c) Libido sentiendi, libido sciendi, libido
dominandi
Parmi les ouvrages de saint Augustin les plus importants, seul
La cité de Dieu fait l'objet d'une présentation de ses
motifs et de son plan dans les Rétractations,
rédigées en 427 : « Rome fut détruite sous le coup de
l'invasion des Goths que conduisait Alaric ; ce fut un grand désastre.
Les adorateurs d'une multitude de faux dieux - les païens -
s'efforçaient de faire retomber ce désastre sur la religion
chrétienne et se mirent à blâmer le vrai Dieu avec plus
d'âpreté [...] que d'habitude. C'est pourquoi [...], je
décidai d'écrire contre leurs blasphèmes ou leurs erreurs
les livres de la Cité de Dieu. »
Augustin se plaît à rappeler au lecteur son plan
rigoureux : vingt-deux livres, les dix premiers consacrés à la
réfutation des Païens idolâtres et de leurs
défenseurs, les douze autres à l'origine (XI-XIV), au
développement (XVXVIII) et aux fins (XIX-XXII) des deux cités. Il
se garde de mentionner les nombreuses digressions qui allongent
considérablement son ouvrage. C'est un des rares livres où se
vérifie le progrès de sa pensée. Il en commença la
rédaction en 412 et, non sans de longues interruptions, il l'acheva au
terme de treize longues années, soit en 426.
Si ce n'est pas un ouvrage de circonstance, La Cité
de Dieu ne répond pas moins à une demande faite par un des
amis de l'auteur, Flavius Marcellinus, haut dignitaire de la chancellerie
impériale, encore païen, mais désireux de s'instruire du
christianisme. Les événements de la prise de Rome par Alaric en
410 sont
plutôt l'occasion que la cause et, d'emblée,
comme le souligne Lucien Jerphagnon, il convient de ne pas identifier Rome
à la cité terrestre et l'Église à la cité de
Dieu. C'est dès 400 qu'Augustin porte en lui le thème de ce
traité : « Deux cités, celle des impies et celle des saints
s'avancent depuis l'origine du genre humain, jusqu'à la fin du monde
» (La Première Catéchèse, 19, 31). Et un peu
plus loin, nous lisons : « Jérusalem, la très illustre
Cité de Dieu, dont les citoyens sont des hommes sanctifiés... Le
Roi de cette Cité est le Seigneur Jésus- Christ » (20, 32).
Et c'est au livre XIV, chapitre 23 de La Cité de Dieu que
figure la très dense affirmation : « Deux amours ont bâti
deux cités : celle de la terre pour l'amour de soi jusqu'au
mépris de Dieu et celle du ciel pour l'amour de Dieu jusqu'au
mépris de soi. »
Sur la nature précise de l'ouvrage, les commentateurs
s'accordent aujourd'hui à le considérer « non comme un
traité de théorie politique, ni comme l'expression d'une
philosophie de l'histoire, qui s'efforcerait de cerner un dessein divin dans le
cours des événements » (Henry Chadwick). Augustin s'y
révèle exégète, philosophe et théologien et
s'inspire tour à tour de la Bible, de Cicéron, de Varron,
d'Eusèbe, en remontant à Platon, Porphyre et Plotin. Il offre une
vision théologique de l'histoire de l'humanité, de l'histoire du
péché et du salut, du bonheur et du malheur.
Les destinataires de La Cité de Dieu sont les
intellectuels, contemporains d'Augustin, non convertis au christianisme,
même si l'auteur donne parfois trop l'impression de s'acharner sur un
« paganisme de bibliothèque ». Tel un rhéteur, brillant
et prolixe, Augustin passe de la polémique à une
démonstration dogmatique : après sa « démolition du
paganisme », il entreprend de montrer que seul le christianisme propose la
vérité qui satisfait le coeur et l'intelligence, étant le
chemin qui libère du mal et de la misère.
