SECTION 2 : Les métaphores du Sida, de la
décolonisation au postcolonialisme
Cette section ouvre la réflexion sur le fait d'une
forte imagination à se représenter la maladie autrement que
biomédicalement dans les sociétés postcoloniales. Nous
soupçonnons à cet effet, que la décolonisation joue un
rôle important dans la construction des métaphores du Sida. En
fait ces représentations métaphoriques du sida sont une
revendication, ou, plutôt une revendication identitaire. C'est un refus
du colonialisme, une quête personnelle d'une nouvelle identité
extirpée des notions coloniales.
1) Les métaphores du Sida : stéréotype
du discours de la décolonisation
Nous voulons commencer ce propos avec une condition sine qua
none pour expliquer ce rapport entre les métaphores du Sida et la
décolonisation ou encore la postcolonie. Cette condition est la
puissance de production de l'imaginaire des lieux ou des espaces
hétérotopiques. Michel FOUCAULT les conçoit comme des
lieux de transgression, des lieux de la déviance. Les métaphores
en Afrique postcoloniale par leur nature analogique, comparent et
déforment la réalité. C'est certainement parce que «
le bidonville est devenu le lieu névralgique de ces nouvelles formes de
sécessions sans révolution, d'affrontements souvent sans
tête apparente, de type moléculaire et cellulaire, et qui
combinent des éléments de la lutte des classes, de la lutte des
races, de la lutte ethnique, des millénarismes religieux et des luttes
en sorcellerie.271» C'est du fait que ces lieux sont des lieux
des bidonvilles qui sont le bastion des rumeurs, de la déformation. Mais
peut-être que Eugénia VILELA trouve mieux les mots pour
décrire ce que nous venons de dire. Pour elle, « l'ordre politique
et économique a créé l'espace sans lieu. Un espace qui,
renversant le sens d'un lieu, le définit comme un endroit presque
mystique dans sa plus absolue facticité, un espace de
déracinés.272 " C'est donc un lieu qui « a pour
fonction de tisser un lien funèbre entre la vie et la terreur. En
prenant la mort pour la vie et en maintenant les deux termes dans un rapport
d'échange aussi
271 Achille MBEMBE, Op cit, p 25.
272 Eugénia VILELA, « Sur l'exil. Le corps des ombres
« , in La tentation du corps,, Paris, EHESS, coll « cas de
figure », n°9, 2009, p 11
infernal que quasi permanent, il peut ainsi renouveler,
presque à volonté, des cycles prédatoires dont chacun
enfonce chaque fois davantage l'Afrique dans le midi
dionysiaque273». Les métaphores du Sida ont la
faculté de dépiécer ou de pervertir par la puissance de
l'image et par la puissance de l'imaginaire la réalité. Les
espaces hétérotopiques dans lesquels nous nous mouvons sont des
espaces qui nous font vivre ou transcrivent, l'espace imaginaire dans lequel
nous nous exprimons. C'est des espaces de réalités qui sont en
fait des lieux vidés du réel. Et c'est exactement ce que font les
métaphores du Sida. Elles vident la réalité postcoloniale
de son réel. Elle déracine le mot de son sens.
Cela dit, le discours de la décolonisation ou le
discours postcolonial est un refus de la colonisation. Le discours postcolonial
est le lieu ou s'exprime l'identité. Une identité africaine qui
jubile son autorité au soleil des indépendances. A
l'époque de la colonisation il y avait cette interdiction de parler sa
propre langue vernaculaire. Car elle était une forme de repli
identitaire devant la langue européenne qui était la seule
identité ; la seule langue qui avait le propre d'être la langue
universelle. Joseph TONDA disait entre autre à ce sujet que «
l'infraction, c'était le patois. De manière tout à fait
pratique, vécue, le symbole signifia pour nous l'Interdit, la Loi. La
langue indigène, le patois étaient ainsi métonymiquement
associés à la puanteur du Symbole, et c'est la Loi qu'incarnait
la langue française qui autorisait, c'est-àdire imposait cette
stigmatisation.274» C'est ainsi que les indépendances
sont venues imposer une nouvelle norme qui réifia les
considérations au sujet du patois. « Chacun peut s'exprimer en sa
propre langue, et les destinataires de ces propos peuvent les recevoir dans la
leur275.» Or, le langage et la multiplicité des langues
vernaculaires parlées au Gabon posent le problème de
l'identité et la crise du repli propre à la société
postcoloniale. Nous voyons cette idée dans la production symbolique des
métaphores du Sida. Chaque ethnie la ramène à son sens et
non à celui de la biomédecine. La multiplicité des
métaphores vernaculaires du Sida sont une forme de (re)quête de
l'identité.
