II-2- REVUE DE LA LITTERATURE
Traditionnellement chasseurs-collecteurs instables, les
Pygmées en général et les Bakola/Bagyelli en particulier
n'ont pas souvent intéressé les colonisateurs successifs du
Cameroun, de même que les nouvelles autorités du pays. Ceux-ci ont
engagé les populations Bantoues dans les processus politique,
économique et social de modernisation du triangle national. Les
Pygmées, à l'inverse, sont restés confrontés
à l'exclusion et à la marginalisation de la vie
socio-économique. Le dépouillement des archives a permis par
exemple au Congo de montrer que dans les années 1930-1950 des
recensements des Pygmées avaient été effectués. Il
ressort de cette documentation ,que pour mieux attirer les Pygmées vers
les villages bantous ou oubanguiens, quelques villages pygmées avaient
été construits à côté des villages des «
Grands Noirs » ; que les administrateurs coloniaux de la Likouala
allèrent jusqu'à offrir des primes de 80 à 125 francs
à quelques chefs indigènes qui avaient réussi à
sortir un certain nombre de Pygmées des forêts et , qu'à la
Foire Internationale de l'Afrique Equatoriale
Française de 1938, organisée à Brazzaville ,
sous le patronage du Gouverneur RESTE, des Pygmées y
furent amenés et qu'aux dires de l'écrivain Antoine
Letembet Ambili21 :
Ceux-ci habitaient comme des parias dans des huttes en
feuilles de bambous, entourés de bananiers tout au long de la
rivière Mfoa, à quelques mètres du lieu où est
actuellement bâtie l'Ambassade de France au Congo. Pour les
Européens, comme pour les colonisés, ces Pygmées
n'étaient parqués en ces lieux que pour aiguiser la
curiosité de leur engouement inhumain.
A dire vrai, au moment où le Cameroun accède
à son indépendance le 1er Janvier 1960, les
Pygmées n'ont de dignité qu'entant qu'êtres de forét
asservis par les Bantou et non en tant que membres libres d'une
société nationale « moderne ». Ils sont encore ces
marginaux d'un ordre socio-politique nouveau qui proclame les idéaux
d'unité, de travail et de progrès. Cette tendance, bien qu'elle
tende de nos jours à disparaitre, transparaît encore dans le
quotidien de ces peuples au regard des rapports de cohabitation qu'ils
entretiennent avec les Bantou. Les actions visant l'amélioration des
conditions de vie des Pygmées dans la communauté nationale et
internationale vont se faire ressentir aux alentours des années 60. Ces
actions sont l'oeuvre de quelques Bantous et des missionnaires qui manifestent
un réel intérét pour le développement des
Pygmées. Ils mènent des activités liées à
l'alimentation, à la scolarisation, à l'hygiène et
à la santé.
Les exemples les plus patents dans cette dynamique sont ceux
de Monseigneur Lambert VAN HEYGEN, Archevêque de Bertoua, le
regretté père Ignace DHELLEMES dans le Sud-ouest Cameroun et les
Petites Soeurs de Jésus dans le Sud-ouest Cameroun. Ces pionniers seront
suivis plus tard par d'autres acteurs notamment l'Etat à travers le
MINAS (Ministère des Affaires Sociales), l'Association
Néerlandaise d'Assistance au Développement(SNV) et depuis 1994,
par le SAILD/APE. De manière générale, on peut souligner
que l'Etat et les autres populations voisines des Pygmées sont encore
loin d'assumer la citoyenneté des Bakola. Certes, dans une perspective
d'adaptation et d'ajustement au débat international, quelques
avancées ont été enregistrées telles que la
construction des infrastructures sociales aux Bakola/Bagyelli de Bidjouka et de
Ngoyang pour ne citer que ces exemples d'actions concrètes sur le
terrain, puisque c'est de cela qu'il s'agit dans ledit travail de recherche.
Mais au-delà de toutes ces avancées visibles, il faut souligner
que les pratiques sociales des Bantou perpétuent la banalisation, la
domination et l'assimilation des Pygmées.
