Chapitre II : Protection de la victime ou de sa propre
tranquillité ?
« *...+ Il y a des atteintes a l'honneur, qui sont plus
redoutées que les atteintes a la vie. »431
Le code pénal assure la répression d'un acte
mais celle-ci apparaît éloignée des préoccupations
quotidiennes de la population. Celles-ci vont plutôt aux protagonistes de
l'affaire, la victime comme l'accusé. A ceci près que par son
jeune âge, l'enfant abusé doit être protégé de
l'extérieur afin de prévenir les retombées néfastes
qu'ont régulièrement ce genre de procès.
La peur d'une « double peine » :
stratégies de défense de l'honneur de la victime
Le sentiment de culpabilité et de honte est
inhérent à ce genre de crime, mais il est d'une ampleur bien plus
conséquente lorsqu'il est placé dans le contexte de la
communauté, souvent villageoise. Ainsi, les trois termes qui reviennent
le plus souvent pour expliquer les réticences des parents à
porter plainte sont, par ordre de récurrence : la honte, le scandale, et
enfin l'honneur de la victime. Ambroise-Rendu donne une excellente
définition de ces craintes : « Dénoncer c'est donner une
consistance, verbale d'abord, judiciaire ensuite, a un évènement
souvent furtif et dont les enfants et parents peuvent espérer qu'il
sombrera dans la trappe de l'oubli. C'est exposer la victime au
déshonneur, à la honte, à la suspicion et parfois
même a l'opprobre »432. On craint donc que l'enfant soit
non seulement victime du crime, mais également de la situation qui en
découle. Qui plus est celle-ci est logiquement bien plus longue que la
première. Une des nombreuses particularités des crimes sexuels
consiste dans le fait qu'ils sont bien plus nuisibles a la réputation de
la victime qu'à celle de l'agresseur433. « *...+
Ça ne vous
431 Alfred BERTAULD, Cours de code pénal et
leçons de législation criminelle (2ème
édition), Paris, Cosse et Marchal, 1864, p. 349.
432 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 79.
433 Marie-Thérèse COENEN, Corps de femmes :
sexualité et contrôle social, Bruxelles, De Boeck et Larcier,
2002, p.74.
avantagerait pas beaucoup », déclare à la
victime un maire arrangeant qui conseille de régler l'affaire a
l'amiable434.
Cette notoriété malheureuse peut mettre en
péril l'avenir de la jeune fille, car elle sera immanquablement un frein
à la rencontre du futur mari. Si bien qu'il n'est pas rare de voir les
victimes s'en aller de leur propre chef, souvent en s'engageant comme
domestique dans une grande ville, afin d'éviter d'avoir a subir toute
leur vie les conséquences d'un fait dont elles ne sont pas a
blâmer. Les victimes n'en sont pas les seules conscientes, le père
d'une jeune fille déclarant n'avoir pas porté plainte par peur
que ces aveux entraînent sa fille à quitter la
commune435. Il a tout de même averti la gendarmerie tout en
demandant de ne pas faire de rapport.
La situation des parents est assez inconfortable, car ce que
la justice considère comme une mesure de protection de l'enfance, a
savoir réprimer les abus sexuels commis sur celle-ci, ils ne la
partagent pas forcément. Naturellement, ils ne conçoivent pas la
portée universelle et préventive qui est celle de la
répression pénale, eux replacent le crime dans son contexte
local. La nécessaire publicité d'un procès va a l'encontre
de la préservation de la réputation de la victime. C'est ce
qu'exprime le gendre d'un suspect, qui se déplace chez les parents d'une
des victimes et leur demande de ne rien dire car selon lui ils auraient autant
de tort que l'accusé436. Réflexion similaire chez une
mère qui avoue avoir été contrariée par le fait que
les gendarmes aient été interroger sa fille a l'école :
elle a eu peur qu'on croit que son enfant avait fait quelque chose de
répréhensible437. La peur de ces néfastes
retombées pousse les parents à exiger le silence de la part de
leurs enfants abusés, et il faut alors la perspicacité des
gendarmes pour repérer la manoeuvre. Sans qu'on lui pose la moindre
question, une fillette de quatre ans répond que l'accusé ne l'a
pas touchée438. Le brigadier note alors : « Ces paroles
ne pouvant nous laisser à douter qu'elle avait été victime
d'attouchements, nous lui avons dit que c'était, sans doute, son papa
qui lui avait dit de nous dire cela ~. L'habilité du gendarme encourage
les aveux de
434 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.
435 ADI&L, 2U, 713, affaire Tricoche.
436 ADI&L, 2U, 744, affaire Poirier.
437 ADI&L, 2U, 700, affaire Clisson.
438 ADI&L, 2U, 713, affaire Champigny.
la petite, signe qu'un vocabulaire et une démarche
adaptés aux spécificités de l'enfant est indispensable,
nous aurons l'occasion d'en reparler.
Elle met également en péril les liens de
sociabilité que sont le voisinage ou le village439. Celle-ci
est tellement primordiale qu'une mère regrette que l'affaire se soit
ébruitée, et confie au juge d'instruction : « Je donnerais
bien dix francs pour que cette affaire n'ait pas eu lieu »440.
Dans un seul dossier nous avons la trace d'une mère qui regrette de ne
pas avoir porté plainte plus tôt441. Un
élément toutefois peut faire office de catalyseur en
atténuant les effets négatifs d'un procès, ou plutôt
en les répartissant entre plusieurs victimes : ainsi, une mère ne
s'est décidée a porter plainte que lorsqu'elle a appris
l'existence de deux autres victimes442. Plus leur nombre est
conséquent, plus la population semble les prendre en
considération. Une victime isolée peut entraîner la
suspicion sur sa personne, quand il y en a plusieurs, les soupçons
changent de cible.
En second lieu, les parents ou les maîtres ne portent
pas plainte car l'enfant ne porte pas de traces physiques de l'attentat, ne
ressent aucune douleur, et ne saigne pas. Un maire étend même ses
prérogatives et demande au garde-champêtre d'aller voir si la
victime a des dommages physiques, si elle n'en a pas on laissera l'affaire
tranquille443. Un témoin déclare : « N'ayant
aucune preuve matérielle de ces faits, je n'en ai jamais parlé
* · · ·+ »444. Il est des parents pour
se contenter de soigner l'enfant, le plus souvent avec de la fécule de
pomme de terre445. Nombreux sont les parents à examiner en
premier la jeune victime, mais leur manque de connaissances peut les amener
à un mauvais diagnostic, ne constatant pas de traces de l'agression ils
passent a autre chose. Dans une moindre proportion, ils emmènent leur
enfant chez le médecin le plus proche. Cette confiance dans la science
peut paradoxalement les mener a abandonner l'idée de poursuites en
justice : une mère veut requérir l'avis du praticien,
malheureusement il n'est pas là, alors
439 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 80.
440 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.
441 ADI&L, 2U, 613, affaire Cathelin.
442 ADI&L, 2U, 647, affaire Ligeard. Dans une autre affaire,
c'est la victime qui, apprenant qu'elle n'était pas la seule dans ce
cas, a enfin prévenu sa mère. (ADI&L, 2U, 643, affaire
Ouvrard)
443 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.