La Cité de Dieu, dans le prolongement des
Confessions, continue ce travail de saint Augustin d'explication des
préceptes du christianisme. Comme ces confessions qui le poussent
à rechercher la vérité en Dieu et en porter
témoignage au monde, La Cité de Dieu, ouvrage de pure
philosophie où le doute n'a plus de place comme dans l'oeuvre
précédente, n'en garde pas moins ce trait fondamental des oeuvres
augustiniennes qu'elle répond à des attentes actuelles en
contredisant les adversaires du moment, les Païens ici et non les
Manichéens. Pourtant, si elle prend sa source dans un conflit
contemporain à Augustin, opposant Chrétiens et Païens,
l'oeuvre diverge grandement des Confessions en ne se basant plus sur
la vie exacte de l'auteur. La Cité de Dieu comme nous l'avons
vu porte à des considérations théologiques et politiques
des problèmes qui auparavant étaient traités dans la
perspective d'une réflexion philosophique morale.
Dans ce cadre, même si elle s'inspire des recherches
antérieures, représentées par Les Confessions,
l'explication de la concupiscence, son interprétation est
effectuée d'un point de vue tout à fait original. Il ne s'agit
plus
pour Augustin d'étudier la concupiscence dans l'optique
qui le poussait à expliquer, précédemment chaque
concupiscence une à une, comme outil conceptuel ; il s'agit encore moins
d'allier à cette analyse des considérations biographiques. La
concupiscence, dans La Cité de Dieu, recouvre un domaine tout
à fait original puisque dorénavant, ce qui importe c'est de
montrer les conséquences à l'échelle politique de ce
« péché qui habite en nous ». Ce faisant il s'arme de
nouveaux concepts absolument originaux. Ces concepts, émergeant de la
pensée augustinienne pour actualiser la thématique de la
concupiscence ne sont autres que la Libido sciendi, la Libido sentiendi et la
Libido dominandi. Cette nouvelle conceptualisation est difficilement
retranscrite par le français. La libido, dans l'acception qu'en fait
Augustin, est semble-t'il cette tendance inhérente à l'homme qui
le pousse à satisfaire sa concupiscence. En quelque sorte, la libido est
la manifestation en l'homme de la présence de la concupiscence. C'est
cette libido qui pousse Freud, au XXème siècle, à
considérer la libido de la psychanalyse comme la pulsion de l'homme qui
l'amène à interagir avec les autres hommes et le monde.
Cependant, tenter de définir la libido ne suffit pas car dans le texte
ce terme n'est jamais seul, non accompagné des adjectifs qui le suivent.
Par libido sentiendi, il serait difficile de ne voir que la seule concupiscence
de la chair, définie auparavant dans Les Confessions ; elle est
plus sûrement la tendance à satisfaire les désirs des sens
qui se manifeste aussi bien dans la luxure que dans la gourmandise, la paresse
ou encore la curiosité qui pousse à aller, par exemple, au
théâtre. Plus généralement, la libido sentiendi est
la satisfaction des appétits du corps poussée par la
concupiscence de la chair certes mais aussi la concupiscence des yeux. La
libido sciendi elle semble désigner ce qu'Augustin définissait
avant comme la curiosité ou la vanité de l'homme lorsque
celui-ci, reposant sur ses doctes connaissances, prétendait
appréhender, par sa seule raison, la vérité. Ici, par
libido sciendi, Augustin vise les Païens qui, imbus de leur philosophies,
se détournaient de Dieu et se perdaient dans les spéculations.
Enfin, la libido dominandi n'est rien d'autre la volonté de puissance de
domination sur l'autre homme qui pousse à l'orgueil.
Les libidos, en quelque sorte, à bien y regarder n'ont
que peu de choses en commun avec les distinctions faites au sein de la
première épître de Jean et le livre X des
Confessions ; les trois concupiscences se retrouvent toutes à
divers degrés dans les trois libidos. S'il est évident que la
tripartition de la concupiscence en trois libidos s'inspire de la tripartition
première en trois concupiscences, il semble qu'avec La Cité
de Dieu, Augustin se réinterroge et pousse à une nouvelle
conceptualisation de la concupiscence plus appropriée au domaines
politique et théologique. La concupiscence se revoit donc attribuer une
unité défaite par son ancienne division qui n'est pas de pure
commodité. La concupiscence est absolument le résidu du
péché dans l'être humain, mais conceptuellement est
différenciée : qu'elle soit étudiée dans le cadre
d'une philosophie morale ou une philosophie politique.
