Les Accords de Paix, en ce qu'ils prenaient en compte les
revendications de la Rébellion sur la forme de l'Etat, étaient
censés consacrer une rupture avec les institutions politiques
existantes. L'étude du contenu des Accords de Paix montre à la
fois l'effet structurant des institutions existantes, mais aussi des
éléments de rupture. Dès la signature de l'Accord du 9
octobre 1994, le Gouvernement obtint de la Rébellion l'acceptation de la
décentralisation en lieu et place du « fédéralisme
».
Cet Accord sur la forme de l'Etat fut repris dans les Accords
du 24 avril au titre II où les parties réaffirment leur «
l'attachement à la constitution du 26 décembre 1992
» et leur l'adhésion aux «
déclarations des droits de l'homme de 1948, et la Charte
Africaine des droits de l'homme et des peuples de 1981 ». Il
s'agissait d'un pas majeur quand on sait que dans le Programme
Cadre de la Résistance (PCR), la Rébellion
proposait une forme d'Etat assez atypique. Celle-ci n'était ni une
fédération, ni une confédération, encore moins un
Etat unitaire décentralisé. Ce qui caractérisait cette
forme d'Etat, c'était avant tout une conception fascisante de la
nation1.
Dans leur analyse juridique de ce
«fédéralisme inédit»,
Mamadou Dagra et Amadou Tankoano écrivaient : « Le
fédéralisme de la rébellion tend à la
"purification" ethnique comme en Bosnie. En effet, tant du point de vue du
territoire, de la population que du pouvoir politique, il vise à la mise
en place d'un Etat à base ethnique dans lequel n'auraient des droits que
les "ressortissants" des régions revendiquées. Ainsi, seuls les
"autochtones" seraient électeurs et éligibles ; eux seuls
seraient bénéficiaires de recrutements aussi bien dans les
sociétés minières, l'administration que dans les Forces de
Défense et de Sécurité
»2.
Ces Accords démontraient l'impact des normes
établies d'autant plus que la procédure d'adoption des textes sur
la décentralisation suivait les formes classiques d'adoption des lois.
Toutefois, les Accords de Paix introduisaient une procédure
exceptionnelle consistant en la participation des ex-rebelles dans une
commission spéciale de reforme administrative. La politique de
réinsertion des ex-combattants, telle qu'elle était
esquissée dans les Accords de Paix, reflétait également
l'impact des institutions.
Dans le titre V (point D.3) de l'Accord du 24 avril, le
Gouvernement s'engageait à « intégrer des
éléments démobilisés de l'ORA à tous les
niveaux de l'administration publique selon les critères de
compétence et les nécessités de l'Etat », «
Il en sera de même pour les fonctions politiques».
Dans le même sens, le Gouvernement assortit l'intégration des
ex-combattants dans les FAN, la Gendarmerie Nationale, les Forces
paramilitaires à une «formation
appropriée» après avoir souscrit à un
« engagement conformément aux dispositions
réglementaires ».
Au sein des FAN par exemple, 19 ex-combattants
intégrés, déclarés inaptes pour le corps, furent
remplacés en 19974. Ces dispositions des Accords de Paix
traduisent le souci permanent de l'Etat de préserver les institutions
existantes et les normes régissant son fonctionnement. Le Gouvernement
n'entendait pas sacrifier les principes de l'Etat de droit sur l'autel du
pragmatisme et de la real politik commandés
par les circonstances. Mais cette subtilité de la partie
1 Les «régions touarègues» seront
dotées de leur propre constitution à laquelle doit se conformer
la constitution du Niger. Dans ces régions revendiquées par la
Rébellion, « seules les populations touarègues,
Kawariennes et Peuls Bororos autochtones seront électrices et
éligibles. Les résidents des autres Régions du pays pour
des raisons commerciales, administratives et autres ne seront ni
électeurs ni éligibles » in CRA,
Programme Cadre de la Résistance, p. 9.
2 Mamadou Dagra et Amadou Tankoano, « Le Programme Cadre de
Résistance et le Droit» in SNECS, op cit, p. 59.
3 Souligné par nous.
4 HCRP, Estimation du coût du processus de
paix, juillet 1998, p. 4.
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La problématique de la gestion post conflit
au Niger : analyse de la politique de réinsertion des ex-combattants
touaregs
Aofit 2009
gouvernementale répond aussi à une influence
diffuse de l'opinion publique nigérienne qui n'a jamais fait
mystère de son opposition à toute forme de privilèges aux
ex-combattants.
Les revendications politiques de la Rébellion ont
suscité au Niger des réactions très vives quand à
leur bien-fondé. L'argument d'une marginalisation des Touaregs dans la
gestion des affaires publiques et la répartition des investissements de
l'Etat a été farouchement combattu. L'idée selon laquelle
depuis l'indépendance, les critères d'octroi des ressources
étatiques étaient basés sur « le
degré de parenté avec les dignitaires du régime et le
degré d'éloignement de la souche touareg
»1 a été contredite par le
Gouvernement et certains auteurs à travers des statistiques
fiables2.