444 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.
445 Dans des dossiers différents on trouve mention de
beurre pour les petites filles, et de décoction de guimauve pour les
garçons.
l'affaire ne va pas plus loin pour l'instant446.
Une autre a la malchance de croiser le chemin d'un médecin qui refuse la
victime car sa mère n'a pas de quoi payer la consultation. Il est vrai
que beaucoup de parents veulent être assurés de
l'authenticité des faits, car ils ont peur d'un acquittement qui
entraîne une condamnation aux dépens447.
Les femmes sont victimes de la dépréciation de
leur autorité dans la famille. Selon le code civil, elles doivent
être soumises à leur mari, avec pour conséquence pour
certaines d'entre elles une atrophie de leur capacité à prendre
leurs responsabilités. Cette hésitation peut avoir de lourdes
conséquences dans des affaires où les séquelles physiques
sont une preuve d'importance. Nous avons donc l'exemple de deux femmes qui,
mises au courant des attouchements subis par leur fille, ont pris le parti de
différer leur plainte, attendant l'avis de leur mari parti aux moissons.
L'une d'elle va jusqu'à déclarer : « Sans cela je n'aurais
jamais osé agir moi-même »448. On note qu'elles
semblent attendre de la fermeté de la part de leur mari, plaçant
le destin de leur fille entre les bras d'un mari qui, elles l'espèrent,
saura se montrer viril et a la hauteur. L'une d'elles confie, quelque peu
dépassée par les évènements : « Je me demande
ce que va dire mon mari, absent, en apprenant ce qui vient de se passer
»449.
Les divergences d'attitudes entre les deux sexes, en ce qui
concerne la dénonciation, ne s'arrêtent pas là : dans la
seconde moitié du XIXème siècle, les femmes
sont légèrement plus nombreuses à dénoncer les
faits dont leur enfant a été victime450. En premier
lieu, il faut souligner qu'elles ont un taux d'activité presque deux
fois moindre que celui des hommes451. Cette présence à
la maison ou au milieu de la proche communauté permet de mieux
surveiller les enfants, que ce soient les siens ou ceux des autres. Il est vrai
aussi que la circulation de l'information, en particulier ce qui a trait aux
moeurs, a l'intime, est
446 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.
447 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 79. Le plaignant doit
payer les frais de justice liés a l'instruction, au procès,
etc.
448 ADI&L, 2U, 605, affaire Bailleux.
449 ADI&L, 2U, 713, affaire Tricoche.
450 COENEN (2002), p.76.
451 Claire FREDJ, La France au XIXème
siècle, Paris, Presses universitaires de France, 2009, p. 103. Les
chiffres sont de 67% contre 36%, pour l'année 1911.
plus rapide entre femmes, même s'il s'agit le plus
souvent de « on-dit »452. a La société
traditionnelle confie à la femme la parole sur les sujets personnels,
presque tabous, qui mettent le corps en jeu », affirme Martine
Segalen453. Elles sont en quelque sorte les a gardiennes de la
morale sexuelle » et sont par conséquent plus attentives à
ce qui se dit à ce sujet454. Si elles sont
surreprésentées dans les témoignages, c'est qu'elles se
montrent plus volubiles, complexes mais précises455.
Toutefois, elles privilégient le maire ou le curé, tandis que les
pères se tournent plus naturellement vers les autorités
compétentes, principalement les forces de l'ordre. Dans le
département, nous avons recensé deux fois plus de pères
que de mères allant à la gendarmerie ou la police, et la
situation est exactement inverse quand il s'agit de dénonciations
auprès du maire. Bien que cela n'explique pas ces divergences entre
sexes, il faut souligner que la gendarmerie n'est pas présente dans
l'ensemble des communes françaises. Lors du recensement de 1882, on en
dénombre plus de 36 000, pour environ 21 000 gendarmes, qui est
chargée de la police judiciaire456. Le chiffre est le
même entre les deux parties quand il s'agit d'aller directement au
tribunal. Quant aux pères, ils semblent accorder une plus grande
importance aux gardes-champêtres que ne le font leurs épouses. Ces
derniers, ainsi que les gardes forestiers, sont également chargés
de faire respecter l'ordre, mais dans la théorie ne s'occupent que des
délits et des contraventions de police. Elles ont néanmoins un
avantage que n'ont pas les forces de gendarmerie : depuis une loi de 1795,
chaque commune est dans l'obligation d'être dotée d'un
garde-champêtre457.
La famille de la victime est donc souvent démunie face
à une situation inattendue. Les moeurs, pas vraiment fixés a
cette époque, rendent floue l'action a entreprendre. Mis au courant des
outrages subis par leur fille, un couple décide de a laisser ça
tranquille », ajoutant que si d'aventure le triste sire
recommençait, a ils verraient ce qu'il faudrait faire
»458. La méconnaissance de la justice, de ses avantages
et de ses inconvénients, pousse les parents a s'adresser
préalablement à l'édile ou au curé, voire au
médecin, afin
452 Jean QUÉNIART, a Sexe et témoignage :
sociabilités et solidarités féminines et masculines dans
les témoignages en justice », in Benoît GARNOT (dir.),
Les témoins devant ía justice : une histoire des statuts et
des comportements, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p.
247-255, p. 254.
453 Martine SEGALEN, Mari et femme dans ía
société paysanne, Paris, Flammarion, 1980, p. 151.
454 QUÉNIART, in GARNOT (2003), p. 254.
455 Ibid., p. 249-250.
456 FREDJ (2009), p. 267.
457 Ibid., p. 268.
458 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet.
d'avoir un avis pertinent sur la question. Pour ce qui est des
prêtres, dans les deux cas où la situation s'est
présentée ils ont gardé le secret de la confession. Le
rôle des maires est bien plus trouble, ils ont souvent un rôle de
médiateur entre les deux parties, et encouragent l'indemnisation pour
résoudre les problèmes a l'amiable. Pour nuancer le tableau, il
faut convenir qu'une minorité se refuse a jouer les
intermédiaires et dénonce immédiatement l'affaire a la
justice ou aux forces de l'ordre. Il en existe qui se retrouvent aussi
dépassés que les plaignants et qui demandent l'avis d'un
magistrat. Un autre considère ce genre d'affaire comme relevant avant
tout de la volonté de la famille, et demande à celle-ci s'il peut
envoyer le suspect en justice459. On demande également aux
édiles de sermonner et menacer le suspect - n'oublions pas que le maire
peut déclarer une personne indésirable dans sa commune et l'en
chasser. Il arrive même que les auteurs de crimes et délits contre
les moeurs soient amenés a changer fréquemment de commune
à cause de leur comportement. Mais tous les édiles n'osent pas
sauter le pas, comme en témoigne un gendarme : « Tous les gens du
pays et notamment M. le maire seraient désireux que cet individu
disparaisse du pays * · ·+ »460.
