c) Position du débat chez les africanistes
Le point de vue introductif que nous proposent Florence
BERNAULT et Joseph TONDA dans la revue politique africaine118 peut
servir aussi de point inaugural à la discussion du débat avec les
africanistes dans ce texte. En effet, l'introduction au thème du «
pouvoirs sorciers » permet de donner un aperçu du débat.
Pour les deux auteurs, « la sorcellerie est affaire de pouvoir, mais un
pouvoir déstructuré, en constant changement, accaparé ou
rêvé, ici et là, par toute gamme des acteurs
sociaux119». Lorsque nous regardons les données
d'enquête, nous remarquons que de nombreuses expressions ou de nombreux
mots sont reliés, plus moins, au thème de la sorcellerie. Pour
eux la sorcellerie, « c'est aujourd'hui un langage fluctuant autant qu'un
nombre de techniques sans cesse changeantes, offertes à tout venant.
Mais ce langage, ces pratiques obéissent sans doute à une
préoccupation centrale : ordonner
115 Max Alexandre NGOUA, La sorcellerie du Kong à
Bitam : une manifestation symbolique de l'économie capitaliste,
Mémoire de maîtrise de sociologie, Libreville, Faculté
des lettres et des sciences humaines, Département de sociologie,
septembre. 2004.
116 Max Alexandre NGOUA, Op cit, p 25.
117 Max Alexandre NGOUA, Op cit, p 91.
118 Florence BERNAULT et Joseph TONDA, « Dynamiques de
l'invisible en Afrique », Pouvoirs sorciers, Paris, Karthala,
coll « Politique africaine », n° 79 octobre 2000.
119 Florence BERNAULT et Joseph TONDA, Op cit, p 7.
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les rapports de forces dans le concret ou dans
l'imaginaire120». La sorcellerie semble être un
système d'ordre sociétal des conflits visibles ou invisibles. Les
expressions, les métaphores et les métonymies qui
représentent alors le Sida sont des miroirs sur lesquels ce mirent les
rapports de forces réels ou irréels. Mais le plus pertinent est
à venir. En effet, les auteurs pensent que, « parce que les
ébranlements, les déchirures, les décompositions et les
instabilités de la sphère domestique de la parenté, comme
ceux du domaine de l'économie et de la sphère publique de l'Etat,
sont de plus en plus catastrophiques, les écarts, les vides et les
béances qu'ils produisent dans le systèmes des positions de force
constituent autant d'espaces oü peut s'investir et se démultiplier
violemment la puissance implosive de la sorcellerie [ de l'imaginaire et du
sens]121». Donc, les métaphores et les métonymies
du Sida justifient leur présence par un vide de politique
étatique sanitaire. C'est parce que le secteur de la santé est
« handicapé » au Gabon, que les représentations
sociales s'imposent comme suppléant d'une biomédecine absente ou
réservée à une ville, elle-même en conflit avec la
modernité. Lorsque nous disons en conflit avec la modernité, nous
entendons un lieu où les fantômes hantent les bureaux de
médecins, de cadres, d'enseignants d'université. Une ville
traversée de part en part par la puissance du stade métaphysique
Comtien. Encore que « la modernité, au nord et au sud, est fort peu
synonyme de désenchantement du monde122». A tout le
moins nous devons retenir que les métaphores et les métonymies du
Sida ont un lien avéré avec la sorcellerie et que dans notre
analyse nous devons en tenir compte.
Il nous faut tout aussi tenir compte de l'analyse que nous
propose MOUKALA NDOUMOU dans la revue Palabres actuelles123.