Les métaphores du Sida, nous l'avons vu, ont cette
forte propension à dénier le discours biomédical. Mais, ce
dénie est parce que les métaphores se transcrivent dans les
langues vernaculaires qui sont elles mêmes radicalement, au sortir de la
colonisation, hostiles aux langues du colonisateur. Nous sommes bien loin de ce
que pense Tahar Ben JELLOUN quand il dit « ma langue maternelle cultive
l'hospitalité et entretient la cohabitation avec intelligence et
humour.276» Peut-être avec intelligence et humour,
certes. Mais quand à l'hospitalité nous émettons des
réserves. Car, à notre sens, il n'y a aucune hospitalité
dans les métaphores indigènes sauf la présence
avérée d'un ressentiment et de réminiscences sombres aux
douleurs des martyres des plantations de café, de tabac, de canne
à sucre et des guerres pour les indépendances. « On a,
pendant quelque temps, prétendu que la réticence de
273 Achille MBEMBE, Ibid, p 25
274 Joseph TONDA, « Mots-objets, mots-sujets, mots-esprits
», Les mots passants, Paris, Riveneuve éditions, 2009, p
133.
275 Achille MBEMBE, Op cit, p 16.
276 Tahar Ben JELLOUN, << On ne parle pas le francophone
>>, Le monde diplomatique, Paris, n° 638, mai 2007, p
20.
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l'autochtone à se confier au médecin
européen trouvait dans l'attachement de l'indigène à ses
techniques médicales traditionnelles ou dans sa fixation aux sorciers ou
aux guérisseurs de son groupe.277 » De fait, au
même moment que ce développe cette hostilité pour la langue
du colonisateur et à l'endroit du colonisateur, réciproquement,
il y a une opposition entre le discours biomédical et le discours
trivial des espaces hétérotopiques, assiégé par les
spectres imagés et imaginaires qui hantent les représentations
sociales indigènes de la maladie. Cette opposition est la cause des
réminiscences de la médecine coloniale interprétée
( à l'époque de la lutte pour les indépendances) comme une
médecine pour tuer les rebelles à la colonisation. Dès
lors, « c'est à travers les mythes terrifiants, si prolifiques dans
les sociétés sousdéveloppées, que le
colonisé va puiser des inhibitions à son agressivité
:génies malfaisants qui interviennent chaque fois que l'on bouge de
travers, hommes-léopards, hommes-serpents, chiens à six pattes,
zombies, toute une gamme inépuisable d'animalcules ou de géants
dispose autour du colonisé un monde de prohibitions, de barrages,
d'inhibitions beaucoup plus terrifiant que le monde
colonialiste.278» Les métaphores du Sida donnent «
l'illusion de comprendre le monde, de le sonder, de le connaître et
même de le dominer.279» Du coup, les
représentations sociales de la maladie ou encore les métaphores
du Sida sont, sous un certain angle, ce refus de la colonisation. Un refus de
la chose du blanc qui est la biomédecine, un refus de la chose du blanc
qui est la langue française et tout ce qui s'y rapporte telle que la
médecine. Cette médecine coloniale qui n'a pas
hésité à tuer, décimer les rebelles à la
colonisation. Les métaphores à l'ère de la postcolonie
gabonaise sont un stéréotype du discours de la
décolonisation. Un discours dans sa forme la plus triviale et la plus
proche du discours de la décolonisation, le repli identitaire. Les
métaphores du Sida au Gabon sont la forme première du discours de
la décolonisation. Là oü l'Autre ne se concevait que dans
l'expression du dominant, c'est-à-dire un nègre « primitif
» et dérobé de toute humanité. Comme le dit Frantz
FANON un « objet au milieu d'autres objets.280»
Le besoin de vouloir tout expliquer dans sa langue, dans ces
termes, même au détriment du discours officiel de la
biomédecine, est plus une contre attaque contre la criminalisation des
pratiques thérapeutiques indigènes qu'une une forme de «
nihilisme » de l'autre. « Les mots ne correspondent jamais à
ce qu'ils s'efforcent d'exprimer.281» Encore que la notion
d'officiel reste, elle-même, profondément suspecte. Car le fait
est de savoir si ce discours n'est pas une fois de plus l'intention du dominant
colonisateur. Toutefois, l'obsession des sociétés
indigènes de l'Afrique centrale, et plus précisément du
Gabon, à vouloir tout réifier, tout tailler à sa mesure
idéologique est une forme de concaténation et des stigmates
indélébiles de la colonisation. La pensée des
métaphores du Sida est cloîtrée dans un repli identitaire
du sens qui est aussi une lutte contre le discours colonial. Lorsque nous
disons repli identitaire du sens , nous entendons une réflexion qui veut
tout expliquer par sa vision du
277 Frantz FANON, L' an V de la révolution
algérienne, Paris, La découverte, 2010, p 359.