Surtout, ne pas prendre parti
Toutefois, il n'est pas rare que les maires montrent un visage
moins impartial et décident de garder le silence face aux
révélations qu'on leur a faites. L'un d'eux répond en
toute simplicité au juge d'instruction qui lui demande les raisons de
son omission : « J'aurais peut-être dû vous en informer mais
comme personne ne s'est adressé a moi, sachant que l'affaire
était arrangée entre *l'accusé+ et *le grand-père
de la victime] et qu'il n'y avait pas eu de violences, j'en ai gardé le
silence »461. On remarque au passage qu'une nouvelle fois,
l'attentat sans violence n'est pas vu comme un fait d'une grande
gravité. « Ça serait fâcheux pour *l'accusé+ et
sa famille s'il attrapait cinq ou six ans de prison *...+ » indique un
maire à une victime qui vient lui demander conseil462. Si les
édiles se montrent réticents c'est que « dénoncer
*...+ c'est aussi prendre le risque
459 ADI&L, 2U, 614, affaire Petit. Dans cette affaire, c'est
la mère de la jeune victime qui a été raconter les faits a
l'édile, tout en lui demandant de ne pas les ébruiter afin de
préserver les intérêts de sa fille.
Quelques semaines plus tard le maire convoque les parents pour
savoir s'ils ont changé d'avis. Le lendemain il se déplace
à Tours pour en avertir le préfet directement.
460 ADI&L, 2U, 663, affaire Chanteloup.
461 ADI&L, 2U, 700, affaire Lemant.
462 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.
d'introduire un clivage mortel pour la cohésion de la
communauté »463. En revanche, plus difficile a expliquer
est l'inaction des forces de l'ordre. Elle est fort heureusement très
rare, et nous aurons même l'occasion de souligner qu'elles se trouvent
bien souvent très attentives à la victime et à sa
détresse. Mais il arrive que le récit d'un témoin,
pourtant oculaire, ne convainc pas les gendarmes d'engager des
poursuites464.
Les plaintes différées sont très
fréquentes, faute de témoins ou d'examen médical
sûr465. Parfois, elles sont classées sans suite, et
ressurgissent dans le dossier de procédure quand l'accusé est de
nouveau accusé quelques années plus tard. En Indre-et-Loire, la
plupart des dénonciations volontairement différées sont a
mettre au crédit d'une trop grande indulgence des parents, qui laissent
une seconde chance à l'agresseur. Anne-Marie Sohn explique qu'il est
admis par l'opinion que les pulsions prennent parfois le pas sur la
raison466. Cette conviction ressemble étroitement à
celle des juristes et des médecins légistes, qui mène
à une atténuation des peines voire à un acquittement. La
communauté, que ce soit la famille ou le village, fait donc en quelque
sorte son propre procès de l'affaire. On ne peut toutefois
s'empêcher de voir également dans ces attitudes une
pusillanimité qu'illustrerait bien l'expression « reculer pour
mieux sauter ». Un père qui se contente de menacer l'agresseur, un
autre qui ne veut pas porter plainte en espérant que l'attoucheur
arrête de lui-même, un autre qui renonce à porter plainte
devant les supplications de la femme de l'indélicat monsieur, et encore
un qui a pitié de la famille de l'accusé - mais qui exige tout de
même des excuses467. Il faut dire que la démarche n'est
pas toujours de tout repos, un honnête homme qui vient rendre au coupable
présumé l'argent qu'il a donné a sa fille, et qui lui fait
des remontrances, ne
463 Jean-Claude CARON, A l'école de la violence,
Paris, Aubier, 1999, p. 220. Cité dans AMBROISE-RENDU (inédit),
p. 81.
464 ADI&L, 2U, 637, affaire Gautard. Le garde-champêtre
est également resté sourd à ces accusations. Il faut dire
que ceux-ci semblent être les moins enclins à écouter et
à croire les dénonciations de ce type. Un ancien garde est
d'ailleurs accusé d'attouchements, il a une mentalité
déplorable du point de vue des moeurs et reçoit chaque jour des
prostituées chez lui. De plus il n'a pas toujours été
honnête dans l'exercice de ses fonctions et a été
condamné pour coups et blessures volontaires, notent les gendarmes.
(ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches). Dans une autre affaire, c'est
directement l'accusé qui est un ancien policier municipal - par ailleurs
renvoyé pour ivresse. (ADI&L, 2U, 748, affaire Lendemain).
465 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 79.
466 SOHN (1996-a), p. 257.
467 ADI&L, 2U, 749, affaire Marlin. Voici les termes de
l'aimable monsieur : « Je ne veux pas porter plainte à la
gendarmerie contre Marlin, cela me fait de la peine pour sa femme et ses six
enfants, faites-le venir à la mairie et faites-lui des remontrances
».
reçoit en échange que deux coups de poing dans
la figure468. Comble du saugrenu, le père d'une fillette qui
se refuse a porter plainte parce que le suspect a un enfant (( bien malade
p469 ! Les femmes ne sont pas plus fermes : une mère s'en
tient a adresser des reproches a l'accusé, une autre tente de
l'intimider en lui annonçant que la prochaine fois elle le
dénonce, et enfin une dernière qui préfère
surveiller sa fille de plus près. C'est ce rôle de
médiatrices qui leur convient le mieux, dont le but est de
détourner la violence470. Mieux encore, le cas d'un
maître qui, averti du malheur qui vient d'arriver a sa domestique, lui
conseille de n'en rien faire car « ce serait malheureux pour
*l'agresseur+, pour sa femme et pour ses enfants p471.
Il existe des solutions bien plus radicales pour éviter
tout scandale : ne rien dire. De cette extrême pleutrerie, les parents
sont exclus. Les personnes concernées sont plutôt à
chercher parmi les grands-parents ou les voisins, voire le quartier ou le
village tout entier. Face aux cris ou aux coups, on se tait. L'affaire
Bocquené est caractéristique de cette situation latente selon un
témoin : (( Tout le monde savait que les jeunes filles allaient chez
Bocquené et on se doutait de ce qu'il s'y passait, mais personne n'a
jamais osé porter plainte p472. Mieux encore, la
déclaration d'une femme qui montre l'attentisme qui règne dans ce
genre d'affaire : (( On s'étonne généralement a
Château-la-Vallière que le père Hurson ait pu faire aussi
longtemps sans être poursuivi, des actes du genre de ceux qui lui sont
reprochés p473. Pire encore, la rumeur publique qui accuse
Jean Fournier d'avoir tué sa propre fille « par la violence et la
fréquence de ses attentats p474. Visiblement, personne n'a
rien fait pour porter l'affaire devant la justice, puisqu'il a fallu attendre
la mort de l'enfant pour que l'accusation soit lancée475.
Il faut dire que tous les suspects ne sont pas charmants et une
certaine proportion est même crainte de la communauté toute
entière. Dénoncer comporte donc des risques, même
à long terme. (( Si j'avais su être arrêté
aujourd'hui, j'aurais fourré mon fusil dans
468 ADI&L, 2U, 700, affaire Clisson.
469 ADI&L, 2U, 605, affaire Bailleux.
470 QUÉNIART, in GARNOT (2003), p. 253.
471 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault. Le maître tient
toutefois à démentir cette information.
