2. LA CAMPAGNE ELECTORALE DE LA GAUCHE
Si l'on met a part le cas tout a fait particulier des
socialistes « révolutionnaires », la gauche forme une
coalition a première vue aussi unie que celle de droite.
Républicains de gauche, radicaux et radicaux socialistes « parle
mentaires » ont soutenu sans défaillance pendant trois ans le
ministère Waldeck-Rousseau et sa politique de défense et d'action
républicaines. Ils pensent qu'à l'occasion de ces
élections la République doit faire face, co mme au moment du 16
mai, a un assaut généralisé des forces de la «
Réaction ». 1l
77 Profession de foi du
député de la 2ème circonscription de
l'arrondissement de Caen (Calvados).
78 Ibid.
79 Cité par
Le Journal des Débats du 25 avril
1902.
s'agit, pour eux, d'assurer une fois de plus la
sauvegarde des institutions et des lois républicaines : ce n'est donc
pas le moment de se désunir.
Mais après le scrutin, il faudra former un
gouverne ment, le charger d'appliquer un programme de réformes. De quels
élé ments sera co mposé le nouveau ministère ?
S'appuiera-t-il sur une majorité parle mentaire absolument identique a
celle qui a soutenu Waldeck-Rousseau ? Et surtout quelles mesures prendra-t-il
dans les do maines religieux, militaire, financier écono mique et social
? Autant de questions, autant de problè mes au sujet desquels des
divergences i mportantes existent et apparaissent nette ment pendant la
campagne électorale entre les trois tendances du Bloc des Gauches. Il
est donc préférable, dans ces conditions, de les étudier
toutes trois séparé ment.
*****
2 .1 Les républicains de gauche
Ils s'e mploient a justifier, aux yeux de leurs
électeurs modérés, l'attitude qu'ils ont adoptée en
1899, et leur alliance électorale avec les partis de gauche, qu'ils
avaient si vive ment co mbattu lors des élections de mai 1898 : «
Au lendemain des elections de 1898, un parti audacieux forme de toutes les
oppositions avait trouble la paix publique, atteint gravement notre prestige,
paralyse tout travail parlementaire et compromis l'avenir. On marchait a une de
ces crises qui blessent et affaiblissent pour longtemps les gouvernements et
les peuples »80. En 1902 « l'heure est grave. Tant de fois
repoussees de la conquête du pouvoir, les reactions tentent un nouvel
effort ; grace a l'equivoque du nationalisme, elles veulent s'introduire dans
cette Republique qu'elles n'ont pu emporter d'assaut »81. Ils
approuvent pratique ment sans réserve la politique menée par
Waldeck-Rousseau et ils préconisent de la continuer après les
élections.
Ils se proclament « anticléricaux, mais non
antireligieux » : « Je n'ai jamais ete, je ne suis pas et je ne serai
jamais l'ennemi de la ReligionT]UJe suis l'ennemi du clericalisme, ce qui
n'est
80 Profession de foi du
député de l'arrondissement de Villeneuve-sur-Lot
(Lot-et-Garonne).
81 Profession de foi du
député de la 1ère circonscription de
l'arrondissement du Havre (Seine-Inférieure).
pas du tout la meme chose. Le clericalisme n'est que
l'hypocrisie de la Religion, et comme tout ce qui est hypocrite etfaux, il est
meprisable et halssable » déclare l'un
d'eux82.
La loi de 1901, qu'ils ont tous voté ou
approuvé s'ils n'étaient pas députés, doit selon
eux être appliquée ferme ment mais d'une fagon i mpartiale :
« J'entends encore que la nouvelle loi sur les associations soit appliquee
aux congregations religieuses avec la mesure, mais aussi avec la fermete et
l'esprit de suite necessaires » dit Joseph Caillaux a ses
électeurs8<. Un député de la Gironde
s'engage pour sa part a ne pas se montrer sectaire : « Appele a me
prononcer sur les demandes des congregations, je le ferai sans parti pris,
decide a accorder l'autorisation a toutes les associations religieuses dont les
membres sauront rester etrangers a nos luttes politiques »84.
S'ils ont été divisés au sujet du
projet de loi sur le stage scolaire et lors du vote sur l'abrogation de la loi
Falloux, ils se déclarent tous néanmoins partisans de la
liberté de l'enseigne ment et par conséquent hostiles au monopole
d'Etat. On les trouve unique ment résolus a « exiger des
etablissements libres des garanties plus severes de surveillance et des
conditions plus serieuses de capacite »85.
Ils sont pratique ment unani mes a vouloir le maintien
du régi me concordataire qui, a leurs yeux, garantit a la fois les
droits de l'Etat et le plein exercice de la liberté de conscience : J'ai
toujours vote le budget des cultes et je suis oppose a la separation des
Eglises et de l'Etat, justement parce que je veux que chacun ait la faculte de
suivre sa religion a son gre »86 déclare un
député de la Dordogne. 1l y a malgré tout quelques
exceptions. Ainsi Jules Siegfried pense que l'eventualite de la separation des
Eglises et de l'Etat peut etre envisagee » mais seule ment quand le
gouverne ment « croira pouvoir la proposer en toute securite et sans creer
d'agitation »87.
82 Profession de foi du
député de la 2ème circonscription de
l'arrondissement de Lannion (Côtes-du-Nord).
83 Profession de foi du
député de l'arrondissement de Mamers (Sarthe).
84 Profession de foi du
député de la 5ème circonscription de
l'arrondissement de Bordeaux (Gironde).