Pour lui, « l'une des caractéristiques générales
des modèles étiologiques dans la société dites
traditionnelles est la fréquence des interprétations
persécutrices dont la sorcellerie est
l'archétype124». Ce qui justifie, une fois encore, la
présence dans le langage gabonais du Mbumba, du Kôhng, du fusil
nocturne comme origine du Sida. Car dans le cas des MHSB, « le nganga fait
ainsi de toute infortune une pathologie relationnelle, le plus souvent
liée à des tensions lignagères. Le patient, dans cette
optique, est souvent habité par ces représentations et
explications subjectives de la maladie 125 ». La maladie, et
plus particulièrement la maladie du Sida, est une forme d'infortune qui
doit trouver ses causes dans la réussite d'un parent, dans la jalousie
d'un parent. « La maladie est donc toujours liée à l'action
d'un sorcier jaloux dont les agissements sont dévoilés à
tout moment126». Ceci permet de comprendre les
différentes figures de styles utilisées pour décrire la
maladie quelle qu'elle soit. En fait, « le corps se présente comme
un théâtre de forces et d'enjeux opposés, voire
contradictoires, auxquels on doit livrer bataille. On peut comprendre que la
maladie, ainsi envisagée, devient rapidement la métaphore d'un
conflit et que le processus thérapeutique consistera à repousser
l'« ennemi » envahisseur au-
120 Florence BERNAULT et Joseph TONDA, « Dynamiques de
l'invisible en Afrique », Op cit, p 7.
121 Florence BERNAULT et Joseph TONDA, Op cit, p 8.
122 Florence BERNAULT et Joseph TONDA, Op cit, p 5.
123 MOUKALA NDOUMOU, « Pathologies, superstitions et
santé publique au Gabon », Palabres actuelles, Libreville,
Editions Raponda-Walker, n° 2- Vol. A. 2008.
124 MOUKALA NDOUMOU, Op cit, p 131.
125 MOUKALA NDOUMOU, Op cit, p 128.
126 MOUKALA NDOUMOU, Op cit, p 132.
delà des frontières
corporelles127». Ce qui soulève le point de vue des
métaphores comme des métaphores de guerre, de la maladie comme
lieu de conflits, lieu de chasse.
Au sujet de la chasse, nous énoncions plus
haut128, Joseph TONDA129 nous propose une analyse de son
rapport avec la métaphore sur le Mbumba, les sirènes, les hommes
politiques qui se transforment en bête féroce. Il commence le
débat sur des généralités que Grégoire
CHAMAYOU présentent notamment sur le pouvoir pastoral. Mais nous
apprécions particulièrement la contextualisation, ou l'analogie
faite part TONDA sur le pouvoir pastoral et le pouvoir du nganga. Le nganga
différemment du pasteur est un chasseur. Il chasse les sorciers, les
mauvais esprits. Mais ce qui nous intéresse dans la lecture de la chasse
dans la société des MHSB par Joseph TONDA, c'est l'utilisation
des métaphores du Mbumba (serpent), des sirènes et des
bêtes féroces. En fait pour lui, le pouvoir sort de la
forêt. Les représentations sociales gravitent
généralement autour de la forêt, de la chasse. Quand on est
malade c'est généralement un serpent mystique (Mbumba), une
sirène (Mbumba Iyanô) détenu par un individu, qui nous
attaque. C'est toujours une bête féroce de la forêt qui nous
attaque et seul le nganga (ou le pasteur) a le pouvoir de le chasser. A cet
effet, les métaphores ou les métonymies de la maladie du Sida,
-car selon lui- c'est les métonymies qui représentent mieux le
phénomène de la chasse, sont utilisées pour manifester un
pouvoir de chasse qui sort des villages ; un pouvoir qui lutte contre les
esprits de la forêt et dont le détenteur est le nganga, le
pasteur. Ce qui justifie le fait que le Sida soit un Mbumba ou toutes
expressions utilisées dans les MHSB et dans les églises. Car la
maladie est une maladie donnée par un homme qui possède les
bêtes féroces de la forêt, par un prédateur qui
chasse par la maladie les individus, les proies de sa famille. Toutes les
métonymies et métaphores du Sida tournent autour de cette
problématique de la chasse, de la guerre.
Mais nous pensons que Le Souverain moderne de Joseph
TONDA130 mérite que nous nous y intéressions afin de
lire cette problématique des métonymies et des métaphores
de la maladie. Les premières lignes introductives du Souverain moderne
semblent à elles seules vouloir résumer tout ce dont nous parlons
dans ce mémoire. Il écrit qu' «une puissance
hégémonique unique instruit et administre le rapport aux corps,
aux choses et au pouvoir en Afrique centrale : le Souverain moderne. Elle est
constituée à la fois par les fantasmes et les
réalités, les esprits et les choses, les imaginaires et les
matérialités constitutifs des puissances contemporaines en
interaction du capitalisme, de l'Etat, du christianisme, du corps, de la
science, de la technique, du livre et de la sorcellerie. Son principe est la
violence de l'imaginaire, violence du fétichisme. Cette violence qui
s'exerce sur les corps et les imaginations au moyen d'images (icônes,
symboles, indices), de gestes corporels, de mots, doit son efficience aux
consentements révoltés et aux connivences paradoxales de ces
corps et
127 Ernest Fabert MENSAH NGOMA, « Les images de
l'évènement maladie », Palabres actuelles,
Libreville, Editions Raponda-Walker, n° 2- Vol. A. 2008, p 232.