472 ADI&L, 2U, 720, affaire Bocquené.
473 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.
474 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.
475 Et encore, les langues ne sont déliées que bien
trop tard, puisque l'instruction judiciaire n'a pas abouti a cause de
l'autopsie qui, pratiquée trop longtemps après la mort, n'a rien
pu prouver.
le ventre de celui qui m'a dénoncé, mais si
jamais je reviens au pays je lui ferai sauter la tête comme à un
cochon », menace sans se cacher un journalier incestueux476.
Mais d'autres raisons entrent en jeu. Une jeune domestique, bien que
témoin des caresses de l'accusé, confesse qu'elle n'a rien voulu
révéler car elle aimait mieux que cela soit dit par quelqu'un
d'autre qu'elle477. Une voisine dit qu'elle a commencé a
interroger l'enfant, mais qu'elle n'a pas voulu poursuivre plus loin car cela
la répugnait de le faire478. Pas mieux chez un employé
de l'accusé : « *...+ Je n'en ai jamais parlé parce que je
trouvais cette affaire trop délicate et sérieuse
»479. On a également peur de corrompre l'imagination des
enfants en évoquant la sexualité avec eux. Un jeune garçon
révèle a sa mère qu'un homme veut lui faire faire «
des choses », mais elle stoppe ici la discussion, craignant d'en apprendre
trop a son enfant480. Il y a donc un paradoxe qui dessert la cause
de la victime. Soit le témoin ne voit pas en l'attentat un fait d'une
gravité telle qu'elle doit nécessairement être
dénoncée, soit il est conscient du sérieux de l'affaire,
mais c'est justement cet aspect qui lui interdit de s'engager plus, par crainte
d'ennuis.
Beaucoup de témoins, principalement masculins, pensent
que l'homme est maître chez lui, et rechignent donc a se mêler de
ce qui s'est passé dans la maison du voisin481. On se borne
à ne plus adresser la parole au supposé coupable, comme le fait
le jeune employé d'un boulanger au comportement incestueux, qui pendant
un an et demi ne lui parle plus que pour des motifs
professionnels482. Les supputations vont bon train, on dit avoir
remarqué ou entendu ceci ou cela, en avoir parfois parlé aux
voisins, mais l'aspect scabreux de l'affaire semble toujours paralyser la
capacité à aller vers les autorités. Alors on se contente
de menacer l'individu, lui disant qu'un jour il sera emmené par la
police483. On donne également son avis, a défaut d'une
main secourante, a une voisine qui ne sait plus quoi faire, en indiquant
comment on agirait en pareil cas. « Si mon homme en faisait autant je le
dénoncerais », déclare la voisine d'une famille minée
par l'inceste484.
476 ADI&L, 2U, 618, affaire Chevallier.
477 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.
478 ADI&L, 2U, 645, affaire Clément.
479 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.
480 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier.
481 QUÉNIART, in GARNOT (2003), p. 253.
482 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.
483 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier.
484 ADI&L, 2U, 746, affaire Destouches.
Les témoins semblent parfois être victimes des
clivages et du contexte local, et se refusent à croire ce que le fils de
la voisine tant honnie a pu raconter. Certaines instructions se transforment en
véritables règlements de comptes. Nous ne sommes pas là
pour juger de la sincérité des propos de chacun, par ailleurs
impossibles à confirmer ou infirmer. Évoquons simplement
l'exemple d'une femme qui a déclaré qu'il était impossible
que le prêtre ait pu être capable de toucher des petits
garçons, et qui accuse les parents et le commissaire de s'être
entendus485. Les affaires de moeurs montrent bien souvent les
dissensions et les clans qui règnent dans le village ou le quartier.
Chaque partie déplore les manipulations de l'autre, et les
théories du complot ne sont pas rares, et les autorités y jouent
parfois un rôle. Un témoin soupçonne le frère de la
victime et le garde-champêtre d'avoir comploté contre
l'accusé, très riche au demeurant. L'argent semble être le
moteur de ces divisions et de ces jalousies qui datent parfois de dizaines
d'années.
Toutefois, dans la grande majorité des cas le voisinage
n'est pas dupe de la nature des rapprochements vus ou entendus. Mais il arrive
que l'entourage soit abusé par la banalité des coups et n'en
comprenne pas la signification. Il est vrai que les enfants malmenés
voire battus sont légion, et aux alentours on ne s'étonne
généralement pas d'entendre un enfant crier et pleurer,
même régulièrement. Une femme témoigne en ce sens
lorsqu'elle déclare qu'en entendant les cris de sa petite voisine, elle
a cru au premier abord que c'était sa mère qui la corrigeait,
mais les cris étant étouffés et persistants, elle a
soupçonné quelque chose et est allée voir486.
D'autres témoins éprouvent le regret de ne pas avoir su
dépasser leur répugnance a se mêler des affaires d'autrui.
« Je regrette de n'avoir pas connu la cause des cris de l'enfant car je me
serais hasardée a entrer », confesse la voisine du petit Emile,
fréquemment victime nocturne de son père487.
Dans un type d'affaire aussi délicat, les individus
extra-familiaux, moins concernés par celle-ci, ont une importance
remarquable. Cela n'atteint pas des proportions comparables à celles des
parents, bien sûr, mais atteste justement des limites exprimées
précédemment au sujet des dénonciations parentales. Les
voisins, les oncles sont bien représentés dans cette
catégorie, oü l'on trouve également des maires. Il faut dire
que
485 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.
486 ADI&L, 2U, 700, affaire Troubat.
487 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.
dans les affaires de moeurs, beaucoup de monde se retrouve
petit a petit au courant, quand celle-ci n'est pas dénoncée
immédiatement. Il n'est pas rare d'entendre parler dans un dossier
judiciaire, à un moment ou à un autre, de « la rumeur - ou
clameur - publique ». A la fin du XIXème siècle
celle-ci circule aussi facilement dans les quartiers urbains que les petits
« pâtés de maisons ~ qui composent l'habitat
rural488. Ainsi, chacun est connu de l'autre, ses moindres faits et
gestes donnant lieu à coup sûr à autant de commentaires.
Outre l'avantage d'une meilleure circulation de l'information, cela permet de
retrouver l'agresseur avec plus de facilité489. La rumeur a
ses propres cycles, elle peut s'éteindre et réapparaître
quelques mois ou années plus tard, quand un fait nouveau enclenche une
vague de souvenirs enfouis.
