Les approches disciplinaires étudiées sont entre
autres : les sciences économiques et la criminologie (option sociologie
criminelle). La criminologie a été utilisée parce que la
thèse étudie les aspects sociologiques, psychologiques et
juridiques de l`objet d`étude (contrebande des marchandises). La
sociologie criminelle et les sciences économiques ont été
préférées à d'autres disciplines pour deux raisons
principales : (1) parce qu'elles apparaissent obéir à des
logiques apparemment opposées au regard de l'économie de
marché et à l'utilitarisme en recherche, et (2) parce qu'elles se
différencient au plan épistémologique; les courants
actuellement dominants en sciences économiques s'apparentent aux
sciences nomothétiques alors que la sociologie criminelle s'apparente
davantage aux sciences idiographiques. Le choix de ces deux disciplines vise
ainsi à mettre en lumière la non homogénéité
des sciences sociales ainsi que certaines spécificités propres
à chacune.
Phénomène à double sens, la contrebande
doit être abordée en deux temps car les raisons qui l'expliquent
à l'importation ou à l'exportation peuvent être
différentes. Les différentes situations de contrebande sont
regroupées dans le tableau (3) qui montre la grande
variété des possibilités. Les raisons invoquées et
les modalités utilisées sont aussi nombreuses qu'est grand
l'intelligence créatrice des personnes concernées. Pour cette
raison, ce tableau récapitulatif est très incomplet mais il n'est
guère concevable de tenter une énumération exhaustive. On
donnera chaque fois que possible des exemples illustrant les principales
situations évoquées.
Parmi les rares études existantes, citons la
classification sommaire des modalités de la contrebande proposée
par Greffe (1980) sur le cas de la Bolivie et reprise par DORIA MEDIDA (1986).
Selon ces deux chercheurs, les trois formes principales d'opération en
Bolivie sont, par ordre d'importance décroissante :
Ces actions visent essentiellement à permettre
d'échapper au paiement de taxes et droits divers, soit totalement, soit
partiellement. Selon le cas, les méthodes employées divergent.
-Méthodes visant à échapper
totalement à tout paiement:
Les importateurs disposent de deux méthodes
principales : la contrebande au sens traditionnel du terme et la modification
d'appellation.
La "contrebande traditionnelle", où des marchandises
effectuent un passage clandestin des frontières, est le recours le plus
fréquent quand les droits de douane à l'entrée deviennent
trop élevés et ne permettent plus ensuite de tirer un
bénéfice suffisant lors de la revente sur le marché
local.
La marchandise qui a probablement fait l'objet le plus
souvent de ce moyen est la cigarette. Ainsi, avant d'être envahie
"pacifiquement" par son ami et voisin le Sénégal, la Gambie
tirait une grande partie de ses revenus de la présence sur son sol de
trafiquants prospères qui inondaient toute la sous région de
tabac de contrebande. Aux Etats-Unis d`Amérique (USA), les écarts
importants de taxation entre les différents États avaient
entraîné l'apparition d'un important trafic, estimé entre
400 et 500 millions dollars Us, au début des années 70. Ceci
avait amené les autorités à mettre en vigueur le "Federal
Cigarette Contraband Act" en 1978. Sous l'effet conjoint de la diminution de
l'écart de taxation entre États et de l'augmentation des
coûts directs de la contrebande du fait de contrôles
renforcés, ce trafic baisse régulièrement depuis lors.
(Warner, 1982). Il n'en va pas de même au Canada où la taxation
excessive des cigarettes dans le cadre de la lutte contre le tabagisme est en
train de redonner une très grande vigueur au trafic ayant pour origine
les
réserves indiennes dans lesquelles les cigarettes sont
détaxées. Le schéma est simple : les fabricants canadiens
exportent aux USA des cigarettes qui sont ensuite réimportées
hors taxes par des commerçants installés dans les
réserves, théoriquement pour un usage interne à la
réserve. Mais, selon les estimations de la Gendarmerie Royale du Canada
environ 50% de ces importations prennent rapidement le chemin de la
contrebande. Ainsi, pour la seule réserve indienne de KAHNAWAKE, une
étude attentive réalisée pendant l'automne 90 permet
d'estimer les pertes hebdomadaires de revenus à 62779 dollars canadiens
pour le Gouvernement du Québec et à 49764 dollars pour le
Gouvernement Fédéral, soit un total annuel de plus de 5 millions
de dollars pour une seule réserve.
De récentes indications fournies par la direction des
douanes chinoises donnent une ampleur du phénomène pour ce pays.
