IV-1-2-Définition et clinique du conflit
intercommunautaire dans le cadre de la cohabitation
Comme il se doit dans toute contribution scientifique, nous
devons d'abord tenter une définition : de quoi parle-t-on lorsqu'on
parle de conflit intercommunautaire dans le cadre de la cohabitation ? Nous
pouvons qualifier de situations conflictuelles, celles dans lesquelles des
acteurs (au moins deux groupes) rencontrent des difficultés à
coopérer, voire se trouvent dans l'incapacité complète de
travailler ensemble ou de nouer une coopération. C'est vraiment
l'impossibilité de faire des choses ensemble, ou au moins l'apparition
des limites importantes dans l'engagement mutuel, qui nous paraît la
caractéristique essentielle du conflit. Cette impossibilité de
coopérer que nous avons précédemment nommée
bitâ, intervient chez les Ewondo lorsque le conflit
s'externalise et prend des proportions plus grandes. Nous avons relevé
que etôm c'est le conflit larvé et bitâ
c'est l'affrontement. La situation de Ngoyang fut une situation de
bitâ, car elle avait opposé deux groupes rivaux (les
Ewondo et les Bakola) dans un affrontement physique où toutes les
ressources avaient été mobilisées (matérielles et
immatérielles, visibles et invisibles) pour venir à bout de
l'adversaire. En pareille circonstance, il est très fréquent de
trouver des individus qui déclarent : « nge be yit bya amos bya
yange bo alou » (S'ils nous ont vaincu le jour, nous prendrons notre
revanche la nuit).
Le conflit est souvent larvé, c'est-à-dire qu'on
ne peut pas forcément le voir « à l'oeil nu » ou plus
précisément, il nécessite, dans bien des cas pour
être vu et compris, une investigation socio-anthropologique, un oeil
clinique. C'est-à-dire qu'un visiteur extérieur, une personne
étrangère au groupe ou à la communauté, pourra ne
pas prendre conscience de son existence. Seule une familiarité plus
grande avec ces personnes et ces structures, ou une analyse approfondie voire
anthropologique, pourra pointer l'existence d'un conflit. Ce point de vue est
partagé par Balandier qui, parlant de la
complexité des sociétés humaines dit à propos :
Les sociétés ne sont jamais ce qu'elles
paraissent être ou ce qu'elles prétendent être. Elles
s'expriment à deux niveaux au moins ; l'un superficiel, présente
les structures
" officielles » si l'on peut dire, l'autre profond,
assure l'accès aux rapports réels les plus fondamentaux
~47
Il convient dès lors d'avoir cet oeil clinique de
l'anthropologue des conflits pour nous permettre de repérer un certain
nombre de signes établissant une présomption de conflit :
On peut l'observer d'abord dans les situations oü les
acteurs (particulièrement lors d'entretiens) tiennent des propos
négatifs les uns sur les autres. On parle des autres, dans une
tonalité de reproche, sur le registre de la morale mais aussi sur le ton
de l'humour et de la moquerie disqualifiante. Que ce soit à Bidjouka ou
à Ngoyang, nous avons régulièrement été
témoin des situations de dénigrement des Pygmées par les
Bantous. Quand ce n'est pas pour traiter ces derniers d'animaux de forét
ou de primitifs, c'est pour démontrer aux yeux de l'étranger ou
du visiteur que ça ne vaut pas la peine méme d'engager une
quelconque action de développement à l'endroit des
Pygmées, car, disent les Ngoumba ou les Ewondo, celle-ci est
vouée à l'échec. Au cours d'un entretien avec les Ngoumba
de Nkouambpoer I au sujet du foyer, voici ce qui nous a été
rapporté par une femme bantoue :
« Je te dis que l'homme pygmée vole comme il
n'est pas permis. Ce sont eux qui ont volé toutes les choses qu'il y
avait là-bas au foyer48. »
Cette dernière tente tout de même de nuancer son
propos en continuant :
« Il n'y a pas que les Pygmées qui ont
volé les choses au foyer. Il y a aussi les Bantous qui ont bien
volé. Les Pygmées et les Bantou ont tous volé les choses
qu'il y avait au foyer pour aller vendre à Lolodorf. »
Il est très fréquent d'entendre sortir de la bouche
d'un Ewondo de Ngoyang des expressions telles que:
/ Bekwe ba bene ben ya? / La traduction de cette
locution donne: " Ces pygmées sont même comment? ».
Une phrase qui traduit généralement l'agacement d'un Bantou
devant une attitude désobligeante d'un Pygmée à son
endroit. Le Nkola, est ici présenté comme quelqu'un qui ne sait
pas vivre en communauté, un individu dont les attitudes et les
comportements ne relèvent pas du registre des humains.
