Chapitre III : La physionomie du crime
Avec ce nouveau chapitre rapprochons-nous de la scène
du crime et des éléments qui en constituent l'organisation
spatio-temporelle. L'agression est bien souvent le résultat d'une
multitude de facteurs, y compris sociaux, qui règnent dans
l'Indre-et-Loire républicaine. Bien que cette partie fasse la part belle
aux composantes de nature extérieure a l'humain, il faut sans cesse les
combiner avec les réalités contextuelles afin d'obtenir un
tableau qui ait un sens autre que quantitatif. En premier lieu, abordons les
problèmes géographiques.
Un crime urbain ou rural ?
Cette problématique est déjà très
présente dans les esprits instruits de la seconde moitié du
XIXème siècle. Qu'ils soient hommes politiques,
légistes ou encore hygiénistes, tous se désolent de la
dépravation des moeurs qu'on impute a la révolution industrielle
et a l'accroissement rapide de la population urbaine. L'apport de la
criminologie a partir des années 1880 va dans ce sens : deux tendances
s'affrontent, une qui estime que le crime est lié a l'influence du
milieu, l'autre qui parle de « criminels-nés »553.
La première est celle qui nous intéresse ici. L'afflux toujours
croissant de migrants dans ces zones entraîne l'émergence d'une
nouvelle pauvreté, qui apparaît indissociable de la
délinquance et de la criminalité554. Dès
l'année 1860, le garde des Sceaux en fait l'amère
constatation555 :
« Cet accroissement déplorable du nombre de crimes
contre les moeurs, que nous verrons plus loin se produire également dans
le nombre de délits de la même nature, est, sans nul doute, la
conséquence des développements de notre industrie et de
l'agglomération, qu'elle amène dans les ateliers, d'ouvriers des
deux sexes et de tout âge en contact permanent. »
Sa remarque reste en adéquation avec les
décennies suivantes : entre 1876 et 1880, les viols et attentats
à la pudeur commis sur des enfants se produisent à 44% dans les
villes, alors qu'elles n'abritent qu'à peine un tiers de la
population556. En Indre-et-Loire cette proportion est bien plus
nette en faveur du monde rural, puisque les attentats en ville ne
553 FREDJ (2009), p. 269.
554 Ibid., p. 169.
555Compte général, année
1860 (1862), p. IX. 556 CHESNAIS (1981), p. 160.
représentent que 38% des cas557. Mais il ne
faut pas oublier que les ruraux constituent en 1881 plus des trois-quarts de la
population du département. Aussi ils sont sousreprésentés
dans les crimes sexuels sur enfants, assez largement même.
Pour en revenir à la remarque du garde des Sceaux, elle
concerne les crimes sexuels en général, car dans notre corpus
nous n'avons trouvé aucune trace d'enfant abusé dans un atelier
ou une usine. Du reste dans aucun dossier on ne parle d'un petit garçon
ou d'une petite fille qui travaillerait dans ce type d'établissement. De
fait, l'Indre-et-Loire est encore a la fin du siècle un
département empreint d'une assez forte ruralité, et
échappe aux affres de l'industrialisation a grande
vitesse558. La terre est divisée en étroites et
nombreuses parcelles, sauf dans le Lochois, très pauvre, où
règne la grande propriété559. La moitié
de la superficie du département est dévolue a l'agriculture, sa
principale richesse560.
557 Soyons clairs, il est difficile de savoir quelles sont
à la fin du XIXème siècle les critères
retenus pour différencier les deux catégories d'habitat. Le garde
des Sceaux énonce en 1880 un chiffre de 2 000 habitants, mais dans les
fiches de renseignements de justice, la limite apparaît bien plus floue.
Par exemple la ville de Richelieu est considérée comme urbaine
avec ses 2 364 habitants, alors que Saint-Cyr-sur-Loire n'en fait pas partie
malgré ses 2 419 résidents. Il semble que les communes
désignées dans les dossiers comme étant urbaines sont un
peu plus peuplées que celles qui relèvent aujourd'hui de cette
même classe - une ville compte au minimum 2 000 habitants. On peut donc
porter une estimation autour de 2 500 résidents, toutefois si la commune
est située dans l'agglomération tourangelle, même
au-dessous de ce seuil elle est qualifiée d'urbaine.
