B- Conversion cultuelle : édifice mosquée
- fonction cathédrale :
Après la prise d'Alger par l'armée
française en 1830, le traité de capitulation signé par le
Dey d'Alger Hussein Pacha et le compte de Bourmont du côté
Français stipulait de « laisser la liberté aux habitants
de toutes les classes et à déclarer que leur religion, leur
commerce et leur industrie ne recevraient aucune atteinte
»39, en contrepartie le Dey et ses janissaires
conservaient leurs biens personnels.
37 GOLVIN Lucien, Le legs des Ottomans dans le domaine
artistique en Afrique du Nord, dans : Revue de l'Occident musulman et de la
Méditerranée, N°39, 1985
38 BERQUE.A, art antique et art musulman en
Algérie, dans : cahiers du centenaire de l'Algérie - livret
VI, publications du comité national métropolitain du centenaire
de l'Algérie, 1930.
39 Louis de BAUDICOUR, La Colonisation de
l'Algérie: ses éléments, Ed Jaques Lecoffre, Paris,
1856.
Le nouveau pouvoir en place prend possession des biens
`habous'40 en changeant la législation relatif à la
propriété, un changement justifié par les
législateurs de l'administration coloniale de l'époque :
« Le régime de la propriété foncière
s'écartait trop de nos conceptions juridiques pour que nous la laissions
subsister, il eut paru d'ailleurs étrange de soumettre les nouveau
colons à la loi du vaincu »41 ; Par la force de la
nouvelle législation, des mosquées sont transférées
au culte catholique comme celle de Ketchaoua, ou détruites dans le cadre
des opérations de réaménagement comme ce fut le cas de la
mosquée `Essayeda' et la ` Djenina', ou transformées en casernes
ou dépôts de l'armée française ; Ainsi, «
À Alger en 1830, tout avait commencé par des destructions. Le
Génie avait ouvert une grande Place d'Armes dans le bas de la ville
indigène, élargi plusieurs rues, réaffecté de
nombreux bâtiments après les avoir transformés Des
mosquées avaient été rasées d'autres
aménagées en hôpitaux ou en églises, des palais
avaient été transformées en casernes et des maisons arabes
en habitations à la française »42.
Cette occupation des édifices religieux est sentie
comme une humiliation par les autochtone, à l'exemple du long
poème de Sidi Abdelkader sur la prise d'Alger où il crie sont
mépris «Ô croyant le monde a vu de ses yeux Leurs chevaux
attachés dans nos mosquées»43.
1- La prise de la mosquée :
La mosquée de Ketchaoua fut convertie au culte
chrétien en 1832, « Le 24 décembre de cette
année, la messe y fut dite par l'abbé Collin, préfet
apostolique de la Régence»44.
Cette conversion fut très controversée et
contesté par la communauté musulmane ainsi que par quelques
parties dans le camp même des nouveaux occupants ; cette contestation
s'est appuyée sur le cinquième paragraphe du traité de
capitulation d'Alger du 5 juillet 1830 qui
40 Les biens --essentiellement religieux-
placés sous ce régime sont immobilisés de sorte qu'ils ne
sont ni vendus ni donnés, et leurs revenus reviennent à
l'aumône.
41 TERRAS Jean, Essai sur les biens habous en
Algérie et en Tunisie, Etude de la législation coloniale, Lyon,
Impr. du Salut public, 1899, cité dans OULEBSIR Nabila, « Les
usages du patrimoine », Éd. de la Maison des sciences de
l'homme, Paris, 2004.
42 BEGUIN François, Arabisances ;
Décor architectural et tracé urbain en Afrique du Nord
1830-1950, Dunod, Paris, 1983.
43 Smaïl Hadj Ali, La mission civilisatrice
un processus de décivilisation, article paru dans le quotidien El
Watan, édition du 26/02/2007.
44 KLEIN.H.op.cit.
stipule que « l'exercice de la religion
mahométane restera libre»45 et garantie au
musulmans le maintien de leurs lieux de culte.