Bahuchet22, parlant des rapports
qu'entretiennent les Bantou avec les Pygmées, adopte une approche
mitigée. Dans son ouvrage Introduction à l'ethnologie des
Pygmées, il
21 LETEMBET AMBILI A., 1984, «
L'intégration des pygmées dans la société moderne
», ETUMBA, n0 722, du 21 janvier.
entrevoit la cohabitation entre Bantou et Pygmées comme
étant des rapports de crainte mutuelle et d'entraide. Pour Bahuchet, le
fait que les Pygmées soient relégués à la
forêt, domaine de la sauvagerie confèrent aux Pygmées
d'être considérés aux yeux des Grands Noirs, comme
étant des Etres civilisateurs, Sauveurs, mais également des
Sauvages. L'ambigüité de l'espace forestier, à la fois
dévalorisé, dangereux, peuplé de monstres et de puissances
maléfiques mais aussi pourvoyeur d'abondance et de nourritures
convoitées sous-tend la vision des Pygmées, objet de
mépris mais aussi de crainte. La cohabitation sur un même
territoire avec les esprits et des génies redoutés, le partage de
facultés communes (force, habilité, agilité,
mobilité), le pouvoir de les contacter, impressionnent, voire effraient
les « Grands Noirs ". Ceux-ci d'ailleurs recourent aux savoirs
thérapeutiques et magiques des Pygmées et leur panthéon
n'est pas sans être influencé par le monde naturel et surnaturel
de ces derniers.
Dounias23, s'exprimant au sujet
des relations entre les Bantou et les Pygmées montre que les Bagyelli
entretiennent de très anciens contacts avec leurs voisins Bantou, et
leur étroite parenté linguistique avec les Ngoumba laisse penser
que leur histoire est étroitement liée aux migrations ancestrales
de ces derniers. En parcourant l'ensemble de l'oeuvre de Dounias il ressort que
tout porte à croire que le système d'échanges qui
prévalait alors, s'opérait selon le principe de troc
équilibré, motivé par une réelle
complémentarité. Les Bagyelli pourvoyaient les Bantou en produits
de la forêt (venaison, plantes médicinales) louaient leurs
services (guides, travaux d'essartage...). En échange, les Bantou
fournissaient en fer, en produits agricoles, et les garantissaient d'une
certaine protection.
Pour Ngima24, les rapports entre
villageois et Pygmées se situaient à deux niveaux : les rapports
de maîtres à dépendants et le troc entre produits de
chasse, de cueillette, de ramassage, et les produits fournis par les «
Grands Noirs " (vêtements, drogues, aliments, dot, fer). Pour cet auteur,
le Pygmée dépendait presque entièrement de son «
patron " villageois. Il travaillait dans ses plantations, chassait pour lui,
lui donnait du Strophantus pour rien, le plus souvent, soumettait ses
déplacements et événements familiaux. Cette
dépendance provenait du fait que la plupart des mariages pygmées
étaient supportés par le patron. Enfin, le manque
22 BAHUCHET S., 1978, Introduction à
l'ethnologie des Pygmées Aka de la Lobaye, Paris, EHESS.
23 DOUNIAS, E ; 1987, Ethnoécologie et alimentation
des Pygmées Bagyelli ; Le Havre, ISTOM.
24 NGIMA, M, G; 1993 Le système alimentaire des groupes
pygmées Bakola de la région de Campo ; Thèse Doctorat,
Paris.
de nourriture (manioc, plantain, macabo, couscous, ignames,
etc.), dû à la non pratique de l'agriculture, ramenait la petite
famille ainsi formée auprès de ses protégés et se
définissait en fonction de ceux-ci. C'est ainsi qu'elle adoptait leurs
clans et la famille et en faisait partie avec toute sa descendance, sans qu'il
y ait eu auparavant, des liens de parenté et de sang. En contrepartie,
le villageois pouvait héberger, nourrir et soigner son Pygmée.
Mais cette situation d'étroite dépendance unilatérale
étant devenue un état de fait pendant longtemps, celle-ci
était acceptée et vécue tout naturellement par les deux
parties, et n'empêchait pas des rapports presque amicaux et
détendus dans la vie quotidienne.
La diminution constante de la venaison comme terme de troc
entraine un accroissement proportionnel des services. Pour continuer à
recevoir du sel et des produits agricoles, les Bakola/Bagyelli doivent investir
plus de temps aux tâches agricoles chez leurs voisins, pour combler le
manque à gagner des chasses de plus en plus aléatoires.