En 1991, 13000 interceptions de contrebandiers ont eu lieu pour une saisie
totale d'une valeur de 140 millions de dollars canadiens. Mais les douaniers
reconnaissent eux-mêmes qu'il ne s'agirait là que de la partie
visible de l'iceberg. Au Pérou, où il ne se passe pas un jour
sans que des prises soient annoncées dans les différents ports,
aéroports et gares d'autobus du pays, le ministre de l'économie
et des finances en personne, Jorge CAMET a annoncé le 25 mai 1993 une
diminution des droits de douane et de l'équivalent de la Taxe de la
Valeur Ajoutée française en présentant cette mesure comme
"la meilleure manière de combattre la contrebande... en diminuant
sensiblement les marges bénéficiaires qu'elle permet
actuellement". Au total, la Commission de lutte contre la contrebande
estime à 1,22 milliard de dollars US la valeur des marchandises
entrées au Pérou en contrebande en 1992, ce qui a
entraîné une perte de recettes d'environ 600 millions de dollars
pour le gouvernement. La situation est d'autant plus difficile à
rétablir dans ce
pays que ces marchandises alimentent directement les
marchés informels dont le gouvernement a perdu tout contrôle
depuis longtemps.
Peut-être également considérée
comme de la "contrebande intérieure" tout ce qui relève de la
reproduction illégale d'uvres artistiques ou intellectuelles. Le cas le
plus flagrant est celui des logiciels informatiques. On peut avoir une
idée relativement précise du montant minimum de la fraude
réalisée dans ce secteur en comparant les ratios "Nombre
d'ordinateurs installés / Nombre de logiciels achetés" d'un pays
à un autre. Bien entendu, cela donnera une indication minimum car rien
ne dit que le pays ayant la meilleure ration n'est pas lui-même un pays
où l'on triche. Il apparaît ainsi qu'au Canada le Québec
achète relativement beaucoup moins de logiciels que l'Ontario. En
France, une recherche récente estime la valeur des logiciels
piratés à 6 milliards de francs français. L`association
américaine des éditeurs a entamé des actions en justice
contre de très grosses banques ou entreprises industrielles. (GARRIC,
1989)
Dans le domaine des communications, lors d'une enquête
réalisée pour le département du commerce des Etats unis
(US), dans 16 pays sudaméricains en 1992, il est apparu des
résultats si alarmants que le gouvernement des États-Unis a
publié des listes de "pays sous surveillance" avec menace de graves
représailles si la situation ne s'améliorait pas. Parmi les cas
les plus flagrants, citons : Les pellicules cinématographiques en
cassettes vidéo : 100% du marché est "pirate" au Costa Rica,
Équateur, Salvador, Guatemala et Honduras. Avec un très fort
niveau de piraterie dans les autres pays. Les transmissions de programme par
câble : Au Guatemala, une entreprise pirate comportant plus de 300.000
abonnés fonctionnent sans problème depuis longtemps. Ce piratage
est également très répandu en Argentine, Colombie,
Costa
Rica, Salvador, Honduras, Nicaragua, Pérou et
Venezuela. Les cassettes audio pirates, selon les estimations,
représentent plus de 50% du marché de l'Amérique Latine,
certains pays comme le Paraguay et le Salvador étant même connu
comme de gros exportateurs de cassettes pirates dans les autres pays. La
piraterie des programmes informatiques est une pratique totalement
généralisée, tout comme celle des livres.
Les modifications d'appellation
consistent à transformer une marchandise taxable en une marchandise qui
ne l'est pas ou qui l'est moins. Bien entendu, cette transformation est
très rarement légale.
Prenons quelques exemples. D`abord, celui des voitures en
Afrique. Un trafic fort bien connu depuis longtemps est celui des voitures
Peugeot au départ du Nigeria. Il existe en effet une chaîne de
montage dans le nord du pays, à Kano. Étant partiellement
fabriquées sur place, les voitures Peugeot sont soumises à des
droits beaucoup plus faibles que dans certains pays voisins qui appliquent
parfois jusqu'à 160 % de droits de douane. Il s'est donc instauré
dans les pays voisins un trafic de vieilles voitures Peugeot! La méthode
consiste en effet à échanger les papiers et les plaques
d'immatriculation entre véhicule ancien et véhicule neuf
acheté au Nigeria, après que l'on ait consciencieusement
effacé les numéros d'identification du moteur et du châssis
pour qu'on ne puisse plus les reconnaître! Le véhicule neuf peut
rentrer dans le pays de l'acheteur sans payer de taxe et être revendu
à bon prix quelques jours plus tard. En pratique, vendeur et acheteur se
partagent les droits de douane ainsi évités (soit, en Côte
d'Ivoire, une économie substantielle équivalent à 80% du
prix de base).