558 Lors du recensement de 1882, l'Indre-et-Loire compte
cinquante-quatre habitants au kilomètre carré, quand sur
l'ensemble du territoire on en dénombre soixante-et-onze. Toutefois ses
communes sont un peu plus peuplées qu'au niveau national, avec 1 167
habitants en moyenne, contre 1 044.
559 VANDERPOOTEN (2005), p. 37.
560 René COURSAULT, Les traditions populaires en
Touraine : leur évolution au cours des siècles, Paris,
Maisonneuve et Larose, 1976, p.48.
Pour aller dans le vif du sujet, voici la répartition
des crimes a l'échelle du département561. En toute
logique, l'agglomération tourangelle concentre une majeure partie des
attentats. L'arrondissement qui l'englobe est naturellement le plus
touché, avec 60% des cas recensés, contre près de 28% pour
celui de Chinon, et seulement 12% pour le Lochois. Ces chiffres ne suivent pas
tout à fait la logique de la concentration de population promue par le
garde des Sceaux quelques décennies plus tôt562. En
effet, si les proportions correspondent a peu près pour l'arrondissement
de Tours, qui concentre 57% des
561 Expliquons brièvement la méthodologie
employée : pour chaque dossier nous avons recensé la ou les
communes où se sont déroulés les évènements.
Bien sûr il existe des affaires dans lesquels il y a eu un seul attentat,
d'autres oü il y en a eu plusieurs. Nous les avons comptabilisés
à part égale, ce qui signifie que ce ne sont pas les actes qui
apparaissent dans ces chiffres, mais les affaires associées.
562 Tous les chiffres concernant les populations sont issus du
recensement de 1891.
habitants du département, en revanche il y a une
surreprésentation du Chinonais et une sous-représentation du
Lochois563.
Il est difficile d'identifier les raisons a l'origine des
évolutions temporelles toutes sauf linéaires entre milieux rural
et urbain. Pour la première période quinquennale de 1880 à
1884, les crimes a la campagne sont plus de deux fois plus nombreux qu'à
la ville. Cette constatation est identique pour la période 1890-1894,
mais sans être inversée bien entendu, elle n'est pas du tout la
même pour les deux autres : les crimes ruraux représentent
seulement 51% du total entre 1885 et 1889, et 57% pour la période allant
de 1895 à 1899.
Pour se rapprocher de l'échelle microscopique, voyons
quels sont les cantons les plus touchés. Les divers cantons de
l'agglomération tourangelle dominent ce sinistre classement, devant
celui de Chinon, et celui d'Amboise. Plus intéressante est la
hiérarchie a l'échelle des communes564. La plus grande
partie des actes criminels est accomplie dans les gros bourgs, près d'un
sur trois pour être plus précis. Les grandes villes n'apparaissent
qu'en quatrième position, avec plus de 18% des faits, les moins
concernés étant les petits villages, avec un peu plus de 8% des
agressions. Ces statistiques ne sont pas tellement significatives si on ne les
compare pas aux données démographiques. En effet leur
interprétation change radicalement, et l'ont voit que les petits
villages sont au contraire surreprésentés dans la
criminalité sexuelle, signe de la dominante rurale de celle-ci en
Touraine565.
En revanche, cette hiérarchie est bouleversée
lorsque l'on regarde le nombre de victimes par affaire. Sur l'ensemble du
département, la moyenne s'établit a près de deux
par jugement. Les zones urbaines sont bien au-dessus de celle-ci, et les
trois préfectures
563 L'arrondissement de Chinon comprend 24% des habitants du
département, contre près de 19% pour celui de Loches. Pour mieux
apprécier l'importance des différences, nous avons
utilisés des ratios, qui sont les suivants : 1,05 pour l'arrondissement
de Tours, 1,17 pour celui de Chinon, contre 0,63 pour celui de Loches.