85 Discours prononcé
par Louis Barthou le 6 avril 1902 à Oloron
(Basses-Pyrénées), reproduit par Le Temps
du 7 avril 1902.
86 Profession de foi du
député de la 2ème circonscription de
l'arrondissement de Bergerac (Dordogne).
87 Cf. note
81.
Ils se proclament confiants a dans le loyalisme de
l'armee nationale, chargee, sous la suprematie du pouvoir civil, de defendre le
sol, le drapeau et la Constitution »88. Et ils désirent
qu'elle soit respectée et tenue en dehors de la politique. Ils sont
favorables a a la reduction du service militaire a deux ans, mais avec les
mesures qui en sont la condition necessaire, c'est-a-dire la suppression
absolue de toutes les dispenses, l'incorporation des services auxiliaires, les
rengagements avec primes dans les cadres inferieurs »89
.
Co mme ils ont occupé pendant trois ans les
principaux postes du gouverne ment, et que l'un des leurs, Joseph Caillaux,
était ministre des Finances, ils ont tendance a minimiser le
déficit budgétaire ; certains mê me nient : a Tous les
adversaires de la Republique cherchent a effrayer les electeurs en leur parlant
de deficit budgetaire, ce n'est la qu'une manceuvre »90. Quant
a Caillaux, il ne craint pas d'affirmer : a Les trois budgets que, ministre des
Finances, j'ai eu l'honneur d'executer, presentent, dans leur ensemble, un
excedent considerable, quoiqu'en puissent dire mes adversaires
»91.
Néanmoins ils reconnaissent qu'il existe
certaines difficultés financières et ils préconisent avant
tout pour les surmonter une politique d'écono mie : a 1lfaut apporter
dans nos finances une economie serieuse et, pour cela, reglementer l'initiative
parlementaire en ce qui concerne les augmentations de depenses
»92. Théorique ment favorables a l'i mp8t sur le revenu,
ils é mettent toutefois a son sujet d'importantes réserves. Ainsi
Jules Siegfried déclare : a Partisan d'un imp9t sur les revenus, mesure
d'egalitefiscale, je repousse comme inutile, vexatoire et dangereux l'imp9t
global et progressif, qui aurait pour consequence de chasser les capitaux
»98. Adoptant déjà une position proche de la droite en
matière fiscale, les républicains de gauche ont une attitude
pratique ment identique a celle des progressistes et des conservateurs a
l'égard des questions économiques et sociales. Ils sont
protectionnistes et hostiles a toute mesure de nationalisation ; ils
s'érigent en défenseurs de la liberté du
88 Extrait de l'appel de
l'Alliance républicaine démocratique reproduit dans la profession
de foi du député de la 2ème circonscription de
l'arrondissement d'Angoulême (Charente).
89 Cf. note
85.
90 Profession de foi du
député de la 1ère circonscription de
l'arrondissement de Valenciennes (Nord).
91 Cf. note
83.
92 Cf. note
84.
93 Cf. note
81.
travail, pronent la solidarite des classes et sont
partisans de resoudre le probleme des retraites ouvrieres par la
mutualite.
Pour l'heure les republicains de gauche considerent
que le principal danger est d'ordre politique et se situe a droite. Mais ils ne
sous-esti ment pas le danger que represente le collectivis me pour l'ordre
social et la propriete privee : «Je suis l'adversaire de ce parti et de
tous ceux qui songent a un retour vers le passe. Mais, d'autre part, je
considere la propriete individuelle comme un droit sacre » declare un
depute des Pyrenees-Orientales94.
Depuis trois ans, ils n'ont accepte que contraints et
forces l'alliance et le concours socialistes. Beaucoup d'entre eux ne cachent
d'ailleurs pas qu'ils ont a pour defendre nos institutions, impose silence a
leurs preferences personnelles »95. Ils sont bien decides a se
passer de l'appui de l'extrê me gauche dans les delais les plus courts.
Leur objectif parait clair : ils souhaiteraient detacher les progressistes de
la droite et les amener a former avec euxmê mes et les radicaux une
majorite de « concentration ».
Dans son discours prononce a Oloron le 6 avril
190296, Louis Barthou prend nette ment position a ce sujet :
«Je ne saurais admettre que la participation d'un socialiste au pouvoir, a
laquelle M. Waldeck-Rousseau nous avait demande de nous resigner comme a un
accident, devienne la loi durable et la methode permanente de la politique
republicaine » dit-il tout d'abord. Puis, apres avoir condamne avec une
egale fermete le socialisme de Guesde et celui de Jaures, il affirme : a Les
interets menaces par le socialisme risqueraient de tomber par lassitude et par
mefiance, et attires par la nouveaute de ses promesses, dans le piege
fallacieux du nationalisme. Il n'y a qu'un moyen d'eviter ce double peril.
Entre le nationalisme et le collectivisme, j'estime en effet qu'il y a place
pour une politique large et feconde d'union republicaine. Cette politique
s'appelle d'un nom connu et je n'ai pas besoin de lui en trouver un autre :
c'est la concentration ».
Les journaux moderes du Bloc, durant les quinze jours
precedant les elections, font avec obstination campagne en faveur de la «
concentration republicaine ». Presque
94 Profession de foi du
député de l'arrondissement de Prades
(Pyrénées-Orientales).
95 Cf. note
84.
96 Cf. note
85.
chaque jour, Le Temps publie un article en ce sens et
préconise la formation d'une majorité parle mentaire allant a de
Ribot a Leon Bourgeois ». Il engage a ce sujet une polé mique avec
LeGaulois et Le Journal des Debats.
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