutaires est contrebalancée par
les ressources politiques diverses (informationnelles, statutaires etc.) que
détiennent les cadres techniques de l'institution.
L'analyse des politiques publiques distingue trois types de
fonctions exercées par l'administration dans l'action publique : la
«mise en forme » des normes, la
«mise en oeuvre» des
1 Phillipe Braud distingue le pouvoir d'influence
qui repose sur la séduction (et exclut la contrainte) et
le pouvoir d'injonction. Ce dernier s'appuie sur la
menace de sanction et revêt trois modalités : injonction de fait,
injonction morale et injonction basée sur la règle de droit.
Cette dernière modalité est la forme la plus
institutionnalisée. Voir Sociologie politique,
op cit, p. 41.
77
La problématique de la gestion post con~lit
au Niger : analyse de la politique de réinsertion des ex-combattants
touaregs
Aofit 2009
politiques arrêtées et l'intermédiation
entre l'État et les groupes d'intérêts.1
L'existence de ces règles pragmatiques réduit
considérablement la marge de manoeuvre du politique. Toutefois, en
dépit de ces contrepoids, il demeure que l'organisation institutionnelle
place le Haut Commissaire au centre de la décision. Cette
asymétrie de pouvoir entre acteurs institutionnels internes
entraîne des conséquences pratiques en termes de comportements des
acteurs.
Ainsi, le Haut Commissaire, en tant que principal
décideur, imprime sa marque sur le processus de mise en oeuvre de la
politique de réinsertion. Son Cabinet devient le lieu d'articulation des
demandes des ex-combattants car étant perçu par ceux-ci comme le
lieu stratégique de la décision. Cette réalité est
empirique car l'absence du Haut Commissaire peut se savoir à la seule
observation du niveau d'affluence des visiteurs dans l'enceinte de
l'institution.
D'ailleurs, l'intérim du Haut Commissaire ne traite
jamais des questions sensibles, d'où une paralysie de l'institution
pendant ses périodes d'absence. Les stratégies des ressortissants
ont donc consisté à établir et entretenir de bonnes
relations avec les Haut Commissaires afin de sauvegarder le système de
décision néo-corporatiste qui s'est
établi avec le temps.
Cette stratégie de « séduction » du
Haut Commissaire par les ressortissants est d'autant plus aisée que les
élites de la Rébellion occupent des postes politiques aussi
importants et stratégiques que le sien. C'est le cas des ex-Chefs
rebelles siégeant au Gouvernement comme Mohamed Akotey et Issiad Ag
Kato, respectivement ministre de l'Environnement et de la Lutte contre la
Désertification et ministre des Ressources Animales.
Cependant, par réalisme, et pour se mettre à
l'abri des aléas liés au changement de direction à la
tête de l'institution, les ex-combattants ont noué des rapports
étroits avec les principaux cadres de l'institution. La
fidélisation de ces cadres était d'autant plus aisée qu'il
y a eu très peu de rotation des agents au sein du HCRP. A titre
d'exemple, Mr Sani Gonda et Mr Soumana Souley, respectivement Secrétaire
Général et Conseiller Technique du HCRP sont en poste depuis la
création de l'institution en 1994.
Ces cadres sont les véritables architectes des
politiques du HCRP par leur maîtrise de l'information et leur
expérience. Si les successions entre militaires et civils à la
tête de l'institution ont eu des impacts en termes de style de
commandement, il demeure que l'orientation de la politique de l'institution est
restée la même.
En clair, l'organisation institutionnelle, en instituant une
asymétrie de pouvoir entre acteurs institutionnels, n'a pas
entraîné une monopolisation totale de la décision par le
Haut Commissaire. Dans la réalité, c'est surtout la perception
des acteurs extérieurs à l'institution qui explique le
déploiement des stratégies en direction du Haut Commissaire.
D'autres variables interviennent pour expliquer le niveau
d'intérêt inégal que les ex-combattants accordent aux
cadres de l'institution. D'abord, par leur origine ethnique, certains cadres
sont jugés « peu recommandables», indignes de confiance par
certains anciens rebelles. Ces préjugés s'expliquent en
réalité, non pas par l'origine ethnique de ces agents, mais par
leur conception des Accords de Paix.
Par une démarche manichéenne, les membres du
personnel du HCRP sont catégorisés en deux groupes selon qu'ils
soient favorables ou non à la discrimination positive. Les
ex-combattants désireux de faire aboutir leurs revendications ciblent
leur interlocuteur selon la rigidité de ses positions sur la politique
de réinsertion, c'est-à-dire selon son degré de sympathie
pour la cause touarègue.
