Les institutions se présentent comme une contrainte et
un facteur structurant des comportements des acteurs dans leur dimension
informelle. Cette capacité des normes informelles à modeler les
attitudes et comportements peut s'apprécier à travers l'impact de
la situation géographique du HCRP et le rôle de la langue de
travail. L'implantation du HCRP dans la capitale, outre qu'elle répond
à des nécessités pratiques, est porteuse d'une valeur
symbolique. Contrairement au modèle malien et à
l'expérience nigérienne sous la 1ère
République, le Niger a créé un HCRP dont les attributions
ne font référence à aucune ethnie ou région
spécifiques.
Cette démarcation avec toute référence
particulariste témoigne une fois encore de la continuité
historique, du poids des institutions antérieures qui s'observe dans la
nature des institutions de gestion post conflit. Mais le facteur structurant
est surtout lié à la distance géographique entre
l'institution et la majorité des ex-combattants. Si cette distance a
été une opportunité pour les ex-combattants
résidant à Niamey, elle apparaît comme une contrainte pour
ceux résidant dans les zones reculées.
En plus d'être à des centaines de
kilomètres de la capitale, les ex-combattants sont également
dispersés non seulement dans les quatre régions (Kawar, Manga,
Aïr, Azawak) mais aussi disséminés à
l'intérieur de celles-ci. Ce cumul de facteurs objectifs et handicapants
amenuise la capacité des ex-combattants à influer sur la
politique de réinsertion. Le HCRP ne dispose pas d'antenne
régionale ou autre structure déconcentrée chargée
de mettre en oeuvre sa politique sur place. Cette situation met les
ex-combattants en position de dépendance vis-à-vis de leurs Chefs
installés à Niamey.
C'est à ces derniers qu'il appartient par exemple de
constituer les listes de leurs éléments candidats à
l'intégration ou à la réinsertion socio-économique.
Dans certains cas, les listes sont dressées sans tenir compte des
ex-combattants résidant dans les zones reculées. C'est ainsi pour
la réinsertion socio-économique dans l'Aïr et l'Azawak, les
deux cent vingt (220) ex-combattants par Front ou Mouvement ont
été déterminés par la direction de chaque structure
basée à Niamey. L'instabilité qui caractérise ces
listes témoigne des tensions qu'elles soulèvent au sein de ces
structures1. Les ex-combattants n'ont jamais manqué une
occasion pour demander une déconcentration du HCRP dans les zones
touchées par le conflit.
En juillet 1997, les ex-combattants avaient demandé
une restructuration du HCRP et une intégration de leurs
représentants dans la gestion de cette structure2. Ils l'ont
également exprimé avec force pendant le Forum d'Agadez de
février 2005 en demandant que le HCRP «
transfère carrément ses bureaux à Agade pour
permettre aux ex-combattants de s'adresser directement à
cette
1 Nous avons été chargé au HCRP en 2006
de tenir le fichier des 3160 ex-combattants de l'Aïr/Azawak. Nous
étions à ce titre fréquemment sollicité pour, soit
retirer un nom pour le remplacer par un autre, soit pour un ex-combattant de
vérifier par lui-même son nom ou celui d'un de ses proches sur la
liste etc.
2 Ministère du Plan et de la Privatisation (Cellule Zone
pastorale), Rapport d'activités du mois de juillet
1997, p. 6.
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La problématique de la gestion post con~lit
au Niger : analyse de la politique de réinsertion des ex-combattants
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institution »1. En
dépit de ces multiples revendications, aucune mesure n'a
été prise dans ce sens ou même envisagée par le
Gouvernement.
L'impact de cette contrainte géographique a
été structurant car elle réduit la marge de manoeuvre des
ex-combattants. Certains ont adopté des «comportements
de sortie » (exit), d'autres se sont contentés des
protestations verbales (voice). Dans le premier cas,
les ex-combattants désillusionnés par le processus ont
préféré vaguer à d'autres occupations ou
émigrer dans les pays voisins. C'est le cas dans l'Aïr et l'Azawak
de ceux ayant été programmés pour la réinsertion
socio-économique. Ils ont attendu dix (10) ans pour voir leurs projets
démarrer.