128 Plus précisément à la page 24.
129 Joseph TONDA, Le pouvoir et le lieu,
Conférence a L'université Omar Bongo de Libreville le 4 mai 2011,
Libreville, UOB, faculté des lettres et sciences humaines,
Département de littérature africaine, 2011.
130 Joseph TONDA, Le Souverain moderne, Paris, Karthala,
2005.
imaginations131». Ce qui sous-entend que les
représentations sociales en Afrique centrale, tel qu'au Gabon, sont
gouvernées par la violence de l'imaginaire. Or, les métaphores et
les métonymies sont des représentations ce qui signifie qu'elles
sont elles aussi gouvernés par cette violence de l'imaginaire. Mais il
faut interroger le rapport social. Ce rapport s'établit entre la
métaphore et la métonymie par le fait qu'il y ait une des deux
(notamment la métonymie) qui permet de rendre réel
l'irréel. Et ceci se fait par la puissance du consentement que nous
appelons la violence du sens. Nous entendons par violence du sens, la
coercition que le sens des expressions, des mots et des images exercent sur les
individus par laquelle ils arrivent à créer une fabulation du
sociale. D'aucuns penseront que c'est la méme chose que la violence de
l'imaginaire. Mais en fait il y a une différence. L'on peut dire que la
violence de l'imaginaire c'est la fin du processus de la fabulation du sociale.
C'est l'outil qui permet de transformer, de façonner, de construire un
social. C'est en quelque sorte la main qui modèle. Or, la violence du
sens c'est l'origine, l'amont qui donne vie à l'imaginaire. On peut
penser à tout mais si ce à quoi on pense n'a aucun sens, les
images que nous concevons restent inertes, froides, sans pouvoir. C'est
l'explication que l'on va donner, ce que nous appelons, nous, violence du sens,
qui va activer la violence de l'imaginaire. Le sens est une forme d'accord, une
forme de connivence et de consentement. C'est une convention qui
légitime les actions et les moyens. La violence du sens est le
départ de l'imaginaire. C'est parce qu'on s'accorde sur des choses pour
se représenter certaines situations, et surtout de leur
définition (donc de leur sens), qu'on aura une puissance qui sera
investi pour les faires s`imposer et agir sur le social en l'occurrence la
violence de l'imaginaire.
Donc cette discussion nous aide en deux points. Le premier
c'est qu'il nous permet de comprendre l'origine des métaphores et des
métonymies. Entre autre que l'Etat à travers le Souverain moderne
commandite ou plutôt reste impassible face à des images et
représentations qui vont faire en sorte que le social soit
mystifié et possédé par des esprits fantasmagoriques. Ces
images ont pour fonction première d'élever le Souverain chasseur
et prédateur au-dessus des masses populaires car étant le plus
puissant des prédateurs. Le second point, nous permet de mieux
édifier ce que nous entendons par la notion de violence du sens. Entre
autre, une force ou une puissance qui possède les expressions, les mots
en les exacerbant et qui travaille sur le regard et l'ouïe de l'individu
en lui faisant voire, entendre des choses d'un monde extérieur
imaginaire et inexistant. En fait l'individu qui utilise ou qui est
possédé par les représentations sociales de l'imaginaire
et la violence du sens, est en fait un individu portant des lunettes de soleil
en pleine nuit et qui porte des écouteurs qui diffusent un programme de
conditionnement en boucle. Il écoute ce qu'il veut et/ou doit
écouter, entend ce qu'il veut et/ou doit entendre, et voit ce qu'il veut
et/ou doit voir. En bref, il vit ailleurs.
131 Joseph TONDA, Le Souverain moderne, Op cit , p 7.
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