Celle-ci peut avoir deux fonctions, la première
étant de prévenir la famille de la victime, qui peut alors
interroger l'enfant et aller porter plainte. La seconde est plus directe mais
n'est pas nécessairement volontaire pour autant : l'information arrive
dans les oreilles d'une quelconque autorité, bien souvent les gendarmes
qui font une tournée dans le quartier ou le village et
s'enquièrent des derniers ragots. Une fois informés, ceux-ci
recherchent alors un peu partout s'il n'y pas eu d'autres agressions de la part
de l'accusé. La rumeur peut également décider un parent
hésitant à donner des traits plus officiels à
l'information en allant déposer plainte. L'information peut voyager
à travers une multitude de bouches et d'oreilles comme le montre
l'affaire Besnard490. Le père d'une des victimes raconte :
« La femme Girard *...+ ayant été témoin de ce fait
en a parlé a sa fille la femme Rabusseau, *...+ celle-ci l'a
raconté a la femme Bauzon, cette femme l'a rapporté à la
belle-mère de la femme Robin la mère d'une des petits filles, et
cette dernière est allée en faire part à M. le maire
». C'est le principe de ce que les témoins appellent la rumeur
publique, même si bien souvent on se souvient de la personne qui l'a
lancée. Comme on peut le voir elle est surtout une affaire de femmes.
488 QUÉNIART, in GARNOT (2003), p. 251.
489 Il faut toutefois garder a l'esprit le nombre d'affaires
laissées sans suite faute d'avoir pu identifier l'agresseur, et qui
n'apparaissent donc pas dans notre corpus. Ainsi, il est rare que la famille de
la victime doive rechercher son identité. Si au départ l'homme
est inconnu, les chances que l'affaire aille au tribunal sont très
faibles. La poignée de cas que nous avons recensés montre que si
d'aventure le crime est l'oeuvre d'un parfait inconnu, c'est qu'il est
étranger au village.
490 ADI&L, 2U, 630, affaire Besnard.
Quand décidément l'affaire reste difficile a
divulguer, on recourt a la lettre anonyme. Elle peut être de la propre
main des parents des victimes, qui cherchent à se soustraire à la
vindicte probable de leurs maîtres. Une mère de famille a ainsi
attendu quatre ans avant de finalement opter pour la lettre anonyme, car le
suspect étant en très bon termes avec ses employeurs, ils
l'auraient sûrement renvoyée491. Dans les quatre cas
sur cinq, elle provient du voisinage, comme celle-ci, adressée au
procureur de la République, qui se termine par ces mots : « J'ai
cru faire mon devoir en faisant connaître ces bruits à la justice
mais en raison de ma situation je désire garder l'anonymat
»492.
Enfin, dernier type de dénonciation extra-familiale, la
découverte de nouveaux faits dans une procédure. Dans la
majorité des cas, il s'agit de nouvelles victimes d'un même
prévenu, qui mises au courant du procès décident d'y
apporter leur contribution. On trouve également des dénonciations
provenant d'un autre jugement pour attentats a la pudeur - avec un
accusé différent, donc. Il est encore plus fréquent qu'un
procès pour vol occasionne des révélations de violences
sexuelles.
Enfin, évoquons trois cas, certes complètement
singuliers par leur mode de révélation, mais qui restent
intéressant car ils illustrent parfaitement certaines facettes que nous
venons d'évoquer. Le premier concerne le mutisme caractéristique
de la victime, et porte le sceau du hasard, bien que l'affaire débute de
façon classique, par la rumeur. En septembre 1881, le bruit court que la
petite Henriette, neuf ans, a été abusée par un certain
Arnault493. L'enfant nie les faits devant ses parents, l'affaire est
enterrée pour le moment. Au printemps suivant, la fillette se trouve sur
la place du village lorsqu'elle laisse tomber par inadvertance un billet,
ramassé aussitôt par une passante. C'est la confession
d'Henriette, qui prépare sa première communion, et qui mentionne
tout ce dont l'enfant entend se repentir. Vous devinez déjà la
suite...
Le deuxième illustre la proéminence de l'honneur,
a travers le récit d'un inceste, et pourrait même prêter
à sourire si les faits n'étaient pas aussi graves et
pathétiques. Marie a seize ans quand son père,
réputé pour ses moeurs légères, commence a la
toucher494.
491 ADI&L, 2U, 730, affaire Challe.
492 ADI&L, 2U, 665, affaire Lebouc.
493 ADI&L, 2U, 619, affaire Arnault.
494 ADI&L, 2U, 674, affaire Hardion.
Trois années ont passé et leurs relations sont
devenues complètes, si bien que la malheureuse s'en trouve enceinte.
L'histoire pourrait s'arrêter là et perdurer dans le triste
anonymat qui caractérise tant d'incestes. Seulement la demoiselle s'est
entichée d'un damoiseau, et la réciproque veut que les noces
soient pour bientôt. Le fiancé est néanmoins
tourmenté par les ragots qu'on colporte a droite a gauche, mais il
s'efforce de ne pas y croire. Il a d'ailleurs lui-même des relations
sexuelles avec sa promise. Ce qu'il ignore, c'est qu'elle n'y consent que parce
qu'elle se sait enceinte de son père. Elle cherche à maquiller
les faits et à faire passer son fiancé pour le géniteur du
bébé à naître. On s'approche des deux heureux
évènements quand un jour, et par le plus grand des hasards nous
assure le jeune homme, il surprend Marie et son père dans une position
équivoque, en plein bois de Chenonceau. Avec un aplomb irréel, il
s'approche a cinquante centimètres du couple criminel et leur dit :
« Vous n'êtes pas mal là ? ». Le lendemain, le
fiancé déshonoré rompt ses projets de mariage.
Le dernier concerne un certain Pierre Catinat, dont il n'est
pourtant nullement question au déclenchement de l'affaire495.
En effet, tout débute par des insultes que le père de
l'outragée entend bien rapporter aux gendarmes. Il leur raconte
qu'ensuite il a adressé des reproches à ce malotru
dénommé Delarue, qui s'est défendu avec une bouteille et
lui a occasionné des blessures, lesquelles ont entraîné un
arrêt de travail. Le père vient donc pour réclamer des
dommages et intérêts. Petit à petit, la conversation prend
un autre tour, lorsque le père révèle qu'on a
traité sa fille de « grande putain » et de « grosse vache
~. Intrigués, les gendarmes invitent Delarue a s'expliquer, et ils ont
eu le nez creux. Il leur révèle que c'est parce que la rumeur
accuse la jeune fille d'avoir dit, en parlant d'un certain Garnier, qu'il lui
avait « fripé le cul ». Le brigadier écrit alors «
Supposant qu'il puisse y avoir attentat *...+ ». C'est lors de
l'enquête sur Garnier que la jeune fille révèle les
attouchements de la part d'un autre homme, le fameux Catinat.
Le nombre de ces dénonciations extra-familiales
illustre la délicatesse de ce genre d'affaire, et laisse imaginer
combien n'ont jamais été jusqu'au processus judiciaire. Si la
majorité se fait silencieuse par respect pour l'honneur de la victime,
il est difficile de ne pas y voir une certaine répugnance, dont certains
ne se cachent pas d'ailleurs, a se mêler de choses si scabreuses.
495 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat.
Peut-on parler de crédulité des adultes
?