564 Pour établir le classement suivant, nous avons
utilisé les classes suivantes : petit village (moins de 500 habitants),
village moyen (entre 500 et 1 000), gros bourg (entre 1 000 et 2 000), petite
ville (entre 2 000 et 5 000), et enfin grande ville (plus de 5 000).
565 Prenons pour exemple ces mêmes petits villages : 8,3%
des agressions, mais seulement 2,6% de la population totale des communes
touchées par des viols ou attentats a la pudeur. A l'inverse, les
grandes villes qui représentent 18,6% des crimes sexuels, regroupent
tout de même 38,5% du total des habitants.
frôlent même le chiffre de deux victimes et demi
par affaire566. Ces différences notables posent
inévitablement la question de la dénonciation, ou plus exactement
de la célérité de celle-ci.
En 1836, le chroniqueur de la Gazette des tribunaux
s'étonne qu'à la ville les auteurs d'attentats a la pudeur sur
mineurs soient si vite arrêtés, quand ceux de la campagne ont
plusieurs années devant eux avant que cela ne
s'ébruite567. En Touraine, la situation est inverse, puisque
les dénonciations aux autorités se font en moyenne autour de
dix-sept jours à peine en zone rurale, contre vingt jours en milieu
urbain568. De la même manière, plus de trois quarts des
dénonciations rapides, c'est-à-dire le jour de l'attentat ou le
lendemain, se font à la campagne. Afin de pondérer cette remarque
il faut préciser que les sept dossiers de viol ou tentative qui sont
jugés comme tels ont tous eu pour théâtre le milieu rural.
Et dans les affaires de ce type, la dénonciation est bien plus rapide,
dans presque tous les cas elle se fait immédiatement. En
conséquence de quoi, sous réserve d'une évolution dans le
temps puisque la période étudiée est plus d'un
demi-siècle postérieure a l'affirmation citée
précédemment, on peut avancer l'hypothèse que la Touraine
est l'exception qui confirme la règle. Toutefois il faut apporter un
bémol à cette constatation, car à Tours les
dénonciations sont bien plus rapides que dans les autres communes
urbaines du département : elles se font en moyenne entre douze et treize
jours.
Pour ce qui est des chiffres a l'échelle des communes,
évidemment Tours est la ville la plus touchée par le
phénomène. Mais son exemple contredit toutefois l'affirmation du
garde des Sceaux : elle regroupe 13% des agressions quant elle rassemble 18%
des habitants du département. Pour la défense de l'homme
d'État, il faut savoir que la ville ne s'est pas convertie comme tant
d'autres a l'industrialisation a grande échelle. De plus, les affaires
qui ont Tours pour théâtre se situent dans en majorité sur
les grandes artères comme le boulevard Béranger, les quais de
Loire ou encore la place du Palais, c'est-à-dire loin des bouges
ouvriers, s'il en est. On aurait pu croire que la violence se serait
déplacée vers les faubourgs de la cité, mais il n'en est
rien. Bien au contraire, des communes
566 Contre 1,62 pour les communes de moins de 500 habitants.
567 ARON, KEMPF (1978), p. 105.
568 Ces estimations ont été faites uniquement
lorsque la date de la première agression et celle de la
dénonciation à une quelconque autorité -
gendarmerie, maire etc. - ont pu être à peu près
identifiées.
comme Saint-Symphorien, La Riche ou Saint-Pierre-des-Corps
ont, au regard de la population qui est la leur, un faible taux de
criminalité sexuelle envers les enfants. Ceci est encore plus
véridique dans le sud-est du département, à Loches. La
ville, pourtant la troisième de Touraine en termes de population, compte
seulement un cas d'attentat a la pudeur.
A contrario, il est des villes ou la situation est
inversée. Les exemples les plus frappants sont Chinon et Luynes : alors
que la sous-préfecture compte dix fois moins d'habitants que Tours, elle
ne compte qu'un peu plus de trois fois moins de crimes. Quant à la
commune ligérienne, ses statistiques restent inexplicables : cinq
affaires, soit quatre fois moins que Tours, pour à peine 2 000
âmes, soit plus de trente fois moins que la préfecture. Il faut
savoir accepter que certaines choses n'aient pas nécessairement une
explication...