Le duc de Rovigo46 fut le principal instigateur de
cette conversion, son choix de cette mosquée n'était pas fortuit,
« la mosquée de Ketchaoua représentait pour la
population d'Alger le plus important lieu de culte musulman de la ville....en
fixant spécialement son choix sur la mosquée de Ketchaoua, le duc
de Rovigo voulais faire une démonstration de force à l'intention
de la population »47 locale, il « constitua une
commission présidée par le savant Berbrugger et où
siégeaient les muftis et deux notables
musulmans»48. Toutefois les algériens
refusèrent de céder la mosquée en invoquant le
traité de capitulation de 1830 qui couvrait les lieux de culte.
Pharaon Florian49, décrit le climat dans
lequel s'est effectuer la prise de la mosquée, il décrit
l'obsession du duc de Rovigo qui « voulait tout briser, faire
arrêter les muftis, entrer de vive force dans la mosquée et faire
couper le coup à tous ceux qui s'opposerait à l'exécution
de sa volonté », lors de la dernière séance de
la commission « L'agitation était extreme et l'on craignait un
instant, sinon un soulèvement, du moins une émeute »
avec la présence de près de dix mille manifestants à
l'extérieur du palais du gouvernement, et l'opposition au projet de
conversion meme au sein du pouvoir colonial à l'instar de M.Pichon
l'intendant qui « proposait. qu'on renonçet au projet et qu'on
élève une église paroissiale »50.
Bouderbala, un notable musulman au sein de la commission
réussira à obtenir la cession d'une autre mosquée pour
épargner la mosquée de Ketchaoua, il s'agit en l'occurrence de la
mosquée de la pêcherie (Djamaa El Djadid), ce qui n'était
pas du gout du duc de Rovigo qui déclara : « On vous a
donné la mosquée la plus mal placée et la moins
vénérée de la ville. Je n'en veux pas ! Je veux la plus
belle ! Nous sommes les maitres, les vainqueurs ! Je ne veux pas prêter
à rire ». Avec cette obsession du duc de Rovigo, il
était impossible de négocier,
45 Traité de capitulation d'Alger du 5 juillet
1830, dans Nadine GASTALDI, Culte musulman 1839-1905, paris, 2006.
46 Anne-Jean-Marie-René SAVARY, Duc de Rovigo
nommé par CHARLES X le 6 décembre 1831 comme Gouverneur des
Possessions Françaises en Afrique.
47 OULEBSIR Nabila, « Les usages du
patrimoine », Éd. de la Maison des sciences de l'homme, Paris,
2004.
48 JULIEN Charles André, Histoire de
l'Algérie contemporaine, Vol I, Presse universitaires de France, Paris,
1964.
49 Fils de Joanny Pharaon, interprète du duc de
Rovigo, cité dans JULIEN Charles André, Histoire de
l'Algérie contemporaine, Vol I, Presse universitaires de France, Paris,
1964.
50 JULIEN Charles André, op.cit.
contrairement à l'intendant M. Pichon qui lui
suggéra « qu'il était plus digne de respecter les
traités et d'ériger une église » nouvelle. Ne
tenant pas compte de cet avis, Le duc de Rovigo ordonna la substitution de la
mosquée de Ketchaoua à celle de la pêcherie sur le contrat
de cession et il « donna, le 17 décembre 1831, l'ordre
d'occuper la mosquée le lendemain. La croix et l'étendard de la
France seront fixés au minaret et salués par des batteries de
terre et de mer ».
Pharaon Florian51 donne une description
détaillé de la prise effective de la mosquée, Le jour de
l'assaut « Quatre mille musulmans environ étaient
enfermés dans la mosquée dont les portes étaient
barricadées. On fit les sommations légales, puis une escouade des
sapeurs du génie se mit en mesure de faire sauter les gonds de la porte.