/Bekwe bene be tsit/ La traduction littérale
nous donne : « Les Pygmées sont des animaux. ». Cette autre
expression, est utilisée par les Ewondo de Ngoyang, lorsqu'ils veulent
affirmer leur différence vis-à-vis de leurs voisins Bakola. La
conscience collective des Ewondo projette sur les Pygmées des
appréciations qui traduisent l'idée qu'ils ont de leurs voisins.
Ce ne sont pas des êtres humains et par conséquent toute
collaboration avec ceux-ci est très peu
47 G. Balandier ; Sens et puissances : les dynamiques
sociales, 1981, Paris.
48 Ngiongnza Mpfouniwang, femme bantoue, entretien
réalisé le 30 décembre2009 à Meh (Ngoyang).
souhaitée. L'Ewondo ne considère pas le Nkola
comme l'autre lui-même. Pour lui, le Pygmée se trouve encore
à un stade très peu évolué de la civilisation
moderne. Le Bantou voit, analyse les actions du pygmée à partir
de sa culture et voudrait que celui-ci puisse faire pareillement à lui.
Dès lors où le Nkola ne se conforme pas à ce que le Bantou
estime être bien pour lui, il est relégué au second plan et
devient de ce fait un animal. Car pour le Bantou, il n'y a que la bête
qui puisse être à même de vivre en marge de la vision
dictée ou voulue par lui qui se considère comme l'être
supérieur sur qui les autres doivent s'inspirer pour pouvoir se
réaliser.
Pour ce qui est des Ngoumba de Bidjouka, nous avons
relevé bon nombre d'expressions que ceux-ci utilisent pour cataloguer ou
pour étiqueter les Bagyelli. Nous relevons ci-dessous quelques unes qui
ont particulièrement attiré notre attention :
/ngièl yi ngièl/ (un Pygmée reste un
Pygmée) ; les Ngoumba développent à l'endroit des
Pygmées une sorte de scepticisme qui est traduit dans cette expression
par le fait quel que soit ce que le Ngyelli, pourra avoir ou pourra faire, il
n'en demeure pas moins vrai qu'il ne sera rien d'autre que celui-là qui
est habitué à vivre dans la forêt.
/diga mè ngièl nina !/ (regardes-moi ce
Pygmée !) ; cette locution est utilisée pour marquer la
différence qui existe entre un Bantou et le Pygmée. Il arrive des
fois que la même expression soit utilisée par un Ngoumba pour
railler son frère ce qui conduit bien souvent à des
réactions imprévisibles de la part de celui en direction de qui
la phrase a été dite. Car, traité un Ngoumba de
Pygmée s'apparente souvent à une insulte très grave qui
peut avoir des conséquences extrêmement dommageables par la
suite.
/lé dou mbpi ngièl / (Mentir comme un
Pygmée) ; dans l'imagerie populaire des Ngoumba, le Pygmée est
celui-là qui est reconnu comme étant quelqu'un qui ment en toute
circonstance et dont la parole ne peut bénéficier d'aucune
crédibilité de la part de son interlocuteur. Lorsque vous
êtes en situation d'échange avec un Ngyelli, il vaut mieux rester
sur vos gardes car vous n'êtes pas à l'abri d'une tentative de
ruse de ce dernier. Certains Bantou vous diront même : « Le
Pygmée ne dit jamais non !»
/dzio mbpi ngièl/ (Voler comme un Pygmée) ; le
Pygmée est régulièrement pris à partie parce que
comme disent les Bantou : « Les Pygmées sont de très grands
voleurs. ». La pomme de discorde régulièrement
mentionnée dans les causes des conflits entre les Bantou et les
Pygmées c'est le vol. Les Bantou accusent à tort ou à
raison ces derniers d'être les principaux voleurs de leurs cultures
vivrières. Ce qui, à bien des égards, a conduit les Bantou
à bastonner un Pygmée par simple soupçon que celui-ci
pourrait être le principal suspect.
/noumbo mbpi ngièl/ (Sentir comme un Pygmée) ; le
Pygmée, parce qu'il passe la majeure partie de son existence en
forêt, dégage une odeur qui lui est caractéristique. C'est
cette odeur
qui permet souvent de le distinguer du bantou lorsqu'ils se
retrouvent à partager ensemble une même activité.
Dès lors, il est fréquent de voir un Bantou qui dégage une
forte odeur corporelle d'être assimilé à un Nkola.
Ces expressions traduisent à souhait le regard que les
Bantou portent à l'endroit de leurs voisins territoriaux que sont les
Pygmées avec qui ils entretiennent des rapports de cohabitation
séculaires. Il est très courant d'entendre des propos
dégradants et dévalorisants à l'endroit des Bakola venant
des Bantou pour signifier la grandeur des uns sur les autres. Au cours d'un
entretien réalisé à Bidjouka, une sexagénaire
Ngoumba s'exprimait en ces termes :
Vous voulez sortir les animaux de la forêt pourquoi
? Vous perdez votre temps. Les Pygmées sont faits pour vivre dans la
brousse. Il n'y a que nous qui vivons avec eux qui les maîtrisons.