La réflexion politique qui est au centre de La
cité de Dieu avec la réflexion théologique nous
amène à nous questionner sur la nécessité de
l'emploi de la thématique de la concupiscence au sein de cet ouvrage.
Par delà un travail de philosophe qui fait de la concupiscence
l'explication des malheurs qui s'abattent sur Rome, il s'agit de critiquer
l'ancienne culture païenne, montrant comme le fit Paul et Tertullien avant
lui que la favorisation de la concupiscence est un trait distinctif du
paganisme. A travers la libido sentiendi est-il dissimulé une critique
des pratiques romaines de l'orgie, des jeux de même que la libido sciendi
répond à cette idée qu'on arrive à tout entendre
par la raison, sans l'appui de forces extérieures, il s'agit de
critiquer le scepticisme et les philosophies néo-platoniciennes ayant la
faveur des Romains. De plus, la conceptualisation de la libido dominandi,
répond aux souffrances que s'infligent entre eux les romains vainqueurs
comme le montre l'analyse des guerres romaines, grecques ou puniques au premier
livre de La Cité de Dieu.
La réflexion politique et théologique de la
concupiscence est diffuse sur l'ensemble de la colossale oeuvre que constitue
La Cité de Dieu, cependant faisant preuve d'un plus grand
réalisme qu'auparavant, allant sûrement de pair avec une plus
grande maturité, Augustin avec finesse voyant dans la concupiscence un
état inhérent à la condition humaine demeure moins stricte
qu'auparavant. Pour lui, désormais, il ne s'agit plus de la rejeter
totalement comme auparavant mais de montrer que le salut des faibles peut s'en
accommoder sans pour autant la favoriser, en la jugulant au maximum, montrant
qu'il y a des moments dans la vie où elle est inactive bien que
présente, reprenant sa réflexion, initiée au livre X des
Confessions, sur la manifestation de la concupiscence dans le sommeil,
s'interrogeant « Que si cette rebelle concupiscence, qui habite en nos
membres de mort, se meut comme par sa loi propre contre la loi de l'esprit,
n'est-elle pas sans faute dans le refus de volonté, puisqu'elle est sans
faute dans le sommeil ? » (XXV, Livre 1). Ainsi, la voie du salut n'est
pas le rejet de la concupiscence mais de ne pas lui accorder sa volonté.
Ainsi, pour Augustin la femme violée n'a pas favorisée la
concupiscence car, ayant à subir les violences d'un homme, elle subit la
concupiscence d'un autre qui n'est pas de sa volonté.
Cette réflexion sur la concupiscence trouve un
développement favorable au sein du Livre XIV de La Cité de
Dieu car pour Augustin, de même qu'il ne se plaint pas de vivre dans
un corps comme le font les platoniciens, celui qui vit selon Dieu ne vit pas
insensiblement sur cette terre comme le voudraient les stoïciens. Ainsi,
pour Augustin, nos excès et nos vices n'exigent pas que nous nous
élevions contre la nature et la chair, ce qui serait faire injure au
Créateur. Ce qui importe, nous le répétons est la
qualité de la volonté de l'homme. Les citoyens de la Cité
de Dieu n'ont pas pour idéal l'insensibilité stoïcienne :
ils souffrent, ils gémissent, ils désirent. Tout ceci
amène à Augustin à une analyse psychologique de la libido,
en particulier sexuelle, en laquelle il voit une révolte
intérieure à l'homme, causée par la
révolte contre Dieu. Il finit par voir dans la honte sexuelle et la
désobéissance du désir à la volonté comme
les conséquences du premier péché, celui d'Adam
tenté par Eve. Analyses hautement originales et propres qui seront
destinées à avoir une grande influence en Occident.
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