Aux premiers coups de haches les rebelles se décidèrent à
ouvrir, et une immense rumeur sortit de la mosquée. Mon père
(Joanny Pharaon, l'interprète de Rovigo), MBelensi (l'interprète
de Pichon) et Sidi Bouderba montèrent les marches du portail, mais
immédiatement éclatèrent quelques coups de feu, et une
bousculade formidable vint renverser les membres de la commission et les
ulémas52'. La troupe croisât la baïonnette et
refoula les musulmans dans la mosquée. La panique se saisit d'eux et ils
s'enfuirent par une issue qui donnait du côté de la rue du
vinaigre. On trouva dans la mosquée plusieurs hommes à
moitié étouffés et quelques autres blessés dans la
tentative de sortie. La prise de possession était faite~ Le duc de
Rovigo fut camper dans la mosquée une compagnie d'infanterie
».
Cette prise de la mosquée par la force n'a pas fait
l'unanimité au sein des deux communautés musulmane et catholique,
mais aucune voix ne se leva pour contester le fait accompli, mais des
désaccords été exprimé à l'instar de
l'intendant Pichon qui déclara : « Il n'y a plus eu de culte
chrétien public de juillet 1830 à janvier 1832ket quelques mois
après nous voulons planter la croix dans une mosquée !
»53.
Mais les différentes communautés
présentes dans le pays ou en métropole n'avait pas la même
conception des choses en ce qui concerne la conversion des mosquées en
temples chrétiens, Ainsi ressenti comme un sacrilège au sein de
la communauté musulmans, comme une violation des accords de reddition de
1830 par une partie de l'administration coloniale,
51 Ibid.
52 Terme arabe pour : savants, désigne
généralement les théologiens sunnites.
53 Déclaration du baron Pichon, intendant civil
de la Régence, cité dans : JULIEN Charles André, Histoire
de l'Algérie contemporaine, Vol I, Presse universitaires de France,
Paris, 1964.
elle fut justifié et son impact minimisé et les
mosquées convertis sont décrites comme «conquises par
quelques paroles »54, ainsi M.P.Genty de Bussy écrit :
« Quand quelques mosquées sont tombées de
vétusté, ou se sont ouvertes devant nos besoins, les Maures ont
trouvé pour les pratiques de leur religion un refuge inviolable au sein
des temples nombreux qui leur restaient »55.
Ces écrits qui rentraient dans le cadre de la mission
civilisatrice en Algérie, décrivaient ces conversions comme
rentrant dans un processus de civilisation de la population locale, les
nouveaux colonisateurs étant « Plus avancés que ces
peuples, [ils pouvaient] déplorer que leur religion les pousse vers la
contemplation »56, mais toute en relativisant sur la
manière de changer les traditions locales en déclarant que
même « si la civilisation semble nous convier à propager
nos dogmes, la philosophie nous défend de nous servir d'autres
auxiliaires que de ceux de la persuasion, et, en pareil cas, c'est au temps
surtout à se charger du succès »57.
Dans ce contexte la conversion de la mosquée de
Ketchaoua est expliquée par une toute autre manière, comme un
accord entre les différentes parties pour l'aménagement d'un lieu
de culte pour les nouveaux arrivants de confession chrétienne, ainsi
« devant ce besoin de tous les temps, la sollicitude de
l'administration ne pouvait rester oisivek.A la suite d'une négociation
conduite avec autant de mesure que de convenance, et sous l'inspiration d'une
nécessité réciproquement appréciée, le culte
catholique à Alger a trouvé dès la fin de 1832, un lieu
digne de lui »58 en l'occurrence la nouvelle
cathédrale Saint-Philippe installée dans les bâtiments de
l'ancienne mosquée Ketchaoua ; On peut faire un parallèle avec
une argumentation de même type dans une consultation juridique du cadi
Iyad (543 H / 1148- 1149) analysée par Vincent Lagardère et
rendant compte de l'avis des juristes malikites en ce qui concerne la
conversion des églises en Andalousie à l'époque almoravide
: « Qu'à la suite de l'expulsion des tributaires de leur
église celui qui administrait les musulmans l'ait transformée en
mosquée constitue un acte fort judicieux vu que les musulmans installes
a la place des tributaires évincés avaient besoin d'une
mosquée pour faire leur prière... le mieux étant de se
servir à cette fin de l'église et de la convertir en
mosquée ; après l'expulsion de
54 M.P.Genty DE BUSSY, de l'établissement des
français dans la régence d'Alger, librairie de Firmin Didot
frères, Paris, 1839.
