§2. Absence de fondement juridique incontestable
Dans ce paragraphe, nous allons passer en revue, le contenu de
l'article 2 § 4 de la charte des Nations Unies (A) et les
résolutions de l'Assemblée Générale et du Conseil
de sécurité des Nations Unies (B).
A. Analyse de l'Article 2§4
L'article 2§4 de la charte des Nations Unies
prévoit que : « Les membres de l'organisation s'abstiennent
dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou
à l'emploi de la force, soit contre l'intégrité
territoriale ou l'indépendance politique de tout Etat, soit de toute
autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies
»79.
C'est incontestable que cette disposition n'interdit pas
explicitement tout recours à la force dans les relations
internationales. Selon l'article 2§4, l'emploi de la force n'est pas
interdit mais seulement lorsqu'il est dirigé contre
l'intégrité territoriale, l'indépendance politique de
l'Etat visé ou lorsqu'il est incompatible avec les buts des Nations
Unies. Ce sont ces trois conditions qu'on va examiner successivement.
Si les critères relatifs à la définition
du droit d'ingérence, qu'on a mentionnés auparavant, sont remplis
on pourrait dire qu'une intervention humanitaire est permise dans la mesure
où elle n'est porte pas atteinte à l'intégrité
territoriale d'un Etat, avec le consentement de ce dernier, ne s'opère
contre son intégrité territoriale. D'un autre côté,
des actions armées transfrontalières sans acquisition de
territoire ont souvent été qualifiées de violations de la
souveraineté territoriale. Tel a été le cas dans l'affaire
des « Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et
contre celui-ci 80, où la C.I.J a parlé
uniquement des violations des espaces aérien et maritime
nicaraguayens.
Encore moins évident est de savoir si une
ingérence humanitaire est dirigée contre l'indépendance
politique de l'Etat libyen. D'une part, certains auteurs estiment que tel ne
peut pas être le cas puisque l'action n'a pas pour but une forme de
domination.
79 L'ONU, le système institutionnel, documents
d'études, N°3.02, la documentation française, Paris, 2001,
p.3.
80 C.I.J, A.C. 27 juin 1986, affaire des
activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre
celui-ci, Réc. 1986, p.14
D'autre part, on ne peut pas ignorer que le but de
l'intervention est de régler un problème, essentiellement, de
politique interne, de protéger une partie de la population contre une
autre. En effet, l'intervention s'opère contre le gouvernement de l'Etat
visé afin de restreindre ses pouvoirs et si nécessaire de le
renverser. Par conséquent, l'intervention armée vise bien le
pouvoir politique de l'Etat envahi et ce serait difficile de prétendre
que l'indépendance politique de l'Etat visé n'est pas
atteinte.
L'interprétation de la dernière phrase de
l'article 2§4 de la charte, qui interdit tout recours à la force
qui s'opérait, dans les relations internationales, de toute
manière incompatible avec les buts des Nations, pose également de
nombreux problèmes.
L'intervention de l'OTAN en Libye a mis en épreuve les
fondements même du système juridique international. Elle a
soulevé de nombreuses questions juridiques quant à sa
légalité au regard du droit international existant. Il s'agit
d'une opération armée d'une organisation (alliance de
défense), bien sür avec l'autorisation du conseil de
sécurité de l'ONU, mais dans un Etat souverain.
De cette intervention, deux enjeux viennent à l'ordre
du jour, la souveraineté de l'Etat qui est la cible d'une intervention,
et les droits de tiers qui ne participent pas au combat mais qui en sont les
victimes.
En parlant de la légalité de l'intervention,
l'article 4 de la Résolution 1973 autorise aux Etats qui auront
notifié le secrétaire général à «
prendre toutes mesures nécessaires » pour protéger la
population civile en Libye. Cela n'exclut pas des attaques qui auraient comme
but le renversement de Kadhafi si celles-ci étaient aussi
destinées à protéger des civils. Mais le but
supplémentaire de renverser le régime ne devait pas être
poursuivi avec des moyens indépendants. Pourtant, ceci a bien eu lieu en
Libye dès le départ de l'opération. En outre, l'OTAN
à continué à bombarder des villes comme Syrte ou
Bani-Walid même après la chute de Tripoli. L'OTAN a soutenu les
rebelles avec pour conséquence que des milliers des civils ont
trouvé la mort. Ainsi, le but légalisé de protéger
la population civile a été sacrifié, sans ambages, au but
non légalisé de renverser le régime.
