Chapitre IV: Les représentations du Sida dans la
postcolonie de Libreville
Le propre des maladies épidémiques est
qu'à un certain moment, il y a une forte propension à les
considérées comme des états passionnels. Susan SONTAG
pense en effet que « la ressemblance extrêmement frappante qui se
dégage des mythes attachés à la tuberculose et au cancer
[mais aussi au Sida] tient au fait que ces (...) maladies sont, ou
étaient considérées comme des états
passionnels.261» Nous pouvons comprendre cette logique
lorsqu'on renvoi à une métaphore du Sida qui s'énonce
comme syndrome inventé pour décourager les amoureux. C'est un mal
qui stresse les rapports sociaux et bien entendu les rapports sexuels. Or, en
postcolonie, les états passionnels, plus précisément les
états sexuels, sont le propre de l'activité sociale. Nous
l'illustreront dans ce propos par le propos de Joseph TONDA dans le Souverain
moderne au sujet du corps-sexe. Dans les sociétés postcoloniales,
le corps, et par extension l'amour, souffre d'une exploitation aussi bien
économique que symbolique ou imaginaire. Le corps est socialement
construit. Et sociologiquement « la définition méme de ce
qu'est le corps et de ce qu'il représente est un enjeu dans les rapports
sociaux262.» Lorsque la société de la
scène et du spectacle présente une métaphore du Sida comme
maladie d'amour ou d'infidélité, comment pouvons-nous lui
adresser un regard du point de vue de la théorie de la
postcolonialité ? Mais encore comment peut - on contextualiser les
métaphores du sida de la médecine traditionnelle indigène
dans l'analyse des sociétés postcoloniales ?
SECTION 1 : Le sida, le sexe, le sang, la sorcellerie
et Dieu : l'imaginaire de la postcolonie
Le premier axe de cette étude retient quatre
expressions qui peuvent permettre une approche sociologique des
métaphores du Sida dans la postcolonie. Le sexe, le sang, la sorcellerie
et Dieu sont les métaphores constantes qui analogiquement renvoi
à la maladie du sida. C'est en identifiant ce groupe de
métaphores que nous parvenons à construire un postulat de trois
piliers des métaphores de la maladie du sida dans les
sociétés postcoloniales. Dans le cas de la ville de Libreville ,
les métaphores identifiées permettent de dresser un cadre «
conceptuel » qui peut orienter les raisons de l'utilisation compulsive des
métaphores du Sida.
1) Le Sida maladie d'amour et maladie
d'infidélité dans la postcolonie
Ce que nous présente le corpus de notre recherche c'est
que le Sida est une métaphore qui intègre l'espace
hétérotopique de la musique. Dans cet espace, la maladie du sida
est une maladie d'amour et une maladie de l'infidélité. En effet,
Hilarion NGUEMA dans sa chanson
261 Susan SONTAG, La maladie comme métaphore, le Sida
et ses métaphores, Paris, Christian Bourgois éditeur, coll
« Titre 101 », 1993, p 33.
262 Didier FASSIN et Dominique MEMMI, « Le gouvernement de
la vie, mode d'emploi », Le gouvernement des corps, Paris, EHESS,
coll « Cas de figure », 2004, p 17.
sur le Sida, dit que le médecin lui a dit que < le
sida est une maladie du sexe, maladie du sang, maladie du siècle,
maladie d'amour ». L'artiste Mackjo's regarde quand à lui dans une
autre direction pour lui le Sida est une maladie de l'infidélité.
Nous avons eu un entretien avec lui dont voici le contenu.
Énoncé n°17 :
« Quand j'écrivais ce texte j'ai pris la peine
de chercher les différents modes de contamination du Sida. Mais il
fallait rendre original ce texte pour le changer de ce que maman
Dédé avait dit. Puis un jour, j'ai écouté la
conversation d'une de mes belle-soeur avec sa copine. Elle disait que son mari
avait changé de comportement depuis qu'il avait vu son ami avec qui il
faisait les coups fourrés mourir du Sida. Il rentrait tôt à
la maison, il avait repris à faire la cuisine les week-ends et il lui
faisait l'amour convenablement. Elle disait que toutes ces choses ne lui
était pas arrivées depuis longtemps. A' partir de là, j'ai
eu mon inspiration et j'ai ajouté la touche personnel. Ce que je chante
n'est donc pas une idée venue comme ça. J'ai écouté
et j'ai amélioré avec le message du PNLS et ca fait un tube.
