II-2- Le souci des promoteurs de satisfaire et de
conserver une clientèle anti- indépendantiste
Ce paragraphe est une interprétation de l'analyse des
thèmes des journaux édités par les hommes d'affaires.
Ladite analyse indique que les journaux publiés par les hommes
d'affaires étaient dans leur contenu portés à satisfaire
leur lectorat constitué de ressortissants d'origine française.
Or précisément, ces hommes d'affaires cherchaient prioritairement
à vendre leurs journaux. L'adage « le client est
roi » laissant indiquer que la satisfaction du client est le
maître-mot du producteur ou du vendeur va donc s'appliquer pour ces
organes de presse dont les promoteurs vont s'atteler à ne publier que
les nouvelles qui intéressent leurs clients c'est-à-dire les
Français qui vivaient au Cameroun. Ce qui laisse donc indiquer que si
ces clients étaient anti-indépendantistes, cela contraignaient
les hommes d'affaires à ne pas publier dans leurs organes de presse les
nouvelles liées aux réclamations de souveraineté du
Cameroun.
Le journal L'Éveil du Cameroun a
été fondé en 1927 c'est-à-dire que son existence
date de la période d'avant la Seconde Guerre mondiale. Ce qui revient
à dire qu'il existe au Cameroun avant les revendications
d'indépendance qui, elles commencent à prendre une grande ampleur
avec la création le 10 avril 1948 de l'UPC. De sa création en
1927 jusqu'à sa mise en vente le 31 mars 1955, L'Éveil du
Cameroun n'a donc pas changé sa ligne éditoriale
malgré un contexte sociopolitique marqué par la
décolonisation et rythmé par des revendications
d'indépendance formulées par les nationalistes. Le journal est
donc resté fidèle à son contenu éditorial
c'est-à-dire un journal destiné uniquement à une
clientèle composé d'Européens ou au mieux de
ressortissants d'origine française vivant au Cameroun. Ce qui explique
que ses thèmes soient plus portés soit vers l'actualité
française soit vers les activités des autorités
coloniales.
Entre 1946 et 1955, année de la mise en vente du
journal, le Cameroun a été secoué par une vague de
manifestations de réclamation de l'indépendance. Tous ces
événements de portée majeure pour les nationalistes ont
été ignorés par L'Éveil du Cameroun. Cette
publication, par souci de fidélisation et de conservation de son
lectorat constitué de ressortissants d'origine française n'a donc
pas voulu s'attaquer aux intérêts de ceux-ci ni blesser leur
sensibilité anti-indépendantiste. C'est ainsi que le 17
décembre 1952, le même jour que M. Um Nyobé est intervenu
devant la 7ème session de l'Assemblée
générale de l'ONU pour réclamer l'indépendance du
Cameroun, les autorités coloniales françaises ont
dépêché deux hommes politiques pour aller contredire les
propos du Secrétaire général de l'UPC. Il s'agit
respectivement de MM. Okala Charles, Président du Parti Socialiste
Camerounais et Alexandre Douala Manga Bell, député à
l'Assemblée nationale française (Ferdinand Chinji-Kouleu,
2006 :91). Seulement, dans son traitement de l'information,
L'Éveil du Cameroun a ignoré l'intervention du
Secrétaire général de l'UPC et publié seulement le
fait concernant les prises de parole des deux envoyés de la France
(L'Éveil du Cameroun No 1278 du 19 décembre
1952 :1). Ce fait est suffisamment révélateur de ce que cet
organe de presse n'entendait pas publier des nouvelles qui
n'étaient pas du goût de sa clientèle constituée de
colons français vivant au Cameroun. Le journal
préférait conserver ses clients qui auraient pu s'offusquer de
le voir s'intéresser aux activités des nationalistes dont ils
étaient idéologiquement opposés.
