IV-2- ANALYSE DES CONFLITS
Pour identifier les causes des conflits, on peut, comme
certains des acteurs qui y vivent et qui y prennent part, mobiliser la notion
d'arène qui est au sens oü nous l'entendons, un lieu de
confrontations concrètes d'acteurs sociaux en interaction autour
d'enjeux communs. La construction des infrastructures sociales pour les
Bakola/Bagyelli est une arène. Nous voulons, dans le cadre de notre
analyse, mettre l'accent sur l'intérêt heuristique de
l'étude des conflits en prenant comme rampe de lancement le conflit,
sans toutefois omettre son lien étroit avec les rapports de cohabitation
intercommunautaire. L'argument que nous voulons avancer pour soutenir notre
posture consiste à dire qu'il existe « une vie de conflits ».
Des personnes ou des groupes peuvent un jour coopérer mieux ou le
contraire, les communautés peuvent entrer en conflit après une
période de coopération importante. Il existe plusieurs
situations, que l'on rencontre habituellement dans le déclenchement des
conflits et qui peuvent servir comme cadre de référence pour
analyser les conflits qui ont été identifiés à
Bidjouka et à Ngoyang entre Bantou et Bakola/Bagyelli.
En effet, au regard de données collectées sur le
terrain nous avons constaté que les conflits identifiés à
Bidjouka et Ngoyang ont trois causes principales: l'occupation des terres
appartenant aux Bantou, les schèmes culturels et l'action
unidirectionnelle des partenaires au développement dans la prise en
charge des Bakola/Bagyelli. Toutefois, précisons que les trois causes
qui constituent le point d'ancrage de notre analyse sur les conflits dans ces
deux villages ne sont pas les seules qui peuvent intervenir dans le
déclenchement des rivalités.
IV-2-1- La prise en charge unilatérale des
Bakola/Bagyelli par des partenaires au développement
Les situations où un acteur, un groupe, une
communauté se trouve en forte dépendance vis-à-vis
d'autres acteurs ou d'un système, sont des situations promptes à
générer des conflits ; ceux qui les subissent peuvent adopter des
attitudes agressives pour essayer de réduire cette dépendance.
Crozier tente de nous donner une explication en ces termes :
En effet, agir sur autrui, c'est entrer en relation avec
lui ; et c'est dans cette relation que se développe le pouvoir d'une
personne A sur une personne B. Le pouvoir est donc une relation, et non pas un
attribut des acteurs. Il ne peut se manifester-et donc devenir contraignant
pour l'une des parties en présence-que par sa mise en oeuvre dans une
relation qui met aux prises deux ou plusieurs acteurs dépendant les uns
des
54 O, MENARD ; Le conflit, op.cit
autres dans l'accomplissement d'un objectif qui conditionne
leurs objectifs personnels55.
Les Bantou ont toujours développé à
l'endroit des Bakola une sorte de paternalisme avilissant; qui semble
aujourd'hui ne plus s'accorder avec l'évolution et l'émancipation
de leurs « sujets » d'hier. Tout acte d'émancipation ou de
démarcation d'un Pygmée est médiatisé. Ainsi, il
leur est interdit de prendre contact avec d'autres personnes sans passer par
leurs « possesseurs » qui jouent, non seulement un rôle
d'interprètes mais surtout de censeurs. Ils vivent donc
étroitement liés aux « Grands Noirs » qui sont
chargés de « défendre leurs intérêts » sur
les plans socioéconomique et judiciaire. Cette situation accentue leur
dépendance et instaure entre eux et les tribus bantoues voisines une
relation dégradante. En fait, les Bakola sont considérés
comme un héritage que les Bantou transmettent à leurs
descendants. Ainsi à sa mort, un homme peut léguer à son
fils un « cheptel » de 15 à 20 Pygmées qu'il a
lui-même reçus de son père. Aussi n'est-il pas rare de voir
les habitants d'un village se disputer un Pygmée, chacun le
réclamant être de son clan. Au cours d'un entretien
réalisé à Bidjouka auprès des populations bantoues,
un Ngoumba nous a déclaré parlant du projet de l'oléoduc
pipeline Tchad-Cameroun si les Bakola avaient été aussi
dédommagés au même titre que eux nous a répondu :
Oui, nous avons nos Bagyelli ici. Mon « troupeau
» de Bagyelli vit dans mes forêts derrière ma maison. C'est
mon père qui me les a donnés~J'ai reçu une compensation
pour les dommages causés à mes terres et mes récoltes, pas
celles de Bagyelli. Ils pratiquent l'agriculture et la chasse sur mes
terres.