Cette question peut être posée puisque si
l'enfant se caractérise par son insouciance naturelle, la
réaction de personnes plus expérimentées laisse l'homme du
XXIème siècle perplexe. Face à ces attitudes
a priori inappropriées, il faut rester prudent, et chercher
à les replacer dans leur contexte afin d'éviter des conclusions
hâtives.
Les cibles privilégiées sont les parents qui,
nous avons déjà eu l'occasion de le percevoir, se
déresponsabilisent parfois lors de tels évènements. Au vu
des conditions de vie de l'époque, on ne doit pas nécessairement
leur jeter la pierre. Les journées de travail sont longues et
éprouvantes pour chacun des parents, le temps disponible pour s'occuper
des enfants reste limité. Nombreux sont les cas où la plainte
parentale a été différée de quelques jours a cause
d'une surcharge temporaire de travail. De toutes manières, mis à
part dans les familles bourgeoises, la place de l'enfant n'est pas encore
conséquente au sein de la famille. Bien sûr il est un sujet de
préoccupation, d'inquiétude - on voit des mères
inquiètes rechercher des heures voire des nuits entières leurs
enfants disparus. Mais on ne lui accorde pas un temps d'écoute
nécessaire a une meilleure compréhension de ses problèmes.
Ce détachement a l'égard de sa parole, on le retrouve de la
même manière vis-à-vis de ses occupations quotidiennes. Les
dossiers judiciaires nous dressent le tableau d'enfants très libres de
leurs mouvements, aussi bien dans les rues que dans les champs. Dans les
enquêtes de gendarmerie on découvre bien souvent des enfants
livrés à eux-mêmes, encore dehors à des heures
avancées, et le voisinage a la critique facile contre ces parents qui ne
les surveillent pas.
Les blessures légères sont les aléas de
la vie, et les parents ont l'habitude de voir rentrer leurs enfants avec les
vêtements tachés de sang. Aussi on n'y prête pas une grande
attention. Même quand cela se produit a plusieurs reprises, on n'en
demande pas la provenance. On leur cherche une raison logique, et dans le cas
de jeunes filles elle paraît toute trouvée. Deux mères de
famille se laissent ainsi abuser par cette facilité, quand bien
même leurs filles n'ont que onze et douze ans. L'une d'elles
précise qu'elle a tout de même trouvé cela curieux. En
effet à la fin du siècle, l'âge des premières
règles tourne autour de quinze ans. De la même manière, les
conséquences physiques de l'attentat échappent parfois aux
parents, sans doute à cause de méconnaissances médicales.
On
découvre une mère qui croit que
l'écoulement de sang qu'elle constate sur sa fille provient de la
rougeole que sa fille vient d'avoir496. Il en va également
ainsi d'un père qui guérit la verge enflée de son fils,
mais qui n'y prête pas plus d'importance497. Même son de
cloche chez la mère d'une petit garçon de neuf ans, qui croit que
sa croissance naturelle est a l'origine de ses verge et anus
enflés498.
Cette inattention face aux détails révèle
la prise de distance des adultes a l'encontre des enfants. Les témoins,
pour une large part masculins, n'ont pas automatiquement la présence
d'esprit de relever des gestes quelque peu inhabituels. Étant
donné qu'ils n'ont aucun soupçon a priori, ils
n'envisagent pas une seconde signification a un fait dont ils ne
relèvent rien sinon sa banalité. Les archives nous
révèlent deux cas presque identiques de pères qui voient
l'agresseur reboutonner son pantalon devant leur enfant. L'air
embarrassé qu'ils affichent dans cette circonstance ne produit pas plus
de déclic dans l'esprit paternel. « *Il+ avait la braguette de son
pantalon déboutonnée, comme il m'arrive quelquefois d'oublier
moi-même de boutonner ma braguette, je n'ai rien soupçonné
de *l'accusé+ ~ déclare l'un d'eux499. On pourrait
être surpris par les conséquences différentes d'un fait
analogue : une jeune fille voit son père sortir de la chambre de sa
soeur en se reboutonnant, et interroge de suite celle-ci500. Cela
illustre la meilleure acuité qui est celle des premiers concernés
par ce type de violence. Les cas ne sont pas rares de membres de la fratrie
qui, se demandant où est passé un des leurs, se mettent en
quête et le surprennent dans une position malheureuse. Les menaces qui
pèsent sur la jeunesse façonnent la vision de ceux-ci a
l'encontre des adultes qui les entourent. Nombreux sont les enfants qui se
laissent abuser par leur insouciance, mais non moins considérable est la
proportion de ceux-ci qui usent de la méfiance comme d'une
nécessaire protection.
Les adultes ne sont pas aussi imprégnés par la
suspicion, et leur capacité à ne jamais envisager le mauvais
côté des choses tourne clairement a l'idéalisme chez
certains. Certes une fois de plus les liens qui unissent les habitants des
mêmes quartier ou village sont de
496 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.
497 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.
498 ADI&L, 2U, 655, affaire Massaloup.
499Un troisième individu est lui aussi
abusé par un fait dont il ne saisit pas la portée : le
père d'un petit écolier remarque que le pantalon de ce dernier
est décousu, mais quand il apprend que c'est l'instituteur qui a fait
cela, il ne pousse pas plus loin ses recherches. (ADI&L, 2U, 655, affaire
Massaloup).
500 ADI&L, 2U, 661, affaire Himmelspach.
nature à altérer les jugements. Non seulement
les soupçons s'avèrent impensables, mais lorsque les faits se
font jour c'est l'incrédulité. Les témoignages abondent en
ce sens, d'individus surpris par l'attitude de leur voisin pourtant charmant au
demeurant, ou qui s'étonnent qu'un autre ait pu tromper son monde sur
une si longue durée. Le père d'une petite victime fait
l'amère expérience de cette découverte quand il avoue aux
gendarmes la raison de ses tergiversations : il ne lui est pas venu a
l'idée que « ces atrocités existassent dans le monde
»501. Dans la même veine, mais pire encore, le cas de
cette femme, pourtant agressée un an avant sa fille par le même
individu, à qui le juge demande : « Vous connaissiez
l'immoralité de *l'accusé+. Comment se fait-il que *...+ vous
ayez envoyé votre fille chez ce dernier ? »502. Et la
mère de famille de répondre : « Je ne pensais pas qu'il
aurait le courage d'attaquer des enfants ». On voit poindre dans cette
déclaration l'idée de la distinction que beaucoup font entre les
crimes sexuels sur personnes majeures, et sur mineurs. Nous
développerons cette réflexion dans un chapitre
ultérieur.