Dans le deuxième cas, les ex-combattants se sont saisi
des rares occasions qui se sont présentées à eux pour
exprimer leur mécontentement. Il s'agit en particulier des missions du
HCRP dans leurs zones ou de celles des autorités politiques. Certains se
sont souvent organisés pour créer une insécurité
à travers des attaques armées afin d'attirer l'attention des
autorités.
Par ailleurs, la langue du travail, le Français, a
été une variable importante dans la structuration des attitudes
et comportements des ex-combattants. En effet, pour un ex-combattant, la
maîtrise de la langue française est une ressource
stratégique. Au contraire, pour l'analphabète, l'usage du
Français dans le processus devient une contrainte qui réduit les
options à lui offertes. L'ex-combattant analphabète ne peut lire
les Accords de Paix, ni les autres documents de travail de sa structure ou de
l'Etat, de même qu'il ne peut prétendre à certaines
responsabilités, quelque soit son rang dans sa structure. C'est tout le
sens de la distinction utilisée par le HCRP entre le « Chef »
et le « Responsable » pour qualifier les différents
acteurs.
Le premier est le chef de guerre et fondateur de la structure,
tandis que le second n'est pas forcément le chef, mais le cadre, «
l'évolué » vivant à Niamey et qui représente
sa structure dans les réunions avec le HCRP2. Dans les cas
où le Chef est analphabète, le responsable arrive avec le temps
à le supplanter en termes d'influence dans le processus en raison de son
bagage intellectuel. Cette contrainte linguistique amenuise donc le pouvoir du
Chef analphabète ainsi que ses combattants étant dans la
même situation. Ceci renverse avec le temps les rapports de force au sein
de la structure car, en temps de paix, les ressources intellectuelles et
éducationnelles supplantent celles liées à la
maîtrise du canon.
Au-delà de la rupture d'autorité qu'elle induit
au plan interne, la contrainte linguistique et éducationnelle a,
à certains égards, changé les rapports de force entre les
structures existantes, c'est-à-dire les Fronts et Mouvements. Il est
ainsi apparu qu'un Mouvement d'Autodéfense, moins influent qu'un Front
en termes de capacité de nuisance, peut mettre en valeur ses ressources
intellectuelles pour modifier les rapports de force.
A titre d'illustration, la Milice Peulh de Diffa a
été l'une des structures qui a réalisé les
meilleurs « investissements ». Mr Saidou Omar Sanda, un de ses
responsables, ingénieur en Informatique de formation, est depuis 2008
Conseiller Technique au HCRP, position qui le met au coeur du système
décisionnel. Il tient son poste non pas à la puissance de sa
structure, mais à son niveau intellectuel et à son
expérience en matière de gestion conflit. Très
réputé pour son
1 HCRP, Forum de consolidation de la paix dans la
région d'Agade~, (synthèse des travaux avec la
coordination des ex-combattants), mars 2005 (document non paginé).
2 Pour les FARS par exemple, le Responsable est Ali Sidi
Adam, Conseiller à la Présidence de la République, les
Chefs de guerre étaient Barka Wardougou et le feu Chahaï
Barkaï. Pour le FLAA, le responsable est le «Commandant» Amadou
N'Gadé, «Chef d'Etat-major» du Front et propriétaire
d'une société de gardiennage à Niamey. Le Chef de Front
était Rhissa Ag Boula.
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expertise en informatique, il a pu faire valoir ses
compétences à un moment où le HCRP cherchait justement des
technocrates.
Dans toutes les autres structures, les Chefs
analphabètes se sont contentés de la réinsertion sous
forme de pécules ou de postes protocolaires (Chargé de mission,
Conseiller etc.) pendant que les autres se sont taillés des
portefeuilles ministériels. Le tableau n°5 ci-dessous montre que
huit (8) sur les dix sept (17) leaders de ces Fronts et Mouvements n'ont pas
fréquenté l'école moderne.