D'autres cas fréquents où ces modifications
interviennent concernent les
zones économiques pratiquant des
méthodes protectionnistes. Ainsi,
l'accès des produits turcs
dans les pays de la communauté économique
européenne (CEE) est si réglementé qu'il
est fréquent que ceux-ci deviennent "mystérieusement" des
produits grecs qui, souvent, transiteront par la Suisse pour brouiller les
pistes davantage. De même, il serait intéressant de regarder de
plus près le parcours réel de nombreuses marchandises produites
dans les zones franches industrielles (ZFI) disséminées dans le
monde, et en particulier les ZFI du nord du Mexique...
-Méthodes permettant d'échapper
partiellement aux paiements dus:
Afin de conserver des prix de revient acceptables mais en
courant des risques moins importants, les importateurs vont utiliser de fausses
déclarations: modifications d'appellation, modifications de
quantité, modifications de prix et déclarations de camouflage.
Les modifications d'appellations utilisées dans ce cas
supposent souvent la complicité ou, pour le moins, la bienveillante
compréhension de certains douaniers. En effet, la méthode va ici
consister, moyennant corruption, à faire accepter une marchandise pour
ce qu'elle n'est vraiment pas. Un exemple constaté par l'auteur, au
Nigeria, est celui de la déclaration de panneaux de contreplaqué
comme matière première destinée à la fabrication
d'allumettes. Ce tour de passe, réalisé pour de grosses
quantités et sur une longue période, permettait d'abaisser les
droits de douane de 80% à 10% environ. Cette méthode est le plus
souvent utilisée lorsque des protections particulières ont
été mises en place par un État pour protéger une
industrie locale naissante à laquelle il accorde un monopole de fait.
Les modifications des
quantités sont la méthode la plus
fréquemment utilisée. Fondée là aussi,
évidemment, sur une complicité avec des douaniers, cette pratique
permet de ne payer de droits que sur une partie des marchandises effectivement
entrées. Pour les autres marchandises, le montant des pots-de-vin sera
généralement un pourcentage des droits qui auraient normalement
dû être payés.
Les modifications de prix consistent à déclarer
une marchandise pour un prix inférieur à la
réalité, en utilisant si nécessaire les fausses factures
que leur établissent complaisamment leurs fournisseurs. (VERNA, 1989)
Compte tenu de la grande variété de produits et de la
volatilité des conditions du marché, il est quasiment impossible
pour les autorités de tenir à jour des tarifs de
référence qui permettraient aux douaniers de procéder
à des contrôles efficaces. Ainsi, au Pérou, les
autorités estiment à 300 millions de dollars les pertes annuelles
entraînées par cette méthode. La parade imaginée par
le gouvernement péruvien a été de rendre publiques les
polices d'importation afin que les concurrents puissent en prendre connaissance
et éventuellement faire leur police eux-mêmes.
Les déclarations de camouflage,
les trois premières méthodes ont pour point commun
d'utiliser des voies d'entrée légale, c'est-à-dire les
services de douanes officiels. La troisième méthode
diffère des deux premières car elle va utiliser à la fois
les voies d'entrée légale et clandestine. Elle consiste à
procéder périodiquement à des importations officielles de
petites quantités d'un produit sur lequel sont payés tous les
droits et taxes prévus. Ce produit sera, en général, vendu
dans la capitale, qui est souvent aussi le lieu d'importation. Dans le
même temps, d'importantes quantités de ce même produit
entrent par les voies de la contrebande classique et approvisionnent les
marchés de l'intérieur
du pays. En cas de contrôle de la provenance de ces
dernières marchandises, les documents d'importation des autres
marchandises peuvent constituer une protection suffisante pour l'importateur
qui prétendra être en règle. L'éloignement
géographique entre les deux actions diminue en effet les risques de
concertation entre les autorités locales.
La contrebande vise, dans ce cas, à éviter tout
contrôle aux marchandises importées du fait d'une origine
interdite, d'une authenticité discutable ou d'une interdiction pure et
simple d'importation.
Le contrôle de l'origine vise à vérifier
si le produit concerné n'est pas l'objet d'un boycott ou d'un embargo
ou, dans le cas de l'argent par exemple, s`il n'est pas d'origine
criminelle.