Le manque de bon sens se fait parfois plus flagrant, le
désintéressement presque criminel. Ils reflètent la
difficulté d'une partie de la société, plutôt
masculine, a voir en l'enfant un individu différent, et qu'il faut
traiter comme tel. La petite Claudine, domestique, est victime d'attouchements
répétés mais garde le silence503. Sa
maîtresse remarque des taches de sperme sur ses chemises, et en avertit
son mari, qui lui répond simplement qu'elle doit avoir des relations
avec quelqu'un. Claudine n'a pourtant que dix ans. Plus incroyable encore, la
nonchalance d'un père, si tant est qu'une nonchalance puisse être
aussi révoltante. Celle-ci n'échappe pas au gendarme, qui sans
doute outré a souligné la phrase dans son rapport : « J'ai
été avisé *...+ que ma fille avait eu des relations avec
le nommé Monclerc, mais je ne m'en suis pas trop préoccupé
»504. Ladite enfant est âgée de seulement huit
ans. Les femmes ne sont pas exemptes de tout reproche bien que les cas soient
plus rares : une mère de famille ne réagit pas lorsque son mari
lui avoue avoir embrassé leur fille sur les parties
sexuelles505. Ce n'est que quelques temps après que ces
paroles sont revenues a son esprit, et qu'elle a questionné sa fille a
ce sujet, qui lui a
501 ADI&L, 2U, 619, affaire Arnault.
502 ADI&L, 2U, 700, affaire Clisson.
503 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard.
504 ADI&L, 2U, 754, affaire Mauclerc.
505 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.
révélé des faits bien plus graves.
Visiblement, elle n'a pas mesuré la gravité des faits
avoués par son mari, mais dans les affaires incestueuses on
connaît bien la capacité des mères à demeurer
aveugles. Pour expliquer tous ces faits qui heurtent la raison, il ne faut pas
oublier que tous les parents n'ont pas les moyens intellectuels d'assumer de
façon responsable leurs enfants. Un greffier fait une parenthèse
acerbe au sujet d'un homme victime visiblement limité : « Le
témoin semble à peu près idiot et nous ne pouvons obtenir
de lui aucune explication catégorique »506.
Au moment de conclure, plusieurs idées se
dégagent au vu de ces exemples. Si quelques individus semblent se draper
dans une naïveté confondante, il faut noter qu'ils sont rares. La
majorité semble plutôt ne pas prendre conscience du danger qui
guette les enfants au coin des rues comme des chemins. Les affaires de moeurs
n'ont pas encore une forte résonnance dans les journaux et il n'existe
pas d'état de psychose quant a la sécurité de l'enfant. On
n'a pas pour habitude de prêter attention aux faits et gestes de ceux-ci,
qui jouissent d'une grande liberté de mouvements, qui contraste avec les
longues journées de labeur des adultes - toutefois ne
généralisons pas, nombreux étant les enfants à
travailler ailleurs qu'à l'école.
Protection et empathie pour les enfants
Les cas de désintéressement face aux gestes ou
aux paroles des jeunes filles et garçons n'est, fort heureusement, que
minoritaire. Peut-on y voir une métamorphose des mentalités sous
l'impulsion des évolutions de la répression pénale ? Nous
n'en sommes pas là, mais on peut déjà dire que la cause de
l'enfant ne laisse pas insensible, quand bien même les manifestations
d'une grande empathie ne sont pas monnaie courante. La plupart des observateurs
de ces affaires se contentent d'être gênés, parfois un peu
froids. Quant aux médecins légistes, ils n'exposent que rarement
leur compassion pour la petite victime507. Dans une affaire
toutefois - il est vrai la plus abjecte de notre corpus - l'expert ne peut
s'empêcher d'afficher son opinion, parlant de faits « inqualifiables
»508.
506 ADI&L, 2U, 754, affaire Mauclerc.
507 CHAUVAUD (2000), p. 95. Toutefois, il faut rappeler que ce
n'est sûrement pas ce que le juge d'instruction leur demande.
508 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.
Pour ce qui est de l'assistance aux enfants victimes ou
potentiellement victimes, les mesures sont en premier lieu
l'éloignement, nous l'avons déjà vu, ainsi que la
surveillance. La plupart du temps ces deux dispositions ont trait aux
suspicions d'inceste. Dans la maison, la promiscuité engendre une
surveillance collective permanente afin de prévenir les
écarts509. Un dossier présente le cas de parents
obligés d'envoyer leur fils en domesticité tant sa santé
périclite de façon préoccupante, conséquence des
attentats subis depuis des mois510. Un autre nous montre une
propriétaire qui refuse de renouveler le bail de son locataire car tout
le voisinage est au courant de ses activités licencieuses511.
On interdit également aux enfants de se rendre a l'église, chez
l'épicier ou le voisin soupçonné - quitte à
employer les coups. On les défend de côtoyer tel ou tel camarade
au comportement équivoque, ou bien on les presse de questions au sujet
des adultes qu'ils fréquentent.
Les mesures de protection peuvent être
postérieures au crime. Premièrement, cette volonté est
inscrite dans le code pénal : la déchéance de la puissance
paternelle est une arme a la disposition du jury, de même que
l'interdiction de séjour - qui défend à un condamné
de se rendre dans certains lieux à sa sortie de prison. La
première mesure est née tard dans le siècle, en 1889, ce
qui limite son influence dans notre corpus, puisque la loi n'est effective que
pour la seconde moitié de notre durée d'étude. Elle a tout
de même été prononcée dans cinq affaires, toutes
d'inceste512. Il faut bien remarquer que cette peine, puisqu'elle
est considérée comme telle, ne s'applique pas aux autres
condamnés, qui pourraient une fois sortis de leur cellule, reproduire de
pareils faits sur leur propre progéniture. De plus, cette protection ne
revêt pas un caractère obligatoire, puisque deux hommes
jugés pour faits incestueux ont échappé à un tel
réquisitoire. Sans doute est-ce dû a l'absence de viol de la
victime. L'un des deux a même échappé à
l'interdiction de séjour. Cette seconde mesure, à peine plus
ancienne puisque datée de 1885, apparaît de façon assez
inégale, et il est difficile de trouver quelles sont les motivations du
jury. Afin d'éviter des raisonnements hasardeux, nous nous
contenterons
509 SOHN (1996-b), p. 385-386.
510 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.
511 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier. Évidemment, il ne
faut pas voir dans cette femme un modèle de défense de la cause
des enfants, en premier lieu elle a sans doute considéré que
cette affaire lui causerait du tort.
512 Dans l'affaire Vaudeleau et Léprivier (2U, 640), le
jury a assortit, pour la mère comme pour le beau-père, la peine
d'une interdiction de leurs droits pour une période de dix ans, sorte de
prélude a la loi de 1889.
de simples constatations : elle est ajoutée à
des condamnations assez sévères, peut être jointe à
la déchéance de la puissance paternelle, et concerne à
partir de 1890 un peu plus de 16% des condamnations513. Les suites
de l'affaire Chaboureau représente bien ces préoccupations du
personnel judiciaire : quand la femme du détenu demande une
libération conditionnelle, le procureur consulte le commissaire de
police pour savoir si la jeune victime demeure toujours avec sa mère
à Tours, et si en étant libéré le père
indigne se retrouverait à nouveau avec elle514. Entre-temps
la femme est morte, et la victime a été placée chez son
oncle, toujours à Tours, ce qui fait que la demande de libération
est refusée.
Deuxièmement, elles peuvent être a l'initiative
des institutions. Un préfet demande au procureur si le directeur d'une
école congréganiste dans laquelle un instituteur a pu abuser
pendant près d'un an de ses élèves n'a pas manqué a
ses devoirs, en ne surveillant pas assez son personnel515.