Le phénomène de l'endettement accroit
considérablement la dépendance alimentaire des Bakola/Bagyelli.
On note sur le terrain une forte expansion de cette dépendance des
Pygmées vis-à-vis des Bantous. Ceci peut s'expliquer entre autres
par l'attrait des Bakola/Bagyelli vers l'alcool, le tabac et le chanvre ; trois
vices indissociables que les Bantous entretiennent savamment à leur
profit. L'accoutumance aidant, les Pygmées n'hésitent pas
à contracter de lourdes dettes pour satisfaire leur manque. Ces derniers
se voient dès lors, imbriqués dans un processus de remboursement
sans fin, qui bien sûr, accroît la dépendance
économique, mais aussi ajoute une dimension conflictuelle aux relations
: le « patron " bantou en position de force s'attribue le droit de faire
pression sur « son pygmée " pour obtenir le dédommagement de
la dette.
Cette situation de dépendance n'est pas sans avoir une
incidence psychologique complexe sur les rapports Pygmées/Bantous. Le
« patron " bantou adopte une attitude paternaliste et protectionniste
à l'égard de son « enfant pygmée ". Il perçoit
en effet, ce dernier comme un être inférieur, ignorant, car
très peu scolarisé, et influençable. De ce point de vue,
le comportement protectionniste est une habile façade pour justifier
leur forte emprise sur les Pygmées. L'attitude méprisante et
dévalorisante à l'égard du mode de vie pygmée
contribue à la valorisation de l'écosystème villageois par
le Bagyelli/Bakola. Le Pygmée qui vit en permanence cette relation de
dominant à dominé, finit, à la limite, à se
persuader luimême de son infériorité.
Aujourd'hui, la sédentarisation apparait comme une
marque d'évolution. Cela apparait à travers des indices visibles
tels que les transformations enregistrées au niveau de l'habitat, de
l'économie, de l'éducation et de la santé. Lentement mais
progressivement, les Bakola
abandonnent la vie nomade pour se constituer en
établissements fixes ou semi-mobiles. Ils sortent de plus en plus de
brousse pour aligner à l'instar de leurs voisins Bantou leurs
habitations le long de la route ou des pistes carrossables. Les villages ou
hameaux qui se créent n'ont qu'un lointain apparentement avec les
anciens campements. Les huttes de branchages et de feuilles de
maranthacées cèdent la place à des cases modernes, aux
casesnattes ou pailles tressées, géométriquement
alignées.
Sur le plan économique et social, les Pygmées
mènent aujourd'hui des activités visant à réduire
leur marginalisation sociale, leur dépendance et leur subordination aux
populations Bantous voisines. Le processus de changement des modes de vie dans
les activités de production est marqué par l'adoption et le
développement de l'agriculture vivrière et l'insertion
problématique dans l'économie de marché, eux-mêmes
liés au processus de sédentarisation des communautés
pygmées. En fait, les Pygmées ne vivent plus exclusivement de la
chasse et de la cueillette, ils pratiquent l'agriculture. Certes la pratique de
l'agriculture ne date pas d'hier, mais elle a pris une réelle ampleur
ces dernières années et elle tient une place de plus en plus
importante dans l'économie. L'agriculture pratiquée ici est
davantage tournée vers la production vivrière. On constate dans
les arrondissements de Bipindi et de Lolodorf que les Bakola se sont
réellement investis dans les activités agricoles, il y a une
régression de leur dépendance vis-à-vis des Bantous.
Dans le domaine de l'éducation, l'école s'est
ancrée bien que timidement dans les mentalités de ces derniers.
Par le passé, les enfants pygmées étaient
éduqués par leurs parents sur la base de leur propre
expérience. Actuellement, cette éducation de base est
complétée par les enseignements de l'école moderne. Les
enfants pygmées suivent les enseignements soit dans les centres
préscolaires mis en place dans leur hameau par les structures d'appui,
soit dans les écoles publiques installées dans les villages
Bantous voisins. La formation reçue au centre préscolaire
prépare l'entrée des élèves dans les écoles
publiques villageoises. Dans certains cas, les enfants pygmées partent
directement des hameaux pour l'école publique du village. La
scolarisation a nettement progressé grâce à la
sensibilisation menée auprès des parents par les organisations
non gouvernementales.
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