Même si un Ngyelli va à l'école, devient ministre, pour moi
il reste un sauvage ! Les Pygmées ne connaissent pas l'importance de
quelque chose. Donne un habit à celui-ci maintenant et reviens demain
voir ce que cet habit est devenu pour que tu comprennes que ça ne vaut
pas la peine49 !
On peut dans ces propos déceler à quel niveau
les Bantou sous-estiment les Pygmées et développent
vis-à-vis de ceux-ci un complexe de supériorité. Cette
situation telle que décrite nous amène à penser avec
Olivier Menard que :
[ ... ] n'est pensable comme objet, n'est possible comme
phénomène du vivre
ensemble, qu'à la condition de mouvements
conflictuels dont la signification cosmopsychologique répète la
structure archaïque des rivalités et des joutes ; cette
répétition engage, toutefois, une activité
évaluatrice par laquelle s'introduit comme un conflit, ou un jeu, dont
résulte, sinon l'antagonisme, du moins l'écart, entre l'antique
et le moderne. Ce jeu ne permet de distinguer le moderne de l'antique que pour
neutraliser l'engloutissement dialectique des valeurs du second dans celle du
premier50.
Les propos des Bantous au sujet des Pygmées sont
toujours teintés d'un caractère dévalorisant.
Régulièrement le Nkola est pris à partie pour montrer son
incompétence et sa trop grande fainéantise. Au cours d'un
entretien qui portait sur les propositions à formuler par les Bantous
pour une saine cohabitation entre eux et les Pygmées, une femme bantoue
nous a dit :
Un Pygmée ne peut pas travailler son champ seul.
Les Pygmées ne font rien seuls. Donc, nous devons faire des groupes de
travail avec eux. Seuls, ils ne peuvent rien. Or c'est important qu'un
Pygmée ait son champ pour ne plus voler. Mais quand il n'a pas le champ,
il va voler chaque jour. Qu'il le veuille ou non il va voler ! Sinon il va
manger quoi ? Ils sont très négligents. Ce n'est pas qu'ils sont
faibles, mais ils négligent tout. Mais quand ils entendent qu'il y a le
vin quelque part ; ils vont aller travailler là-bas. C'est en ce moment
là qu'ils montrent comment ils sont forts. Mais pour qu'ils travaillent
pour eux-mêmes ça les dépasse.
49 SABOUANG Esther, femme âgée Ngoumba,
entretien réalisé le 04 janvier 2010 à Bidjouka.
50 O. Menard, Le conflit, op.cit
Quand il faut chasser le rat en brousse ils sont
très forts ! Mais pour mettre le manioc en terre c'est ça qui les
dépasse. Les Pygmées, quand ils vont en brousse pour chercher le
miel ils sont très forts ; mais pour travailler le champ rien ! Pour
chasser le rat ou le lièvre ils sont capables de faire toute une
journée en brousse51.
A l'inverse, les Bakola se plaignent
régulièrement des abus dont ils sont victimes de la part des
Bantous. Ils considèrent leurs voisins comme des gens qui ne sont
là que pour les exploiter et rien d'autre. Les Pygmées se sentent
marginalisés par les Bantous. C'est avec dédain qu'ils sont
regardés, ils sont très peu considérés et tout
contact avec un Bantou dans le sens d'une forme de rapprochement sentimental
est difficilement accepté par les autres. A Ngoyang, par exemple, nous
avons interrogé un Nkola au sujet de ce qu'il pensait de leurs voisins
Ewondo et il nous a répondu en ces termes :
Les Ewondo, sont très bizarres. Ils épousent
nos soeurs et nous aussi on épouse leurs soeurs, mais dans nos rapports
quotidiens tu as toujours l'impression que nous sommes leurs esclaves ou que
nous ne sommes rien à leurs yeux. Ils aiment que quand quelqu'un veut
venir faire quelque chose ici chez nous que la personne puisse d'abord
s'adresser à eux. Vous comprenez vous même que c'est une situation
qui ne nous arrange pas. Mais il faut voir quand ils sont malades comment ils
courent après nous pour que nous puissions leur apporter notre aide et
notre savoir-faire. Nous prenons notre revanche sur nos maîtres en leur
faisant boire notre salive dans des tisanes et autres potions que nous leur
concoctons pour qu'ils puissent retrouver la
guérison52.
