L`histoire révèle une grande
variété de prohibitions et d`impôts qui provoquèrent
la contrebande dans de nombreux domaines : les parfums, frappés de
lourds impôts par le pharaon d`Égypte ; le café, interdit
sous peine de mort par le sultan Amurat II au XVe siècle ; le sel,
après l`imposition de la gabelle, un impôt sur le sel, entre le
début du XVe siècle et la révolution de 1789 ; les
allumettes, après que l`État français en eut fait un
monopole en 1872 ; le sperme des taureaux français, interdit en Suisse
entre 1960 et 1970 afin de protéger les vaches de race Simmental et ce
ne sont que des exemples. Des pamphlets, journaux et livres censurés ont
traversé illégalement les frontières, des écrits,
des encyclopédistes imprimés en Suisse et passés en France
en contrebande, au pamphlet de Victor Hugo, Napoléon le Petit,
que l`auteur exilé envoya en France dissimulé dans un chargement
de farine, en passant par la Lanterne, journal du polémiste
Henri de Rochefort, expédié en France par la grace d`un
réseau de contrebandiers de tabac. Les contrebandiers étaient
souvent vus comme des héros et levaient de vraies petites armées
pour faire face aux agents de l`État. L`alcool et le tabac ne sont que
des exemples parmi d`autres dans l`histoire des marchés illégaux.
Le tabac fut interdit en France en 1620, puis frappé de lourds
impôts par Richelieu. Plusieurs autres dirigeants l`interdirent,
notamment Jacques Ier d`Angleterre, le sultan turc Amurat IV, le shah de Perse
(qui faisait couper la lèvre supérieure des fumeurs de pipe), et
le tsar Michel de Russie. À propos du législateur du Connecticut,
Tocqueville (1835, première partie, chapitre 2) écrit: «
Quelquefois, enfin, l`ardeur réglementaire qui le possède le
porte à s`occuper des soins les plus indignes de lui. C`est ainsi qu`on
trouve dans le mOme code [1750] une loi qui prohibe l`usage du tabac ».
Aux États-Unis, quatorze États et
un territoire interdirent la vente et parfois la simple
possession de tabac entre 1893 et 1909; d`autres prohibitions suivirent durant
les années 1920.
L`histoire se reproduisit, à plus grande
échelle, avec la prohibition de l`alcool par un amendement à la
Constitution américaine, entre janvier 1920 et décembre 1933, et
la contrebande qui s`ensuivit (Dills et Miron 2003). Approvisionnés par
les marchés noirs, ni les amateurs d`alcool ni les fumeurs ne
disparurent. La contrebande et les autres formes d`économie souterraine
ne sont pas que des phénomènes historiques; ils sont
omniprésents dans l`économie contemporaine. Quelques exemples
suffiront. Au cours du XXe siècle, les drogues ont été
graduellement interdites, à commencer par les opiacés et la
cocaïne tôt dans le siècle, suivis du cannabis au milieu du
siècle ; et la guerre aux consommateurs, aux producteurs et aux
contrebandiers de drogue continue. Les marchés illégaux de
l`alcool ont survécu dans plusieurs pays à cause des taxes
prohibitives. La Gendarmerie royale du Canada (GRC 2002) inclut l`alcool parmi
les principaux problèmes de contrebande et fait état de
fabrication illégale. La contrebande ou l`emploi illégal
d`essence et de mazout est endémique là où certains
utilisateurs profitent de prix ou rabais spéciaux. En 2001-2002, les
douanes britanniques ont détruit 30 usines de transformation et le
gouvernement a mis en place de nouvelles mesures pour stopper la tendance, y
compris l`établissement de distributeurs agréés pour les
carburants à rabais (Bajada 2005, p. 238-239). De même, au
Québec, un marché illégal s`est développé
pour les carburants non colorés, permis exclusivement à certains
utilisateurs ou pour certaines activités (agriculteurs, pêcheurs,
chauffage domestique) ; en 2005-2006, les inspecteurs gouvernementaux ont
émis 280 avis d`infraction (Boyer2007). Les marchés
illégaux comprennent aussi le jeu, la prostitution, certaines formes de
pornographie, les prêts
usuraires, et le " marché gris » des signaux de
télévision par satellite qui sont interdits au Canada, mais
s`achètent auprès de diffuseurs américains. La contrebande
du tabac est endémique dans les pays où le prix des cigarettes
est assez élevé pour la justifier. Malgré de nouvelles
mesures contre la contrebande, presque le quart des cigarettes
consommées au Royaume-Uni en 2002 2003 étaient entrées
illégalement dans le pays (Bajada 2005, p. 238). Au Canada, dans la
foulée d`un accroissement continu des taxes provinciales et
fédérales sur le tabac, la contrebande avait crû fortement
au début des années 1990. Les recettes du gouvernement du
Québec en provenance des taxes sur le tabac chutèrent de 61 % en
dollars constants entre 1986- 1987 et 1993-1994. En février 1994, le
gouvernement fédéral et le gouvernement du Québec (ainsi
que, rapidement, tous les gouvernements provinciaux) réduisirent ces
taxes de manière énergique de 80 % au Québec. Mais les
taxes ont augmenté de nouveau depuis et dépassent maintenant leur
sommet du début des années 1990. Les recettes provinciales du
tabac ont de nouveau commencé à chuter (Boyer 2007). Une
enquête récente (CCFPT 2007) suggère que 30,5 % des
cigarettes consommées au Québec sont illégales. Une
cartouche de cigarettes se vend 10 dollars (ou moins) dans la réserve de
Kahnawake, en comparaison de quelque 60 dollars pour une cartouche
légale grevée de toutes les taxes. La contrebande semble en
croissance. L`économie souterraine n`est pas seulement constituée
des marchés noirs et de la contrebande dans l`économie
parallèle. Elle englobe également des services vendus " sous la
table », notamment des services de travail pour les entreprises ou les
ménages (dans la construction et la rénovation, par exemple).
L`économie parallèle est en bonne partie composée de
travail parallèle (aussi appelé " travail au noir »,
à ne pas confondre cependant avec ce que nous appelons les "
marchés noirs »)
: des travailleurs qui, sans avoir les autorisations
réglementaires requises ni déclarées leurs revenus au
fisc, produisent des biens et services qui sont en eux mêmes tout
à fait légaux. Quelles sont les causes de toutes ces
manifestations de l`économie souterraine? S`agit-il des mêmes
causes, y a-t-il un dénominateur commun? On ne peut espérer
circonscrire et résoudre le problème de l`économie
souterraine sans en rechercher les causes. Fiorentini et Zamagni (1999a, p.
XIII) notent qu`« une action effective, au niveau des institutions, contre
les marchés illégaux et le crime organisé
présuppose une connaissance approfondie des mécanismes et
incitations qui sous-tendent ce domaine de l`activité humaine ».
A la question des causes, on trouve une réponse dans
la célèbre Richesse des nations (1776, livre 1, chapitre
2) d`Adam Smith. Smith voyait le fondement de la société moderne
dans la division du travail, qui découlait elle-mOme « d`un certain
penchant naturel à tous les hommes qui les porte à trafiquer,
à faire des trocs et des échanges d`une chose pour une autre
». L`échange représente une dimension fondamentale des
relations humaines et occupe une place centrale dans la théorie
économique. Chaque fois que leur penchant pour l`échange est
contrarié, les individus cherchent à contourner la contrainte
afin d`obtenir ce qu`ils perçoivent comme les avantages de
l`échange. Autrement dit, quand des obstacles s`opposent à
l`échange dans l`économie légale, les demandeurs et les
offreurs vont souvent se réfugier dans l`économie souterraine.