1 Philippe Bezez, «Administration» in Laurie Boussaguet
et al, op cit, pp. 32-41.
78
La problématique de la gestion post conflit
au Niger : analyse de la politique de réinsertion des ex-combattants
touaregs
Aofit 2009
Ce degré de sympathie est apprécié par la
propension à faire de concessions, à passer des compromis, voire
à fermer les yeux sur les abus. Le Secrétaire
Général Sani Gonda par exemple, malgré l'importance de son
poste dans l'organisation institutionnelle, est très peu
fréquenté par les ex-combattants à cause de sa
fermeté, de son refus de transiger sur des principes. Il en est de
même pour le Conseiller Technique Soumana Souley. En 2006, un
ex-combattant touareg nous a confié que celui-ci était «
responsable de tous les blocages que connaît la
réinsertion des ex-combattants depuis le début
»1.
Par contre, le Directeur des Affaires Economiques, Sociales et
Culturelles (DAES/C), Chipkaou Oumarou semble plus chanceux. Il est mieux
courtisé pour deux raisons. D'abord en raison de la centralité de
son poste, ensuite grâce à la souplesse de sa personnalité
et de son fair play. De par sa fonction, il s'occupe,
entre autres, de l'identification des ex-combattants destinés à
la réinsertion socio-économique. C'est lui qui reçoit les
listes des ex-combattants établies par les responsables des
différentes structures et gère la base de données. Il
s'agit d'un poste stratégique dans la mesure où, le plus souvent,
au gré des intérêts, ces listes sont modifiées par
les responsables des structures concernées.
De tels agissements et abus se seraient heurtés
à des rejets complets, n'eut été le fairplay
et le sens de modération qui caractérisent le
personnage. Mais la complexité du processus décisionnel au HCRP
entraîne une diversification des partenaires qui conduit à
traiter, malgré soi, avec les autres cadres. En effet, le
Secrétaire Général reste formellement incontournable par
ses ressources statutaires. A l'exception du Haut Commissaire, aucun cadre ne
peut expédier une correspondance à l'extérieur sans son
avis, et toutes les correspondances extérieures passent obligatoirement
par lui.
Ce contrôle de l'information dans l'administration est
une ressource politique importante, surtout lorsqu'il s'agit des questions
controversées sur lesquelles les agents ne partagent pas les mêmes
opinions. Les cadres reconnus pour leur intransigeance sont souvent
contournés malgré leur position statutaire. L'une des
stratégies consiste à solliciter directement l'intervention du
Haut Commissaire qui peut, à partir de son Cabinet, expédier
certaines correspondances.
Un exemple de ces questions controversées était
le cas des 33 ex-combattants diplômés de l'Ecole Nationale
d'Administration (ENA). Ces derniers avaient sollicité en 2006 une
intervention du HCRP pour une intégration directe à la Fonction
Publique « dans le cadre de la consolidation de la paix
». Or, de l'avis de la majorité des cadres du HCRP,
les Accords de Paix n'ont jamais prévu que les ex-combattants admis dans
les écoles professionnelles au titre de l'intégration devaient
être intégrés directement à la Fonction Publique
après leur formation.
Ce point de vue n'est pas partagé par certains cadres
du HCRP qui épousent la position des ex-combattants. Ceux-ci invoquent
l'argument que l'intégration reste inachevée tant que les
ex-combattants formés n'ont pas bénéficié d'une
intégration professionnelle dans un corps de l'Etat. Pour
répondre à cette sollicitation, le HCRP est amené à
expédier des correspondances aux ministères concernés
(Finances, Fonction publique etc.) avec une argumentation solide. Il va de soi
qu'une telle démarche n'est pas pour enthousiasmer les cadres
défendant l'avis contraire. D'où la nécessité de
les contourner...
Ces phénomènes de pouvoir en marge du cadre
institutionnel formelle appellent donc à reconnaître le poids des
variables extra institutionnelles dans l'explication des comportements des
acteurs. Au-delà de l'asymétrie des pouvoirs que consacrent les
institutions, les acteurs disposent
1 C'était lors de la réunion des ex-Chefs de Fronts
et de Mouvements des 15 et 15 juin 2006 au HCRP à Niamey.
79
La problématique de la gestion post conflit
au Niger : analyse de la politique de réinsertion des ex-combattants
touaregs
Aofit 2009
toujours d'une marge de manoeuvre. La science politique a
toujours démontré que les relations de pouvoirs ne sont jamais
unidirectionnelles. Les relations que le HCRP entretient avec les institutions
extérieures confirment cette réalité.
|