b) L'outil conceptuel
Les Confessions donc est un témoignage et une
oeuvre apologétique. Mais pas seulement. En vérité plus
que tout autre caractère, celui qui marque le plus la
postérité de l'oeuvre est qu'il s'agit, à n'en point
douter, du premier ouvrage de philosophie systématique
chrétienne. Le livre X à cet égard en est symptomatique.
Loin de se complaire à son examen personnel et à louer Dieu,
Augustin cherche à expliquer, marqué qu'il était sans
doute par la rhétorique d'Ambroise, qui introduisit le plus
sûrement la réflexion grecque aux sentiments chrétiens,
à travers un certain platonisme explicatif, à rationaliser ce qui
s'offrait à son esprit comme une évidence. L'évidence que
lorsqu'il péchât il était sous
l'emprise de la concupiscence, que le rejet de celle-ci
implique de se tourner vers Dieu et de rejeter les biens terrestres aboutissant
aux mauvaises passions : la chair, l'orgueil... l'amène, au sein du
livre X des Confessions à conceptualiser la concupiscence,
à véritablement l'expliquer, ne se contentant plus de la
décrire. Ce faisant, utilise t'il la distinction entre la concupiscence
des yeux, la concupiscence de la chair et l'orgueil de la richesse,
héritée de la première épître de Jean pour
mettre à jour le concept-clé de concupiscence. Il ne s'agit plus
pour Augustin de parler du passé, mais de voir dans le présent,
dans l'éternité ce qu'implique la concupiscence.
C'est la force de la culture grecque et latine qui
l'éloigna de la bible, lorsqu'il fût manichéen, voyant,
dans le catholicisme « une religion de bonnes femmes », très
peu enclin à admettre, à l'époque, la possibilité
de lecture des écrits bibliques regorgeant de nombreuses
métaphores et de se simples histoires paraboliques, plein qu'il
était de cette éducation qui fit de lui, dans ses
premières années de vie d'adulte un professeur remarquable de
rhétorique. Cependant, au fur et à mesure qu'il se convainquit de
la beauté et de la grandeur du christianisme, dans sa simplicité
même, il découvrit que ses erreurs passées venaient de la
primauté chez lui de l'orgueil, une de ses concupiscences, qui, avec la
concupiscence de la chair, qui l'empêchait de concevoir le
célibat, inhérent, selon lui, à la conversion au
christianisme. Loin de la vérité, obsédé aussi par
le bien et le mal, Augustin, tout au long des Confessions, nous
l'avons vu, s'interroge sur ses errements et le pousse au livre X à
établir ce qu'est le véritable bien, la vérité,
comment l'atteindre. C'est donc par son éducation latine qu'il fût
jeune écarté du christianisme et, au sein de ce dixième
livre, c'est en rationalisent la question de la concupiscence, du bien, de la
vérité qu'Augustin en quelque sorte effectue cette transition de
la philosophie grecque au savoir chrétien.
Pour illustrer nos propos, attardons nous un instant sur ce texte
:
« C'est pourquoi j'ai considéré mes
faiblesses de pécheur dans les trois concupiscences, et j'ai
invoqué votre droite pour ma guérison. Car le coeur
blessé, j 'ai vu votre splendeur et, forcé de reculer, j 'ai dit
: « Qui peut atteindre jusque là ? J'ai été
rejeté loin de l'aspect de vos yeux ». Vous êtes la
vérité qui préside à toutes choses. Et moi, dans
mon avarice, je ne voulais pas vous perdre, mais je voulais posséder
à la fois, vous et le mensonge. C'est ainsi que personne ne peut mentir
au point de ne pas savoir lui-même ce qui est vrai. Voilà pourquoi
je vous ai perdu, car vous n'admettez pas qu'on vous possède avec le
mensonge. » (Livre X, ch.XLI)
C'est donc, la recherche de la vérité, du salut,
l'abandon des erreurs passées qui le poussent à
réfléchir sur la concupiscence en philosophe.