Le constat dressé par le Pr André Salifou est
significatif à cet effet : « La république du
Niger a été proclamée le 18 décembre 1958, et
dès le 31 décembre, sur les 12 membres du gouvernement du Niger,
on compte dé'à deux touaregs, MM. Zodi Ikhia au ministère
de l'Education, de la Jeunesse et des Sports et Mouddour Zakara comme ministre
de la Fonction Publique. Et depuis cette date, il y a eu en moyenne deux
ministres touaregs dans les 38 gouvernements qui se sont succédés
au Niger, ce qui est considérable car cette moyenne est de quatre pour
les haoussas qui constituent 50% de la population du Niger tandis que les
Touaregs n'en représentent que 8 à 9 %. Mieux, les Touaregs ont
représenté 22% de l'équipe gouvernementale. C'est le cas
dans le gouvernementformé le 14 novembre 1983 où ils sont 5 sur
les 22 ministres »3.
Le Gouvernement courait le risque d'entamer sa propre
légitimité en adhérant totalement au principe de
discrimination positive revendiqué par la Rébellion. Cependant,
en dépit de cette influence des institutions et des facteurs politiques,
certains éléments de rupture sont repérables dans les
Accords de Paix. C'est ainsi que, contrairement aux normes en vigueur, le
Gouvernement s'engageait à réintégrer des
éléments de la Rébellion ayant quitté leurs
fonctions dans l'administration publique, les sociétés d'Etat et
les élèves et étudiants ayant quitté leurs
établissements (art 16 Accord du 24 avril).
Les intégrations au sein de tous les corps de l'Etat
faisaient aussi dérogation aux lois et règlements en vigueur dans
la mesure où les ex-combattants étaient dispensés de
passer les concours d'entrée, là où cela était
exigé. S'agissant précisément des Forces de Défense
et de Sécurité, le Gouvernement s'était engagé
à revoir « à la hausse le contingent des recrues
ressortissants de la done touchée par le conflit
»4 et de « mettre un accent sur
le recrutement du personnel local »5 pour ce qui
est des agents des Forces paramilitaires.
Aussi, le Gouvernement s'était engagé à
«favoriser le développement de l'économie
régionale par la mise en oeuvre pour l'ensemble du secteur industriel et
minier des mesures incitatives à la création d'emplois
en
1 CRA, Programme Cadre de la
Résistance, op cit, p. 9.
2 On peut retenir par exemple qu'en 1990, le taux de
couverture sanitaire pour le Département d'Agadez (la plus grande
région du nord) était de 58,10% avec une population
estimée à 228 000 habitants contre : 31,75% pour le
département de Diffa (200 000 habitants), 25,56% pour le
département de Dosso (1 100 000 habitants), 26,22% pour le
département de Maradi (1 500 000 habitants), 23, 10% pour le
département de Tahoua (1 400 000 habitants), 28,98% pour le
département de Tillabéri (1 422 000 habitants), 26,44% pour le
département de Zinder (1 511 000 habitants), 31,31% pour la
Communauté Urbaine de Niamey dont la population est le double de celle
du département d'Agadez. Voir André Salifou, op cit, p. 99.
3 Ibid, p. 85.
4 Accord du 24 avril 1995, article 17 (Titre IV, point B)
5 L'insistance sur le personnel local rappelle la
northernisation policy du Gouvernement
Régional du Nord Nigeria dans les années 50 et 60 sous la
direction de Sir Ahmadu Bello. Cette politique a consisté à
remplacer progressivement, mais systématiquement les agents
chrétiens d'origine sudiste par des agents nordistes, musulmans en
majorité et d'ethnie haoussa-fulani. Voir Albert Olawale,
«Federalism, inter ethnic conflicts and the northernisation policy of the
50s and 60s » in Kunle Omuwo et al (eds), op cit, pp. 51-63.
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La problématique de la gestion post conflit
au Niger : analyse de la politique de réinsertion des ex-combattants
touaregs
Aofit 2009
faveur des populations locales qui
bénéficieront d'une priorité dans le recrutement
»1. Ces dispositions tranchent manifestement
avec les principes universels jusqu'ici en vigueur en ce qu'elles introduisent
la discrimination positive en faveur des ex-rebelles. Une telle rupture
était inévitable vu le contexte de la signature de ces Accords de
Paix qui sont issus d'un rapport de force.
Le passage de la politique de réinsertion à
l'agenda institutionnel est mieux appréhendé par le
modèle de la mobilisation externe de mise à l'agenda.
Selon ce modèle explicatif, la mise à l'agenda
s'effectue « lorsque des groupes organisés parviennent
à transformer leurproblème en question d'intérêt
public, en constituant une coalition autour de leur cause, et à
l'imposer à l'agenda public pour contraindre les autorités
publiques à l'inscrire à l'agenda gouvernemental appelant une
décision »2.
L'analyse néo-institutionnelle met l'accent sur la
notion de critical juncture (point tournant) pour
expliquer la naissance des institutions. Selon André Lecours,
«les institutions sont le produit de processus historiques
concrets, particulièrement ceux marqués par des dynamiques
conflictuelles »3. En d'autres termes,
l'émergence des institutions doit se comprendre en termes de relation de
pouvoir à des moments historiques précis.
De ce point de vue, le Gouvernement ne pouvait éviter
de faire certaines concessions à la Rébellion compte tenu des
conditions quasi-révolutionnaires de la conclusion des Accords de Paix.
Les éléments de continuité et de rupture avec les
institutions se vérifient surtout dans les modalités pratiques de
l'exécution des Accords de Paix.