Enfin, dernier niveau d'appréciation : les lieux du
crime. Bien entendu, il faut garder à l'esprit qu'ils sont fortement
dictés par l'espace, rural ou urbain, dans lequel l'attentat est
perpétré569. Première constatation, en phase
avec le caractère naturellement empreint d'insouciance des enfants, la
propriété de l'agresseur représente un tiers des
scènes de crime. Elle est de loin l'endroit préféré
de ces derniers, puisque les suivants tournent a plus ou moins un crime sur dix
: école, rue, route ou encore chemin570, puis champ, enfin
propriété commune a l'agresseur et a la victime - dans les cas
d'inceste, donc. Moins courants, le lieu de travail de l'accusé qui
compte 8% des agressions, puis la propriété des parents de la
victime, à 6,5%. Enfin, près de 4% des crimes ont pour
théâtre bucolique un bois, près de 3% la
propriété d'une tierce personne, et plus de 2% une
église571.
Première constatation, la majorité des attentats
ont lieu dans un endroit clos, a l'abri des regards indiscrets. Pourtant, force
est de constater que cela n'empêche pas les flagrants délits, au
contraire, cela semble même attirer l'attention. Nous l'avons dit,
nombreux sont les voisins ou les membres de la famille qui viennent voir ou
entendre ce qui se
569 De la même manière que
précédemment, il est possible d'avoir plusieurs lieux de crime
pour une même victime, et nous n'avons pas pris en compte la
répétition de ceux-ci. Que la victime ait été
agressée dix fois chez elle et une fois dans la rue, les deux lieux sont
comptabilisés à part égale.
570 Dans la quasi-totalité des cas, l'agression se termine
dans un fossé.
571La représentativité de ce
classement souffre pourtant d'un aspect dû a la particularité de
l'école, qui concentre un plus grand nombre de victimes pour une
même affaire. En effet, on dénombre près de six enfants par
dossier. Le même problème se retrouve pour les églises,
avec trois victimes et demi par dossier.
passe. L'extérieur est finalement beaucoup moins
imprudent pour les agresseurs sexuels, puisqu'ils peuvent y rencontrer la
jeunesse dans un cadre a priori insoupçonnable. Il y a bien des
hommes qui rôdent dans les chemins comme les chiens dans la lande, mais
la plupart du temps les enfants représentent un bon auxiliaire de
travail, si bien qu'on n'hésite pas a leur demander une petite aide.
L'image d'un homme aux côtés d'un enfant seul dans un champ ou sur
un chemin est commune et n'incite pas a la suspicion comme lorsqu'ils sont dans
un lieu fermé. Il n'est donc pas étonnant que cela se traduise
par une plus grande répétition des crimes dans les campagnes. Le
laps de temps nécessaire à la dénonciation y est donc plus
rapide, mais durant celui-ci l'agresseur a eu le temps de commettre bien plus
d'outrages qu'à la ville.
En somme, la complexité du sujet qui apparaît au
vu des statistiques incite à la prudence quant aux conclusions à
en tirer, à la différence de ce que fait le garde des Sceaux en
1836. Vigarello expose un point de vue qui, sans renier celui du ministre,
accorde une plus grande valeur aux mécanismes postérieurs a
l'agression qu'à ceux qui pourraient en être a l'origine. Ainsi,
il explique la très forte augmentation de ces procédures dans les
grandes villes non par une dépravation de celle-ci, mais par une
évolution des mentalités. L'amélioration du statut de
l'enfant et de son image seraient a l'origine d'une plus grande propension
à dénoncer les crimes qui les touchent572.