Pour témoignage, on peut voir les reportages sur Syrte
après le bombardement. Les journaux britanniques parlent de la ville
natale de Kadhafi bombardée en mille morceaux. Une habitante de la ville
est citée. « Ils nous bombardent, des femmes et des enfants
sont en train de mourrir ».
Le soutien accordé pendant des semaines à des
attaques pareilles a clairement outrepassé l'autorisation du recours
à la force. Ce soutien était donc contraire au droit
international positif. Ce qui nous intéresse davantage est la
possibilité pour le Conseil de sécurité d'autoriser de
telles interventions. La norme qui est souvent évoquée s'appelle
« la responsabilité à protéger »81.
Celle-ci n'est pas une norme obligatoire du droit international mais un
principe éthique en évolution progressive. En tant que telle,
elle établit un devoir positif d'assurer la sécurité et la
protection. De tels devoirs différents de devoirs négatifs, ou
interdictions, dans la mesure où ils ne sont pas définis en
termes de leur contenu. Ces devoirs peuvent être remplis de
différentes façons. Lesquelles de celles-ci seront
appropriées, autorisées ou nécessaires. Cela dépend
des circonstances particulières de chaque cas, des possibilités
factuelles de ceux auxquels incombe le devoir, ainsi que de leurs limites
juridiques.
Par conséquent, le principe d'une responsabilité
à protéger « peut résoudre la question de la
légalité de la guerre seulement par référence aux
circonstances particulières. Seul, il ne peut pas le faire. Ce n'est pas
principalement une question de droit international positif, mais plutôt
une question de principes juridiques fondamentaux.
Voici le point de départ : les solutions violentes et
juridiques à des conflits sont mutuellement exclusives. C'est la raison
pour laquelle tout droit commence avec une interdiction fondamentale du recours
à la force.
Bien évident, il y aura des exceptions à cette
interdiction de principe. Mais ces exceptions doivent être juridiques,
elles aussi. Elles doivent elles-mêmes contribué à garantir
le principe fondamental de tout droit, celui de l'interdiction de la violence.
Ces exceptions ne peuvent donc remplir cette fonction si elles sont des
autorisations illimitées de recours à la
81 P.MICHELETTI, Vingt ans de guerre juste,
éd Presses universitaires de Grenoble, Paris, 2011, p.2
force ; elles ne peuvent le faire que si elles sont
définies avec exactitude afin d'empêcher la force illégale
des tiers.
Pour l'Etat comme garant de l'égalité des droits
de tous, ces mesures coercitives doivent naturellement être
variées. Mais pour les sujets de droit, qui sont, eux, sur le
méme pied d'égalité, elles existent exclusivement comme
des mesures d'urgence.
Le droit international est constitué des traités
et pratiques entre les Etats comme sujet de droit sur un méme pied
d'égalité. Comme cela est le cas entre le sujet de droit à
l'intérieur d'un Etat (les individus) les autorisations de recours
à la force peuvent être fondées seulement comme des droits
exceptionnels. Un droit général à la guerre est
conceptuellement exclu : c'est une contradiction dans les termes.
Ces règles incombent aussi au Conseil de
sécurité des Nations Unies. Ce critère, qui pose des
limites et qui est conceptuellement bien fondé, est valable aussi, et de
façon impérative, quand il s'agit de savoir quelles limites le
Conseil de sécurité obligé de respecter quand il agit
selon l'article 42 de la charte de l'ONU. Il ne s'agit pas de connaître
la pratique du Conseil mais bien la norme : même si le Conseil de
sécurité baissait de façon permanente le niveau requis
pour l'autorisation du recours à la force entre sujets égaux, et
même si les Etats acceptaient une telle pratique au mieux, il existerait
d'après John Rawls, « Un modus vivendi, un équilibre stable
de puissances seulement provisoire ».