278 Frantz FANON, Les damnés de la terre, Paris,
La Découverte, 2010, p 465.
279 Tahar Ben JELLOUN, Ibid, p 20
280 Frantz FANON, Peau noire, masques blancs, Paris,
Seuil, 1952. Extrait parut dans Le Point, Hors-série,
numéro 22, Avril- mai 2OO9, p 89.
281 Tahar Ben JELLOUN, Ibid, p 20.
monde et qui exclu les apports théoriques des autres.
Get Autre qui a longtemps condamné le patois et la liberté
à coup de fouet et de torture. Il doit être, à son tour,
exclu du discours formel de la scène sociale indigène. Et
même si la puissance de la biomédecine reste avérée,
elle doit être d'abord éprouvée par la puissance des
spectres de la nuit indigène qui sortent de la forét et de l'eau.
Il faut que les Mbumba, les Nzatsi, les arc-en-ciel, les Kôhng, les
Mbumba Iyanô, les Mwiri aient montré leurs limites pour que la
biomédecine, sortie de l'ombre de la nuit du repli identitaire, prenne
sa place tout comme les indépendances ont redonné sa place
humaine à la race noire. « Loin de n'être que des complexes
politico-économiques, les différents régimes coloniaux
furent aussi des complexes de l'inconscient et, souvent, c'est à ce
titre qu'ils laissèrent d'indélébiles traces dans
l'imaginaire des colonisés.282» C'est donc, lorsque
l'impuissance des esprits de la nuit indigène (une nuit
idéologique que nous qualifions de « nuit de la prestidigitation
postcoloniale »), ces esprits qui viennent souverainement envahir et
coloniser le jour et les réalités des villes de l'Afrique
centrale est constatée, que la conquête biomédicale prend
son autorité à contre poids sur la pensée indigène.
Par le fait que les métaphores du Sida soit une pensée qui est un
stéréotype de la pensée de la décolonisation (avec
tous ce repli identitaire et ce « nihilisme » de la
biomédecine), nous avons ici un pléonasme. Nous parlons de
pléonasme parce que si la société indigène a
été décolonisée, il n'en demeure pas moins que la
pensée, et donc son idéologie profonde, reste elle-même une
pensée qui doit être décolonisée.
C'est-à-dire que la pensée de l'idéologie du Librevillois
a été colonisée par les esprits de la nuit. Ges esprits
qui étaient une forme de contestation du joug colonial283,
mais qui en définitive, après leur départ continuent de
les posséder, de les garder dans une transe symbolique et imaginaire.
Les esprits indigènes, la pensée indigène est une forme de
transe qui habite la société moderne de l'Afrique centrale. Ce
qui conduit à ce que nous énoncions que la pensée
indigène, la société gabonaise doit être
décolonisée du joug des esprits de la nuit afin qu'elle entre
véritablement dans l'antre des sociétés modernes.
Voilà où nous voulions arriver. Nous voulons que les lecteurs
regardent les métaphores du Sida comme le stéréotype de la
décolonisation. Non pas seulement comme le discours qui est en lutte
contre le discours colonial et, par extension, contre la biomédecine.
Mais aussi ce discours indigène, cette idéologie qui est
profondément corrompue, envahie, colonisée par le sens trivial
des esprits de la forét, de l'eau et de la grande nuit, qui doit
être décolonisée. De façon plus simple, les
métaphores du Sida sont un discours du pléonasme de la
décolonisation. Elles le sont en ce sens qu'elles sont l'expression d'un
repli identitaire propre à la décolonisation, mais aussi l'antre
du cauchemar colonial qui les hantent par le recours excessif à une
violence symbolique et une violence de l'imaginaire. Les métaphores du
Sida sont la présence évidente des stigmates de la colonisation
qui édifient le fait que la société et la pensée
gabonaise n'est pas encore sortie de la nuit du combat idéologique.
282 Achille MBEMBE, Op cit, p 91.
283 Au sujet de cette contestation du joug colonial par le
sens des métaphores nous pouvons trouver un complément de
réponse avec Achille MBEMBE. Pour lui la colonisation est une «
tentative d'invention de nouvelles coutumes [qui] fut a l'origine de nouvelles
contraintes, elle libéra également de nouvelles ressources et
obligea les sujets coloniaux soit à chercher à en tirer profit,
soit à les contester ou les déformer, soit à faire tout
cela sinon simultanément, du moins parallèlement. », Op
cit, p 88.
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