Il ne faut pas non plus oublier de mentionner certaines
distinctions ayant trait aux mentalités et aux moeurs. Par exemple, la
prostitution est bien moins répandue en milieu rural573. Elle
n'y joue pas son rôle d' « égout séminal ~, comme
l'appelle élégamment un docteur de la fin du
XIXème siècle574. En Indre-et-Loire elle
semble, du moins à travers les dossiers de procédure, être
l'apanage presque exclusif de Tours. Cette observation est corroborée
par Alain Corbin qui note qu'elle se développe, a partir des
années 1860, grâce a la croissance démographique et a
l'enrichissement de la bourgeoisie575. Toutefois on découvre
des hommes prêts à faire plusieurs dizaines de kilomètres
depuis leur village pour aller fréquenter les prostituées
tourangelles, signe que la clientèle n'est pas
572 VIGARELLO (1998), p. 179.
573 FARCY (2004), p. 103.
574 Robert MUCHEMBLED, L'orgasme et l'Occident : une histoire
du plaisir du XVIème siècle à nos fours,
Paris, Seuil, 2005, p. 236.
575 CORBIN (1978), p. 285.
forcément exclusivement urbaine. Pierre Allain habite
Amboise, une cité de près de 4 500 habitants, et n'hésite
pas a parcourir les trente kilomètres qui le séparent de la
préfecture tourangelle pour assouvir ses envies576. Il peut
également y avoir un facteur d'attitude qui influe localement.
D'après René Coursault, les habitants du nord du
département, qui jouxtent le Maine, le Perche et le Vendômois,
sont d'humeur procédurière577. A l'échelle des
quelques affaires criminelles de ces cantons que nous avons traités,
cette remarque ne trouve pas forcément un écho, mais elle
illustre bien combien il faut se méfier de conclusions basées
uniquement sur les statistiques.
A défaut d'enseignements indiscutables, il faut bien
émettre des hypothèses. La première, nous l'avons
évoquée au début de cette partie, concerne
l'activité de la préfecture tourangelle, tournée
principalement vers l'imprimerie et l'artisanat, via le compagnonnage.
La cité n'est pas orientée comme beaucoup d'autre vers
l'industrie a grande échelle, ce qui la préserve de la
paupérisation galopante de sa population, symptôme de la
montée de la criminalité selon les contemporains de
l'époque. Plus difficile en revanche d'expliquer les
inégalités entre le Chinonais et le Lochois. Ici aussi les
suppositions se tournent vers l'économie : le sud-est de la Touraine est
pauvre, et empreint d'une forte tradition paysanne. On peut envisager la
possibilité d'une moindre propension à la dénonciation,
accompagnée d'un plus grand nombre de règlements
infrajudiciaires. Changeons à présent de dimension pour nous
attacher à la temporalité des attentats.
Saisons, jours, heures : au mauvais endroit, au mauvais
moment
Il est de coutume d'employer cette expression pour illustrer
la malchance, cependant les dossiers de crimes sexuels montrent bien combien de
nombreuses scènes de crime sont tout sauf le fruit du hasard. De toutes
manières, la vie quotidienne de la fin du XIXème siècle
laisse peu de place a l'incertitude, les existences de chacun sont
rôdées, et si on ne peut pas aller jusqu'à parler de
destin, on peut en souligner l'aspect cloisonné -
576 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.
577 COURSAULT (1976), p. 55.
certes de moins en moins578. Toutefois cette
vérité si elle en est une, s'applique principalement, si ce n'est
exclusivement, au domaine rural.
Mais stoppons ces digressions et recentrons-nous sur le sujet.
Tout d'abord, reprenons une proportion exposée
précédemment, celle des attentats commis en milieu rural, et en
zone urbaine. On estime que près de trois crimes sur cinq sont commis
à la campagne, contre deux sur cinq dans une commune urbaine. Cette
répartition est importante car le rythme de vie n'est bien sûr pas
le même dans les deux catégories énoncées, les
saisons n'ont pas la même signification, de même que les jours et
les heures.
Sans surprise, la majorité des attentats ont lieu
pendant les saisons chaudes, à savoir le printemps et
l'été. La première concentre 36% des crimes de cette
espèce, contre 26% a la seconde. Les saisons froides sont en retrait,
avec 21% pour l'hiver et près de 14% pour l'automne. Le mois le plus
dangereux, si l'on ose dire, est celui de juin, avec près de 17% des
affaires annuelles. Le moins périlleux est celui de novembre, avec
à peine 4% des cas.