55 Ibid.
56 Ibid.
57 Ibid.
58 Ibid.
ces gens-là, leur église et ses `habus'
reviennent au `bayt al-mal' [le Trésor public] »59,
ces écrits émanant de la partie dominante insistent dans les
deux cas sur le besoin en église ou mosquée et minimise l'impact
de cette conversion sur l'autre communauté dans un discours qui
accompagne et justifie cette action.
Pareillement, les écrits des autorités
religieuses catholiques concernant la conversion de la mosquée Ketchaoua
insistent sur le fait que « La mosquée étant de rite
hanéfite«était fréquentée surtout par les
Turcs dont beaucoup quittèrent Alger en 1830 »60,
et que les autorités musulmanes finissent par céder la
mosquée suite à la demande formulée par le duc de Rovigo;
La semaine religieuse d'Alger, une publication de l'église catholique
cite un passage dans une lettre que le grand muphti adressa au gouverneur : "
Notre mosquée changera de culte sans changer de maître. Vous
pouviez nous la prendre, vous avez préféré nous la
demander. C'est let marque de condescendance que nous n'oublierons
pas"61. On perçoit presque une marque de
reconnaissance envers les autorités coloniales, et une approbation de la
conversion de la mosquée, qui garde toutefois son usage cultuel.
Ces textes insistaient sur la persuasion et la convenance dans
les rapports avec la communauté musulmane, dans le respect de la
tradition chrétienne et des principes de liberté de la
république. Mais d'un autre coté les conversions comme rentrant
dans un processus de retour de la chrétienté des territoires
qu'elle avait déjà conquis au IVème et
Vème siècle au cours de l'occupation romaine de la
région, « Après un si long exil, il était,
réservé et la France de le [le christianisme] faire
reparaître sur des rivages« car la religion et la civilisation sont
inséparables »62, comme ce fut le cas pendant la
reconquête en Espagne où Alphonse VI fait référence
dans la charte de dotation de la cathédrale de Tolède à un
rétablissement du culte chrétien dans la région, et que
par sa victoire « II efface l'humiliation (opprobrium), le
blasphème (mauris... blasfemantibus), restaure l'adoration de Dieu
après la parenthèse de trois cent soixante-seize ans pendant
laquelle la ville de Tolède fut par jugement secret de Dieu aux mains
des Maures qui blasphèment le nom du Christ »63.
59 BURESI Pascal, op.cit.
60 La semaine religieuse d'Alger, cité dans :
Théo BRUAND, la cathédrale d'Alger, article paru dans la
Dépêche d'Algérie, édition du 1er
Août 1962.
61 Ibid.
62 M.P.Genty DE BUSSY, op.cit.
63 BURESI Pascal, op.cit.
Ainsi en se référant aux sources de
différentes provenances, on a plusieurs versions et
interprétations sur les motivations, le déroulement et les
conséquences de la prise de la mosquée de Ketchaoua et son
affectation au culte catholique. Sur un sujet aussi sensible que le changement
de confession d'un lieu de culte, qui exprime un conflit entre des
communautés religieuses, les rédacteurs ont souvent du mal
à être objectifs ; La réalité se situe certainement
entre ces différents récits qui prennent parti pour groupe ou un
autre selon l'appartenance et l'opinion personnelle du rédacteur. Mais
toutes les sources confirment que la mosquée a été prise
le 18 décembre 1832 et consacrée une semaine plus tard à
l'occasion des fêtes de noël le 24 décembre 1832.
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