Dans ce livre X, en philosophe, Augustin établit avec
rigueur un système dans lequel, l'idée « On ne trouve le
bonheur qu'en Dieu »16 s'associe à celle
que « Le bonheur est inséparable de la
vérité, guide toute la réflexion »17.
Ainsi, fait-il dans la connaissance de Dieu et la fusion avec lui le bien
suprême. Cette réflexion, éminemment importante, sur le
bien suprême aura une grande postérité, puisque Descartes,
Leibniz ou Spinoza s'en feront écho dans leurs oeuvres, poussant ce
dernier, dans son Traité sur la réforme de l'entendement
à parler du souverain bien comme l'état qui consiste
à « arriver à jouir de cette nature supérieure »
qui est « la connaissance de l'union qu'a l'âme pensante avec la
nature entière »18, appelant à abandonner ces
faux biens que sont le plaisir, l'honneur et la richesse. Lointain
précurseur donc, Augustin, par son traitement de la concupiscence, n'eut
jamais d'autres ambitions que d'accéder à cette connaissance de
la vérité, passant par la connaissance de Dieu et l'abandon des
biens qui attachent l'homme au monde.
Ce faisant, il établit une hiérarchie des
passions éloignant de Dieu à partir des trois concupiscences
héritées de la première épître de Jean. A la
concupiscence de la chair, `concupiscentia carnis', Augustin associe la
volupté (XXX) qui attache l'homme aux femmes par l'attirance sexuelle,
l'intempérance, qui consiste en l'ivrognerie ou en la gourmandise
(XXXI), les plaisirs de l'odorat (XXXII), les plaisirs de l'ouïe (XXIII).
Comme Paul, qui dans son épître aux Galates
énumérait les passions attachées à la convoitise de
la chair, Augustin fait un panorama de celles-ci mais, contrairement à
l'apôtre il rationalise cette énumération, ne se servant
d'elles non pas comme exemples mais comme des réalités à
traiter dans le cadre de la démonstration du caractère mauvais de
la concupiscence de la chair. A la concupiscence des yeux, cette
`concupiscentia occulorum' du texte biblique, il associe la curiosité
(XXXV), voyant toute expérience qui est l'oeuvre des sens comme cette
concupiscence des yeux. L'oeil, nous le savons depuis les tragédies
grecques, à travers ce devin qui vit la chute d'OEdipe bien qu'aveugle,
est le symbole de l'attachement de l'homme aux perceptions des sens qui le
pousse, métaphoriquement parlant, à être aveuglé ou
extralucide. C'est de cet héritage que vient, pour Augustin,
l'association de la concupiscence des yeux à toute expérience
sensuelle trompeuse qui pousse parfois, loin de Dieu, à être
berné par de fausses vérités et à adorer de faux
dieux, tout en adorant les spectacles et à tenter Dieu par la demande
d'oracles. Enfin, pour parachever, son analyse des passions mauvaises à
l'aune du texte de l'épître de Jean, Augustin étudie cette
`superbia vitae', l'orgueil dont il est dit que « l'amour de la gloire est
habile à se déguiser » (XXXVIII). Pour Augustin, plus que
toute autre, c'est la concupiscence de l'orgueil qu'il est impératif de
rejeter, pour vivre au sein des disciples du Christ en toute humilité
non feinte -car il y a de l'orgueil à faire croire que l'on vit
humblement sans que ce soit véritablement le cas- ; c'est aussi cette
concupiscence qui pousse l'homme sacrilège à se croire
l'égal de Dieu.
De cette analyse ressort que pour Augustin, l'homme
constamment soumis à la tentation, comme il le souligne par l'analyse du
rêve qui soumet l'homme, inconsciemment, aux affres de la concupiscence,
ne laissant jamais l'humain en
parfait repos : « ces fictions ont un tel pouvoir sur mon
âme, sur ma chair, que toutes fausses qu'elles sont, elles
suggèrent à mon sommeil ce que les réalités ne
peuvent me suggérer quand je suis éveillé ». (XXX).