Quels sont les jours les plus propices à une attaque ?
Les différences au cours de la semaine sont très fortes, puisque
le dimanche apparaît comme le jour où le plus d'attentats sont
commis, avec plus d'un tiers du total579. Bien sûr, c'est un
jour chômé pour les enfants, tout comme le jeudi580.
Une petite fille le souligne : « Il m'invitait d'aller le trouver le jeudi
parce que les autres jours je vais en classe »581. Toutefois,
si on compare ces deux jours non travaillés, on remarque un curieux
déséquilibre : le jeudi représente seulement 13% des cas.
Comment expliquer ce décalage ? En fait, tout dépend d'un
paramètre, celui de l'activité de l'enfant au moment oü il
est agressé. La majorité de ceux-ci ne travaillent pas au moment
de leur agression. On peut alors se risquer à une hypothèse : les
enfants sont plus de sortie le dimanche, par exemple pour
578 Deux exemples : Le choix du conjoint se fait dans le domaine
d'appartenance sociale, et souvent parmi les gens du coin. De même, les
mariages consanguins représentent au XIXème
siècle, dans le Loir-et-Cher certes, plus de 3,5% des cas - 5 à
6% parfois selon les années. (FARCY (2004), p. 68-70).
579 Il n'apparaît pas significatif de mentionner les
pourcentages pour les autres jours de la semaine. En effet la majorité
des témoins n'en parlent pas, ou quand elle le fait elle y ajoute une
date qui ne correspond pas sans le calendrier, aussi nous ne les avons pas
comptabilisés. Ainsi, l'échantillon se trouve réduit, et
le vendredi n'a aucun cas associé.
580 Depuis une loi de 1880, ce n'est plus vrai pour les
travailleurs, enfants y compris. On peut parler de jour chômé
« facultatif », car nombreux sont ceux qui malgré tout
continuent de ne pas travailler le dimanche. Pour parler dans une optique
purement scolaire, et qui concerne donc ici tous les enfants, cela reste un
jour de repos.
581 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon.
aller à la messe. Mais la foule a parfois ses
inconvénients, comme pour l'agresseur de deux petites citadines, a l'une
desquelles il a dit : « Je tâcherai de te revoir dans la semaine,
car ce serait plus commode qu'aujourd'hui dimanche a cause du monde
»582.
De la même manière, il existe des variations au
cours de la journée, puisque c'est dans l'après-midi que l'on
commet le plus de crimes de cette espèce, par heure583.
Ensuite arrive le midi, la soirée et le matin, la nuit ne
représentant qu'une infime partie des cas, sauf dans les affaires
d'inceste584. Pour être plus précis, les deux
périodes les plus sensibles sont entre 10h et 11h, avec pas moins de 29%
des cas recensés, juste devant 17h-18h à hauteur de 26% du total.
Pour la seconde l'explication est simple : les enfants quittent l'école
a 16h, mais certains restent en étude, qui dure jusqu'à
18h585.D'autres ont beaucoup de chemin à parcourir pour
rentrer chez eux, comme cette enfant de sept ans qui doit marcher six
kilomètres pour rejoindre la ferme de ses parents, et qui se fait violer
aux alentours de 17h30586. Un autre paramètre entre en jeu,
celui des courses. Nous aurons l'occasion d'en reparler, les enfants ont pour
habitude d'aller faire de petites commissions pour leurs parents ou leurs
voisins, le plus souvent en rentrant de l'école. Soit ils se font
attaquer sur le chemin, soit chez le commerçant, soit chez celui qui
leur a confié la petite mission. Plus difficile est d'expliquer le
premier horaire, puisque les enfants ne sortent de l'école pour aller
manger qu'à 11h. Il semblerait, en recoupant les données, que la
cause soit a chercher dans l'absentéisme scolaire. En effet, pour tous
les cas où nous avons pu effectuer ces recoupements, les agressions ont
eu lieu des jours où les enfants étaient censés être
en classe.