La méme question nous l'avons posé à une
Ngyelli de Bidjouka qui nous a répondu sans détour en nous disant
:
Les Ngoumba pensent même qu'ils sont quoi ? Avant,
ils étaient les seuls à aller à l'école,
aujourd'hui les choses ont changé nous aussi nous partons
déjà à l'école. Pour moi, je pense qu'il n'y a plus
rien qui nous différencie d'eux. Regardez nos maisons, vous ne voyez pas
qu'elles ne sont pas différentes de celles des Bantou et je peux
même dire qu'elles sont plus jolies que les leurs. Tout ce qu'ils font
là pour nous dénigrer ce n'est rien d'autre que de la jalousie.
Le temps où ils étaient au-dessus de nous est passé et
c'est ce qu'ils refusent d'accepter53.
Nous relatons dans ce témoignage une histoire
vécue par un Ngyelli de Bidjouka qui avait commis le crime de
lèse majesté d'oser entretenir une relation amoureuse avec une
fille bantoue du village. Selon nos témoins, un jour, un jeune homme
Ngyelli était tombé amoureux d'une jeune fille bantoue.
Après des nuits d'insomnie, il se décide enfin à lui
parler. Et à son grand bonheur, la fille répond à ses
avances. Il a un salaire assuré chaque fin de mois
51 NGUIONGNZA. M ; op.cit
52 NGALLY Sadrack, chef Bakola de Nkouonguio,
entretien réalisé le 28 décembre 2009 à Ngoyang.
53 MASSILA Véronique, femme Nkola
émancipée. Entretien réalisé à Bidjouka, le
6 janvier 2010 à BidjoukaSamalè (Binzambo).
et ne réve que de faire plaisir à sa bien
aimée. Il lui fait des cadeaux, l'emmène de temps en temps se
promener dans les endroits à la mode à Lolodorf.
Lorsqu'elle perd son grand-père, il lui apporte une
aide financière. Ils font des projets d'avenir comme tous les jeunes
gens dans leur situation. Bientôt, un enfant est en route. Et l'on
s'attend à ce que ces jeunes gens si amoureux l'un de l'autre
officialisent leur union. Cette grossesse sonne plutôt le glas de leur
idylle. La famille et les voisins s'en mélent. Les passions se
déchainent. Cette histoire ne peut aller plus loin. Il faut que cela
cesse. La fille essaie de résister, mais la pression familiale et de la
communauté entière est très forte. La jeune fille finit
par céder. Elle arrête de fréquenter son ami. Le jeune
homme n'a pas revu sa dulcinée méme lorsqu'il a appris qu'elle a
accouché d'une fillette. Les parents avaient aussitôt
emmené leur fille à Yaoundé pour l'éloigner du
Pygmée.
Ce jeune homme n'est pas le seul à avoir
été traité de cette manière parce qu'il a
osé s'intéresser à une fille bantoue. Selon nos
mêmes informateurs, un jour, un autre jeune Ngyelli, habitant du
campement Maschouer-Maschouer, en état d'ivresse, avait fait des avances
à une jeune fille bantoue. Pour toute réponse, il avait
reçu une gifle retentissante qui lui avait été
administrée par le frère ainé de la fille pour qui de
telles avances constituaient une offense à l'honneur de la famille.
Les stratégies d'évitement peuvent être un
autre signe constitutif d'un conflit. Il est difficile de réunir
certaines personnes, il était prévu qu'elles se parlent et elles
ne se sont pas paiées. A Bidjouka ou Ngoyang, nous n'avons pas
été témoin d'une quelconque synergie d'action entre les
Bantou et les Pygmées. L'observateur avisé et curieux a tôt
fait de se rendre compte que les uns et les autres s'évitent, si ce
n'est dans le cadre d'une demande d'aide d'un Bantou qui a besoin de la main
d'oeuvre pour ses travaux champêtres ou qui voudrait commissionner un
chasseur Nkola en forêt pour que ce dernier puisse lui ramener du gibier,
soit pour la commercialisation ,soit pour la consommation domestique. Il en est
de même du Nkola qui ne fait recours à son voisin Bantou que
lorsqu'il s'agit d'obtenir une quelconque faveur. Au demeurant, on peut dire
que ces situations d'évitement réciproque contrastent avec la
réalité au quotidien. Car comment expliquer que des personnes qui
s'évitent dans leurs rapports quotidiens soient aussi dépendants
les uns des autres ? La réponse à cette question est une fois de
plus donnée par O. Menard lorsqu'il dit, paiant des rapports de
cohabitation entre les individus :
De même que, pour avoir une forme, le cosmos a besoin
« d'amour et de haine »,de
forces attractives et de forces répulsives, la
société a besoin d'un certain rapport
quantitatif d'harmonie et de dissonance, d'association et de
compétition, de sympathie et d'antipathie pour accéder à
une forme définie54.
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