Le recours à la force pour les buts humanitaires dans
le cadre de la responsabilité à protéger a besoin de la
légalité dans deux perspectives fondamentales par rapport
à la souveraineté de l'Etat ciblé et par rapport aux
personnes menacées par la violence.
La souveraineté, c'est l'autodétermination.
C'est le droit de se constituer et de se défendre contre des attaques
extérieures. Comme droit d'autodéfense, la souveraineté
constitue l'existence légale d'un Etat. Elle est par conséquent,
une condition de son rapport juridique avec d'autres Etatscelle de leur
égalité comme sujets de droit.
Mais la souveraineté étatique, à la
différence de l'autonomie de l'individu, n'est pas une fin en soi. Elle
dérive de la légitimation de l'Etat par ses citoyens. Seul un
Etat qui est légitime, au moins pour la plupart, peut avec raison
affirmer sa souveraineté y compris contre d'autres Etats.
C'est dans ce contexte qu'il devient possible de
définir plus clairement la base matérielle d'une autorisation
à intervenir : le critère serait celui d'une violation massive du
droit international par un Etat agissant contre ses propres citoyens. Un Etat
qui commettrait de tels crimes contre sa propre population ne remplit plus la
tâche fondamentale qui seule puisse le légitimer comme un ordre
juridique contraignant. Il perd sa légitimité et ainsi sa
souveraineté, y compris vers l'extérieur. Des exemples sont
l'Allemagne nazie ou le Rwanda sous le régime des Hutus. Ces Etats ne
peuvent plus s'affirmer contre une intervention de la part d'autres Etats dont
le but est d'accorder l'aide en urgence. Des tels crimes représentent
bien une menace à la sécurité internationale car ils sont
une violation de la norme universelle qui légitime les Etats.
Ainsi, un Etat qui est illégitime selon le droit
international, les autres Etats n'ont plus aucun devoir de respecter sa
souveraineté. En revanche leurs devoirs juridiques et éthiques
à l'égard de la totalité de la population de cet Etat
restent inchangés, y compris à l'égard de ceux qui
s'opposent à l'intervention. Le recours à la force pour la
protection des uns doit trouver sa limite quelque part dans les coûts en
termes de vie et de souffrance des autres, surtout si ceux-ci ne participent
pas aux combats. Dans le droit de la guerre, d'ailleurs, il y a de nombreux
problèmes non résolus, surtout ceux de la justification des
« victimes collatérales ».
Pour conclure cette section, quelques remarques sur la
situation qui a existé en Libye avant l'intervention sont à
signaler. « La rapport onusien du groupe de personnalités de haut
niveau, intitulé [un monde plus sûr : notre affaire à
tous], et publié en 2004, a conclu que le recours à la force
militaire peut éventuellement être légitime si 1) la
gravité de la menace est réelle, 2) si le motif est
légitime, 3) en dernier ressort, 4) selon le
caractère proportionné des moyens et 5) selon la
mise en balance des conséquences, c'est-à-dire si l'action sera
plus bénéfique que l'inaction »82.
Si nous regardons la situation en Libye avant l'intervention,
il est évident que tout au plus le second critère a
été rempli, celui du motif légitime. Je crois par contre
que les autres critères ont été violés sans
exception. Nous étions bien loin d'un génocide ou de crime contre
l'humanité selon l'article 7 du statut de la cour pénale
internationale. « Il est opportun, en effet, de jeter un regard sur la
mise en balance des conséquences : selon les rebelles, 50.000 personnes
auraient trouvé la mort depuis le début du soulèvement
contre Kadhafi. Le secrétaire général de l'OTAN,
André Fogh Rasmussen, a déclaré que l'opération en
Libye était l'opération la mieux réussie de l'OTAN
»83. Je ne peux pas m'empêcher de croire que cette
affirmation relève du cynisme pur.
Ainsi, le temps est pour nous de voir les exceptions au principe
de non-intervention.
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