Mais il faut préciser que certains ont effectué
des études en Arabe de niveau secondaire ou supérieure en Libye.
C'est le cas d'Ali Sidi Adam des FARS. Aussi, certains des Chefs rebelles,
à l'exemple du ministre Issiad Ag Kato, ancien « Chef
d'État-major » du FPLS, se sont formés après les
Accords de Paix.
Tableau n°5 : Les ex-Chefs de Fronts et de
Mouvements par niveau d'instruction
Source : Tableau établi par nous.
Celui-ci a non seulement passé le bac, mais aussi
obtenu une licence et une maîtrise en Gestion des Ressources Humaines,
puis un Master en Affaires Internationales en France. Lors des réunions
de travail au HCRP, les ex-combattants analphabètes, lorsqu'ils sont
invités, n'ont pas la possibilité de participer qualitativement
aux débats car les documents de travail sont en Français. En
général, les débats se déroulent également
en Français, surtout lorsque les représentants des bailleurs de
fond sont présents. Or, c'est justement pendant ces rencontres que les
vraies décisions sont arrêtées.
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au Niger : analyse de la politique de réinsertion des ex-combattants
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Lors de la réunion du Comité de
pilotage du Projet Aïr/Azawak du 5 février 2007,
c'est après les discussions en plénière que les
représentants des ex-combattants se sont isolés pour faire leurs
recommandations, en se débrouillant au passage pour les faire
rédiger et saisir en Français. La seconde réunion du
Comité de Pilotage le 17 mars 2008 (à
laquelle nous avons pris part), aurait entraîné le même
scénario n'eut été l'intervention du Haut Commissaire
Mohamed Anacko, touareg lui-même. Ce dernier s'était
efforcé de traduire en tamasheq les débats pour les
représentants de la Rébellion présents dans la salle, et
restituer en retour leurs points de vue à la plénière.
Ces variables linguistiques et éducationnelles ont des
effets structurants dans la mesure où elles déterminent la
conception que les acteurs se font de leurs intérêts. Souvent,
même lorsque les réunions se font en tamasheq et en haoussa, la
substance des débats n'est pas toujours celle que l'on retrouve dans les
rapports administratifs officiels. Autrement dit, les rapports de
synthèse ne reflètent pas toujours les points de vue
exprimés par les ex-combattants dans leurs langues. En juin 2006,
pendant la rencontre entre le HCRP et les anciens Chefs rebelles et de
Mouvements, l'essentiel des débats se sont déroulés en
tamasheq et en haoussa car les ex-combattants étaient majoritaires dans
la salle.
Pourtant, au moment de lire la déclaration finale
devant les journalistes, certaines des décisions arrêtées
ont été délibérément occultées dans
le communiqué final. Ainsi, alors que les ex-combattants avaient
à l'unanimité conclu à « l'insuffisance
des fonds destinés à la réinsertion
socio-économique », le communiqué a retenu
simplement que « la réunion a évoqué la
question de la réinsertion socio-économique
»1. En plus, le point relatif au «
déplacement des ex-chefs de Fronts ainsi que de leurs biens
dans les tones touchées par le conflit »2
a été purement et simplement supprimé, quelques minutes
avant la lecture du communiqué.
Toutefois, il existe des cas exceptionnels où les
ex-rebelles refusent délibérément d'user du
Français même lorsqu'ils le parlent. L'ancien Chef Toubou des
FARS, Chahaï Barkaï utilisait un interprète lors des
réunions de travail avec les cadres du HCRP alors qu'il parlait bien
Français, ce que ses interlocuteurs ne savaient pas. Sans doute
s'agit-il d'une autre stratégie de combat[
La reprise en main du processus par les anciens combattants
instruits au détriment de leurs frères d'armes
analphabètes, la forte dépendance de ces derniers
vis-à-vis des premiers sont ainsi des manifestations tangibles de la
structuration des situations politiques par les institutions informelles,
notamment la langue et le niveau d'instruction.