»
Au regard de ce corpus que nous avons transcrit, nous voyons
apparaître les métaphores de l'amour et de
l'infidélité. Le sida dans ces corpus est une maladie des
passions. <Le symptôme de la maladie était une activité
amoureuse (...) et toute maladie était de l'amour
métamorphosé263» comme le dit SONTAG. Dans les
propos des artistes, nous retrouvons in extenso le discours de la
prévention du Sida au Gabon. Les auteurs n'hésitent pas à
dire clairement que leur source et leurs textes sont des propos de
préventions. Ces textes sont des discours < biomédicaux
». Et si certains ont le chic d'être quelques fois hilarants, il
n'en demeure pas moins que les textes restent inspirés de la
biomédecine.
Le Sida est une maladie d'amour car effectivement elle est une
maladie du libéralisme. C'est-à-dire qu'elle est cette maladie de
l'échange ; lequel échange se fait comme les produits à la
seul différence qu'il s'agit du sexe. C'est par le sexe, les sentiments,
l'amour que le Sida se diffuse dans le monde. Métaphoriquement, le
premier symptôme du Sida c'est l'amour. Car c'est par l'amour ou par le
fait qu'on se sente attiré sexuellement, ou peut-être
sentimentalement qu'on va se faire contaminer par le virus du Sida. Nous ne
mettons pas en exergue le préservatif car les partenaires peuvent aussi
contracter la maladie malgré le préservatif. C'est dire que
même le sang est aussi un moyen de contamination et que l'amour n'est pas
la seule voie par laquelle on peut contracter le virus du Sida. Donc, c'est par
le fait que le Sida soit une maladie du libéralisme parce que le sexe
s'échange comme l'information, que nous arrivons, parfois, impuissant,
vers une conséquence logique : l'infidélité.
L'infidélité ou la polygamie permet d'une certaine manière
à ce que le Sida respecte cette notion du libéralisme. La
multiplicité des partenaires est une forme d'échange sexuel, un
échange (on peut dire aussi économique) qui respecte les lois de
la société capitaliste postcoloniale. C'est-à-dire des
sociétés oü le sexe, l'information et l'argent
s'échangent. En Afrique centrale le corps est un corps sexuel. Le corps
renvoi à la notion de sexe. Car < le
263 Susan SONTAG, Op cit, P34
94
sexe de l'homme et celui de la femme sont nommés, dans
certaines d'Afrique centrale, par le mot de corps264.»
Être malade du Sida en Afrique centrale, c'est avoir le
mauvais sang, le mauvais corps, le corps malade. C'est donc avoir ce
corps-sexe, ce corps sexuel malade. D'ailleurs jusque dans les années
1998, la population gabonaise pensait que le Sida ne s'attrapait que par voie
sexuelle. Nous avons eu cette confirmation quand nous étions allé
rendre visite à une amie qui venait d'accouchait. Elle cohabitait avec
une fille qui avait le Sida et qui, elle aussi, venait d'accoucher. Mon amie me
confia que cette dernière disait que ses parents pensent qu'elle a eu le
Sida à cause des rapports sexuels non-protégés, cependant
le père de l'enfant est séronégatif. Ceci confirme une
idée que le Sida ne se contracte pas que par le sexe, l'amour. En outre,
les sociétés postcoloniales africaines sont des
sociétés du « bas ventre ». On cherche à avoir
de l'argent car c'est le pouvoir. C'est le pouvoir car on peut acheter tout ce
que le sexe féminin, « le corps de la femme » désire.
La pensée populaire transcrit ce propos en disant que plus on a de
l'argent plus on a de femmes. Et plus on a de femmes plus on a de la
considération, du pouvoir. C'est par amour qu'on consomme le corps-sexe
de la femme. Et c'est par ce méme amour qu'on s'échange
infidèlement la « chose du pouvoir » : le sexe. Et c'est cet
amour-sexe avec son corollaire d'infidélité qui affecte le
corps-sexe, qui est, ce que nos enquêtés entendent par maladie
d'amour, maladie d'infidélité.
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