Les Bantou pensent que les Pygmées ne peuvent pas vivre
sans eux. A ce sujet, une Ngoumba interrogée à Ngoyang dira
à propos :
Ce sont nos enfants qui encouragent les enfants
pygmées pour qu'ils puissent fréquenter. Sans eux, ils ne peuvent
rien faire. Ce sont les enfants des Bantou qui forcent pour que les enfants
Pygmées puissent aller à l'école. S'il n'y a pas les
Bantou, il n'y a rien pour les Pygmées. C'est comme ça ! Et c'est
cela que le Gouvernement avec les ONG oublient. Il faut un Bantou à
côté d'un Pygmée pour l'encourager à faire quelque
chose. Les gens qui vivent à côté des Pygmées
doivent être ensemble avec eux. Sinon ça ne peut pas
marcher.
Le Pygmée connait quoi ? Il va dire quoi ? Donc, il
regarde d'abord le Bantou pour voir ce que le Bantou va faire ou dire. Les
parents, autrefois, avaient les Pygmées chez eux ; mais ce
n'était pas comme d'autres disent que c'était l'esclavage. Ce qui
se passait c'est que chaque tribu bantoue avait ses Pygmées. Donc quand
un Pygmée veut faire quelque chose, il vient d'abord voir le Bantou pour
lui demander conseil pour voir ce qu'il doit faire. C'est le Bantou qui lui
donne des idées pour lui dire de faire comme ceci ou comme cela. Mais
quand vous venez ici, vous ne regardez pas les
55 Crozier M &Friedberg E, L'acteur et le système,
Paris.
Bantou. Les Pygmées ne vont rien faire même si
c'est après cent ans. Même si on fait quoi ! Il faut d'abord
passer par les gens du village pour avoir les
Pygmées56.
Les Bakola, bien que de façon timide, se sont ouverts
à la modernité et ceci a eu comme incidence leur
détachement progressif de le leurs « maîtres »
d'autrefois. Ces situations d'indépendance et d'affranchissement des
Pygmées sont très mal perçues par les Bantou qui voient
filer entre leurs doigts ceux-là mêmes qui leur permettaient
encore de se considérer comme les « Seigneurs de la forêt
». Les Bantou tentent donc par tous les moyens de restaurer cette relation
de dépendance des Bakola vis-à-vis d'eux, mais sans
succès. La scolarisation des Bakola, l'intervention de quelques ONG
(FONDAF, RAPID, CBCS, FEDEC, SAILD) dans les campements ont fortement
contribué à l'autonomisation des Bakola qui, de nos jours,
veulent faire entendre leur voix et s'affirmer en tant que citoyens camerounais
à part entière. La photographie ci-dessous, montre un Ngyelli du
campement de Maschouer-Maschouer(Bidjouka) venu se plaindre d'avoir
été abusé par un Ngoumba.
Photo 20: Ngyelli du campement de
Maschouer-Maschouer venu se plaindre d'avoir été
abusé par un Bantou de Bidjouka
Source : Aristide Bitouga, (Bidjouka 2010)
Une telle image ne pouvait pas être enregistrée
il y a quelques années par le passé. La preuve, s'il en fallait
une, qui montre que les Pygmées sont entrain de rompre d'avec cette
dépendance séculaire avec les Bantou. Comme réponse des
Bantou à cette rupture soudaine d'avec leurs anciens « serviteurs
», ces derniers n'hésitent pas à saboter le travail des ONG
sur le terrain en accusant celles-ci d'être responsables des conflits qui
naissent de plus en plus entre les Bantou et les Bakola. A Ngoyang, par
exemple, les Ewondo sont allés jusqu'à accuser le SAILD de monter
les Bakola contre eux pour leur arracher leurs terres. A Bidjouka,
56 NGUIONGZA. M ; op.cit
les Bagyelli nous ont fait état du fait que les Ngoumba
avaient porté un coup de frein au projet de construction des maisons qui
avait été initié par le GRPS et les Petites Soeurs de
Jésus.