Pour ce qui est de La presse du Cameroun, cette
publication est éditée par le groupe de Breteuil qui appartient
à M. Charles de Breteuil, un homme d'affaires français qui
possède une importante chaîne de journaux en Afrique .Selon
André-Jean Tudesq et Serges Nédélec
(1998 :84) :
« Le Comte Charles de Breteuil en
tournée au Sénégal pour la prospection minière dans
les années 1930, s'étonna de l'absence de quotidiens à
Dakar. En 1933 il lança l'hebdomadaire Paris-Dakar qui devient en 1935
le 1er quotidien d'Afrique noire francophone. La chaîne se
développa : Paris-Tara (1936) à Madagascar, Abidjan -Matin
(1954) en Côte d'Ivoire, Paris-Congo (1938) au Congo et La presse du
Cameroun (1955) au Cameroun). ».
Le promoteur de La presse du Cameroun était
donc un homme d'affaires dont la préoccupation était de vendre
son journal. Le souci de satisfaire et de conserver sa clientèle
apparaît donc comme ayant été son principal souci. Or
cette clientèle était composée de colons français
vivant au Cameroun. Ce qui est normal puisque la vocation d'un homme d'affaires
est de maximiser ses ventes et de faire des profits.
Que ce soit M. Charles Lalanne, fondateur de
L'Éveil du Cameroun ou M. Charles de Breteuil éditeur de
La presse du Cameroun, ces hommes d'affaires avaient pour principaux
clients de leurs publications, des colons français qu'ils tenaient
à satisfaire et à conserver. Cette satisfaction consistait donc
pour ces opérateurs économiques à publier dans leurs
journaux les nouvelles qui intéressaient cette clientèle et qui
ne blessaient pas leur sensibilité. Pendant la période des
revendications de souveraineté, les colons français, principaux
clients de ces publications se sont montrés opposés à
l'indépendance du Cameroun. En 1945, ils ont d'ailleurs fondé
une association, l'ASCOCAM, pour s'opposer à toute possibilité
d'ouverture en vue d'une émancipation des Camerounais. Pour Daniel Abwa
(« Les questions d'indépendance et de
réunification » in www.ambafrance-cm.org) évoquant les
revendications de l'indépendance et de la réunification du
Cameroun:
« Elles furent posées par l'UPC, Union
des Populations du Cameroun, premier parti indigène nationaliste
créé le 10 avril 1948. Une telle évolution ne plut pas
à tout le monde. Les colons français furent les premiers à
manifester leur mécontentement par rapport aux conclusions de
Brazzaville. Le 15 avril 1945 à Yaoundé, ils
créèrent l'Association des Colons du Cameroun,
ASCOCAM. Cette association organisa à Douala le 5 septembre 1945
les États Généraux de la colonisation française
dont la principale conclusion était de s'opposer à l'application
des résolutions de Brazzaville... ».
Les clients de ces journaux fondés par les hommes
d'affaires étaient donc anti-indépendantistes. Or
précisément ces promoteurs d'organes de presse voulaient
satisfaire et conserver cette clientèle. Ce qui va donc les contraindre
à ne pas publier les faits d'actualité liés aux
réclamations de souveraineté formulées par les
nationalistes. Pendant la période de décolonisation, Les hommes
d'affaires voulaient donc conserver leurs clients c'est-à-dire un
lectorat constitué des Français qui vivaient au Cameroun et qui
d'ailleurs possédaient un pouvoir d'achat important par rapport aux
nationalistes. D'où leur silence sur les sujets concernant les
manifestations de réclamation de l'indépendance. Les
opérateurs économiques entendaient faire prospérer leurs
affaires cela passait par la fidélisation voire la conservation des
acheteurs de leurs journaux qui étaient des Français, par
ailleurs anti-indépendantistes.
On peut ainsi dire que le la satisfaction et la conservation
d'une clientèle constituée de Français opposés aux
réclamations de souveraineté est une contrainte d'ordre
économique imposée à ces propriétaire de journaux.
Ce qui montre donc pourquoi les nouvelles liées aux réclamations
d'autodétermination des Camerounais n'étaient pas relayées
par les journaux qui appartenaient aux hommes d'affaires. La raison, en effet
est qu'ils voulaient conserver leur clientèle qui était par
ailleurs idéologiquement opposée aux nationalistes qui
revendiquaient l'indépendance du pays.
Donc, une autre raison déterminante de la
non-publication par les organes de presse des faits d'actualité
liés aux réclamations de souveraineté est le souci des
hommes d'affaires de satisfaire et de conserver leur clientèle d'origine
française.