Aux raisons que nous venons d'évoquer, il en existe
d'autres, rassemblées en deux catégories. La première suit
la logique naturelle : les enfants sortent moins l'hiver, et surtout les
journées sont plus courtes, rendant les possibilités moins
nombreuses. L'activité se fait plus rare dans les champs et les
prés, ce qui rend moins fréquents les contacts entre les hommes
au travail et les enfants. On pourrait également évoquer une
582 ADI&L, 2U, 610, affaire Fontaine.
583 Pour effectuer notre classification, nous avons pris les
périodes suivantes : matin (6h-11h), midi (11h-14h), après-midi
(14h-19h), soirée (19h-22h), enfin la nuit (22h-6h). Afin
d'éviter que les plus longues amplitudes de certaines ne faussent les
résultats, nous avons divisé leur total par le nombre d'heures
qu'elles comprennent.
584 Deux des trois cas nocturnes que nous avons rencontrés
ont été le fait d'incestes.
585 ADI&L, 2U, 748, affaire Lendemain.
586 ADI&L, 2U, 721, affaire Cosson.
origine plus scientifique : l'influence des beaux jours sur la
libido - bien que cette thèse soit toujours en discussion aujourd'hui.
Plus difficile a évaluer, l'influence des variations vestimentaires. Les
petites filles font presque toujours la même description de leur tenue
vestimentaire : chemise, robe et incontournables jupons pour la belle saison,
et pour l'hiver, le pantalon, qui peut être ouvert ou fermé,
remplace la robe. Mais comme jamais aucun accusé n'évoque cette
raison, il est impossible de dire si l'habillement plus léger de la
belle saison a pu influencer visuellement les pulsions sexuelles masculines.
Deuxième raison, le calendrier scolaire, ou pour
être plus près de la réalité, de travail. Les
enfants vont en théorie a l'école du 1er octobre au 14
juillet587. En théorie car dans les faits ce programme n'est
pas vraiment respecté, surtout a la campagne. Les lois sur le travail
des enfants de 1841, 1851 et 1893 n'ont pas l'effet escompté, car
parents et employeurs y trouvent leur compte588. La majorité
des enfants vont irrégulièrement à l'école, souvent
les quelques mois d'hiver, et l'abandonnent autour de sept ou huit ans pour
devenir berger ou petit domestique à tout faire dans les fermes
voisines589. Dans les familles les plus pauvres, les jeunes filles
participent aux migrations saisonnières, partant pour six mois dans une
ferme590. Dans les foyers mieux lotis de la moyenne paysannerie, les
jeunes filles s'occupent l'été de cueillir des fleurs et des
fruits591.
Sans aller jusqu'à ces extrémités,
beaucoup d'enfants sont chargés de tâches diverses le matin, le
midi et après 16h, le jeudi après-midi ainsi que pendant les
vacances d'été592. On l'aura compris, en dehors des
heures d'école les enfants n'ont pas toujours le temps de flâner.
Leurs différentes activités les amènent à croiser
des adultes, la plupart du temps lorsqu'ils travaillent aux champs ou font des
commissions. Ces dernières occupations sont centrales dans les affaires
de moeurs concernant les enfants, et de là naissent certaines des
distinctions entre crimes urbain et rural.
-o-o-o-
587 VANDERPOOTEN (2005), p. 218.
588 CHARLE (1991), p. 289.
589 FARCY (2004), p. 13.
590Ibid., p. 24. 591Ibid., p.
21. 592Ibid., p. 25.
Nous avons pu percevoir les nombreuses subtilités
locales qui influent sur le jugement a l'échelle du département.
Cette complexité naît de l'importante disproportion
démographique entre l'agglomération tourangelle et le reste de la
Touraine. Le manque d'unité a cette échelle est toutefois
compensé par une certaine homogénéité au niveau des
mentalités, le département restant dans l'ensemble très
inscrit dans la culture rurale de la paysannerie et de l'artisanat. Cette
constatation se ressent dans les chiffres qui illustrent la répartition
de la criminalité sexuelle vis-à-vis des enfants. Contrairement
à l'ensemble du territoire français, c'est la Touraine rurale qui
est majoritairement touchée par le phénomène.
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