Au regard de ce qui vient d'être dit, on peut comprendre
pourquoi la prise en charge des Bakola/Bagyelli par des partenaires au
développement est une des causes des conflits qui sévissent
à Bidjouka et à Ngoyang. En effet, les Bantou voient d'un mauvais
oeil l'action des ONG sur le terrain. Cette réticence est motivée
par le fait que les Ngoumba et les Ewondo pensent que les Pygmées ne
vivent pas seuls dans les villages où ils sont installés. Les
Bakola/Bagyelli ne sont pas les seuls nécessiteux ou les seuls qui
soient indigents. Autant les Pygmées ont des besoins ou sont
démunis, autant les Bantou avec lesquels ils partagent le même
espace territorial en ont également.
Dès lors, ceux-ci pensent que les ONG doivent agir sur
le terrain ou mener des activités en faveur de l'amélioration des
conditions de vie des Pygmées, en tenant compte des populations bantoues
qui vivent avec eux. En voulant s'intéresser uniquement aux
Bakola/Bagyelli, les partenaires au développement, font naître
à travers leur approche d'autres problèmes qui sont des leviers
sur lesquels les Bantou s'appuient pour pressuriser les Pygmées.
L'approche unidirectionnelle des ONG, crée des jalousies, du
mécontentement et de la frustration chez les Bantou. Cette
démarche, il faut le reconnaître, est de nature à exacerber
les tensions qui existent dans la cohabitation entre ces communautés
voisines. Il est très difficile pour les « Grands Noirs » de
voir que les « esclaves » d'hier soient aujourd'hui logés
à une meilleure enseigne que leur supposé « maître
». Comment comprendre qu'un Nkola habite une maison moderne alors que le
Ngoumba ou l'Ewondo qui se croit supérieur vit dans une case en terre
battue avec une toiture en paille ?
Tous ces facteurs peuvent expliquer le fait qu'aujourd'hui les
Bantou voient dans ces changements sociaux une modification de l'architecture
sociale de leurs villages et qui induisent forcément un regard
différent des Bakola à leur endroit. La photographie ci-dessous
montre une maison appartenant à un Nkola qui a été
construite grace à l'appui technique et financier d'un partenaire au
développement.
Photo 21: Maison appartenant à NGUIAMBA
Moïse, un Nkola à Ngoyang Source : Aristide Bitouga,
(Ngoyang 2009)
A contrario, la photographie ci-dessous montre une case
appartenant à un Ngoumba dans le même village.
Photo 22: Maison appartenant à MABARI
Désiré, un Bantou à Ngoyang Source : Aristide
Bitouga, (Ngoyang 2009)
Pour l'étranger qui séjourne dans cette
localité, il est clair que l'image qu'on avait jusqu'alors
véhiculée sur les Pygmées mérite d'être
remise en cause pour s'interroger désormais sur qui tient
dorénavant les commandes. Cette presqu'égalité sociale
entre les Bantou et les Bakola crée forcément des jalousies et de
la concurrence entre ces différentes communautés. Chaque
communauté s'efforçant d'affirmer au quotidien sa
notoriété. Une situation qui ne plaît pas du tout aux
Bantou qui conçoivent très mal le fait que les Pygmées
qu'ils ont toujours considérés comme des « moins que rien
», des « sous hommes », soient aujourd'hui au même pied
d'égalité qu'eux. Dans la localité de Ngoyang, nous avons
rencontré une jeune fille Nkola, qui est conseillère municipale
à la commune de Lolodorf ; tandis qu'à Bidjouka, une autre est
infirmière au dispensaire catholique de Ngovayang. Deux exemples qui
montrent à suffisance la difficulté que les Bantou ont dans ces
deux villages à
confiner les Bakola/Bagyelli dans leur petite forêt comme
cela était encore le cas il ya quelques années.
|