En conclusion, cette section a permis d'analyser les
thèmes développés par les journaux dont les promoteurs
étaient des hommes d'affaires. Il a ainsi été
montré que ces organes de presse étaient destinés de par
leur contenu à une clientèle constituée de colons ;
ceci est perceptible à travers la prépondérance dans leurs
colonnes des thèmes liés à l'actualité politique
de la française et aux activités des autorités coloniales.
Des thèmes qui n'intéressaient que les Français vivant au
Cameroun. L'interprétation qui s'en est suivi indique que si ces
publications ignoraient les faits d'actualité liés aux
revendications d'indépendance, c'est parce que leurs promoteurs
étaient soumis à une contrainte économique, celle de
chercher à satisfaire et à conserver une clientèle
anti-indépendantiste. Donc, une autre cause de la non-publication par
les organes de presse des faits liés aux revendications d'autonomie
complète du Cameroun est le souci des hommes d'affaires de satisfaire et
de conserver leur clientèle.
En somme, ce chapitre a amené à procéder
à la confrontation des sources ayant fourni des informations sur
l'attitude des autorités coloniales après les
dénonciations contenues dans les journaux édités par les
nationalistes et à analyser les organes de presse publiés par les
hommes d'affaires. Nous avons pu, après confrontation de sources
découvrir que les journaux fondés par les nationalistes ont
connu de fortes pressions de l'administration coloniale suite à leurs
écrits pour dénoncer la présence française dans le
pays. Ces pressions sont perceptibles à travers l'interdiction
temporaire de La voix du Cameroun par l'administration coloniale
entre mai 1950 et janvier 1952 et par la saisie du numéro 33 du journal
Kamerun mon pays. Ces pressions ont empêché à ces
journaux de publier les nouvelles de l'actualité liées aux
revendications indépendantistes. Ce qui nous a indiqué que les
pressions des autorités coloniales sur les organes de presse
édités par les nationalistes constituent l'une des raisons de la
non-publication par les organes de presse des faits liés aux
réclamations de l'indépendance. Aussi, dans l'analyse des
thèmes développés dans les colonnes des publications
éditées par les hommes d'affaires installés au Cameroun,
il a été vu que ces opérateurs économiques dans le
contenu de leurs support cherchaient à satisfaire une clientèle
constituée de colons Français vivant au Cameroun .Ce souci de
satisfaire ladite clientèle est perceptible à travers la
prépondérance des thèmes liés à la politique
française et aux activités des autorités coloniales.
L'opposition affichée par cette clientèle aux revendications de
l'indépendance a donc indiqué que le souci des hommes d'affaires
de satisfaire et de conserver une clientèle anti-indépendantiste
pour leurs journaux constituait une contrainte économique subie par
cette catégorie de publications. Les pressions de l'administration sur
les journaux fondés par les nationalistes et le souci des hommes
d'affaires de satisfaire et de conserver une clientèle
anti-indépendantiste sont donc autant de contraintes subies par les
journaux pendant la période de décolonisation. Ces deux types de
contraintes montrent ainsi que parmi les raisons déterminantes du
silence des organes de presse sur les faits liés aux revendications
indépendantistes il y a les pressions de l'administration coloniale sur
les publications fondées par les nationalistes et le souci des hommes
d'affaire qui éditaient les journaux de satisfaire et de conserver leur
clientèle.
En définitive, cette troisième partie
centrée sur les analyses et les interprétations des informations
présentées dans la deuxième partie devait donc amener
à découvrir les causes du silence observé par les journaux
sur les faits d'actualité liés aux revendications
d'indépendance. Après analyses, confrontations de sources et
interprétations, nous avons pu découvrir que, de manière
générale, si les organes de presse ne publiaient pas les faits
concernant les réclamations d'indépendance c'est à cause
de leur soutien aux actions de leurs propriétaires qui étaient
anti-indépendantistes notamment l'administration coloniale et les hommes
politiques français vivant au Cameroun et aussi en raison de multiples
contraintes. Ces contraintes sont liées aux pressions de
l'administration coloniale sur les journaux publiés par les
nationalistes et au souci des hommes d'affaires qui éditaient les
journaux de satisfaire et de conserver leur clientèle
anti-indépendantiste.
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