Un double mouvement parcourt cette fin du livre X des Confession : l'homme doit
se débarrasser des passions mauvaises -et Augustin les
énumère- et faire passer le sien chemin sur la voie qui
mène à Dieu, la voie de la vérité. Seul compte
alors l'amour qui mène à Dieu, opposé à la
concupiscence. Ce constat, Pascal, lui-même au sein des
Provinciales, le fera sien en opposant l'amour que Dieu répand
dans l'âme tandis que la concupiscence la sollicite19.
Par cette analyse de la concupiscence, c'est aussi l'occasion
d'affranchir le christianisme du néoplatonisme auquel il était
souvent associé, chez Ambroise notamment. Se dessine l'autonomie de la
recherche de la vérité par la voie chrétienne, la seule
possible pour Augustin, allant à l'encontre du néoplatonisme,
c'est-à-dire ce platonisme revisité qui expose qu'il faut
reconnaître comme source d'une procession universelle un Principe
absolument ineffable, nommé symboliquement « l'Un » ou «
le Bien ». Il faut admettre à l'origine de toute pensée une
sorte de coïncidence mystique, tout aussi inexprimable, avec ce centre
universel. L'effort philosophique consiste à rejoindre par le circuit
dialectique cette racine éternelle de l'âme, sans aucune confusion
d'essence ni abolition de sujet spirituel. On voit que la philosophie est ici
avant tout la conscience méthodique de la religion. Le
néo-platonisme affirme que la voie de l'homme vers ce bien implique un
médiateur qui partage des qualités avec l'homme ainsi qu'avec
celui-ci. Alors que le néo-platonisme appelle de ses voeux un homme
débarrassé de sa mortalité, Augustin montre que
pécheur l'homme ne peut pas être immortel et fait de l'abandon de
la concupiscence, à la façon de Jésus Christ, le seul
médiateur, la voie vers la vérité, vers Dieu. Ainsi, si la
pensée augustinienne accueillit un temps le néo-platonisme,
héritant des analyses d'Ambroise qui font de celui-ci un
complément du christianisme, identifiant le Bien, l'Un à Dieu,
elle s'en détourna pour l'abandonner car ne reconnaissant pas la
révélation qui, pour Augustin est indispensable à tous les
développements de la pensée chrétienne.
Ainsi, dans ce livre X des Confessions, Augustin en même
temps qu'il représente un essai de philosophie chrétienne en
utilisant les méthodes traditionnelles de la philosophie
héritées de la culture grecque par le traitement de la
concupiscence, se débarrasse des préceptes nouveaux du platonisme
pour affirmer l'indépendance du christianisme et introduire, ce faisant,
une philosophie du salut.
De manière générale, que la concupiscence
soit pur ressenti et la notion explicative des fautes passées pour
Augustin, son désir de fonder le christianisme rationnellement, qui se
manifeste au livre X des Confessions, le pousse à
considérer la concupiscence non plus comme cette notion si
présente
dans les sermons et les lettres des premiers chrétiens
et en faire la pierre angulaire de toute une théorie du Salut.
Comme le note Joseph Trabucco, dans sa préface aux
Confessions, celles- ci, « on le sait, content une passionnante
aventure spirituelle : la quête de Dieu. Une âme à travers
les biens créés, d'illusion en illusion, de peine en peine,
jusqu'à ce que, l'ayant enfin trouvé, elle s'y repose. D'autres
convertis illustres, Pascal, Newman, Maine de Biran, après Augustin,
nous décriront, à leur tour, leur itinéraire vers Dieu.
Mais c'est Augustin qui le premier, leur a montré la voie.
».20
Plus qu'une simple évocation des
événements d'une vie, Les Confessions est le
récit de l'aventure intellectuelle et spirituelle, tourmentée et
passionnée, d'un esprit éperdument lancé à la
recherche de la vérité. L'accueil de la grâce divine par le
libre arbitre est au coeur de la destinée, dont ce livre, dans un style
à la fois sublime et frémissant, donne le témoignage
exceptionnel. Ce livre en comparaison duquel La Cité de Dieu,
rédigé en 426, tranchera par son système tout en reprenant
les thèmes de ce premier essai de philosophie chrétienne,
reprenant notamment le thème central de la concupiscence.
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