L'inspecteur du service des enfants assistés écrit au procureur
pour lui notifier son intention de retirer une petite victime du village
où elle est placée et de l'envoyer ailleurs, afin de
l'éloigner d'un milieu qui pourrait être
traumatisant516. Enfin, un procureur fait preuve de bon sens en
demandant a ce qu'un inculpé pour inceste ne retourne pas dans le
village où habite toujours sa famille.
La méfiance des témoins, bien que n'étant
pas une qualité des plus répandues, permet de déjouer
quelques manoeuvres audacieuses. Un passant qui tousse intentionnellement, un
autre qui trouve suspecte l'insistance d'un homme a vouloir qu'une petite fille
le suive dans sa propriété, une femme qui connaissant la
réputation du voisin décide d'aller chercher la fillette ; tous
ces exemples illustrent les tentatives, certes isolées, de
contrôle a l'intérieur de la communauté villageoise. Le
plus beau d'entre eux est a chercher a Tours, où pendant dix jours un
instituteur retraité de soixante-quatorze printemps se livre à
des actes obscènes sur des petites filles, boulevard Béranger, ce
qui « scandalise le quartier »517. Lassé de ce
triste spectacle, un chef de chantier charge deux de ses ouvriers de se cacher
pour surveiller l'indécent vieillard. Pris sur le fait, il est
emmené ilico au
513 On peut ajouter que dans certains verdicts, il est
stipulé que le condamné est dispensé de l'interdiction de
séjour.
514 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.
515 ADI&L, 2U, 755, affaire Granier.
516 ADI&L, 2U, 628, affaire Perrigault.
517 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.
poste de police, oü l'un des deux braves messieurs
résume sa glorieuse action : « Indigné de ces faits, je me
suis approché de lui et l'ai traité de vieux cochon, le public
criant il faut le conduire au commissaire c'est ce que j'ai fait ».
En revanche, il est de coutume de dire que l'inaction face a
des faits d'une grande gravité est presque criminelle. Les raisons sont
semblables à celles qui animent les témoins craignant qu'une
dénonciation ne leur attire des ennuis. On n'ose pas s'impliquer, on se
contente d'observations sur une attitude suspecte tout en prédisant
qu'il va arriver un malheur. « Il a un drôle d'air, comme il a l'air
de tripoter ces enfants-là », dit une passante à son mari,
qui lui répond en haussant les épaules qu'elle est
folle518. On trouve des témoins qui relatent ce genre de
choses lors de l'instruction, pour s'indigner visiblement devant l'inaction,
mais l'inaction de qui ? On attend patiemment qu'une bonne âme se
dévoue pour faire le sale travail en allant au-devant du suspect, de la
famille de la victime ou encore de la gendarmerie. Les mêmes attitudes se
retrouvent a l'intérieur même de la famille, oü l'on craint
ce qu'on pourrait découvrir. « J'ai bien peur qu'il en fasse autant
a ma petite-fille », confie une vieille femme après avoir vu son
fils copuler avec une chèvre519.
Au-delà de l'indignation, la réaction, souvent
violente. Dans plus de 8% des 702 dossiers qu'elle a dépouillés,
Anne-Marie Sohn a trouvé la trace de manifestations de violence verbale
ou physique a l'encontre de l'agresseur520. Dans notre étude,
les faits de brutalité ou les menaces, qui vont de la simple gifle aux
coups de poing, sont présents dans plus d'une affaire sur vingt. Les
sept cas recensés sont tous l'oeuvre d'un membre de la famille de la
victime521. Un homme apprenant que sa belle-fille a
été abusée par le curé de la paroisse
déclare être entré dans une colère rouge et avoue
avoir pensé à aller frapper le prêtre522. «
La raison venant, et sachant qu'une justice sévère attendait le
curé ; et que j'avais une voie ouverte en m'adressant a vous *juge de
paix+ ou a la gendarmerie, j'attendais avec patience le résultat de la
plainte de la jeune *Modeste, une autre victime du même homme] auquel
même je devais me joindre dans le principe ».
518 ADI&L, 2U, 610, affaire Fontaine.
519 ADI&L, 2U, 618, affaire Chevallier.
520 SOHN (1996-a), p. 59-60.
521 Dans quatre affaires le père est en cause, une fois la
mère, une autre la belle-mère, une encore l'oncle.
522 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné.
Malgré ce dernier exemple, peu nombreux sont ceux qui
expriment leur désir de justice, qui symbolise la prise de distance de
la population vis-à-vis du rôle dévolu au tribunal. Nous
sommes devant une réplique, mais à une échelle
macroscopique, du phénomène qui caractérise les affaires
de moeurs. Ne pas s'immiscer dans les affaires d'autrui est valable
également pour l'institution judiciaire. Les prérogatives de
celle-ci sont vues comme une intrusion. La communauté attend avant tout
des réponses en adéquation avec son contexte local, et non en
rapport avec une quelconque politique de répression à
l'échelle du pays tout entier. On constate tout de même que
certaines personnes placent leur confiance dans les tribunaux, souhaitant que
le coupable soit puni523. Le père d'une victime exprime ses
regrets à ce sujet : « Aujourd'hui je ne peux plus supporter
l'atrocité qu'il vient de faire a ma petite fille et il serait
malheureux qu'un fait semblable reste impuni »524. « Je
viens vous déclarer une chose très grave et pour laquelle je
demande justice », annonce un autre aux gendarmes525. Il en est
même qui considèrent la dénonciation d'un crime comme un
véritable devoir, sans préciser si celui-ci est relatif à
la victime ou à la société.
Finalement, il apparaît que les individus les plus
enclins a suivre l'intérêt de la victime sont les forces de
l'ordre - ainsi que les magistrats, mais leurs opinions n'apparaissant qu'au
moment du procès, et seront étudiées plus tard. Nombreux
sont donc les gendarmes ou les policiers à encourager une
dénonciation, prenant parfois leurs responsabilités en faisant du
zèle devant des témoins réticents à porter
plainte526. D'autres déplorent l'apathie
générale pour un homme « dangereux » qui « aurait
dû être arrêté depuis longtemps »527.
On peut les observer compatir avec une petite victime, leur vocabulaire
étant souvent celui de l'empathie. Ils n'hésitent pas a
rédiger leur rapport avec force émotion, prenant de
manière explicite le parti de la victime présumée : «
En outre depuis qu'elle a été victime d'attentats *...+ elle n'a
plus aucune petite camarade pour s'amuser avec elle. Elle est toujours seule
avec sa grand-mère, étant rejetée de
523 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny. Ce procès
illustre les difficultés à cerner les intentions de beaucoup de
familles de victimes, en particulier a l'égard des possibilités
de règlement infrajudiciaire. En effet dans le présent dossier,
la femme déclare souhaiter que l'accusé soit puni, en revanche sa
victime de fille confie au juge que sa mère a eu l'intention de se faire
verser une somme d'argent par l'accusé afin d'étouffer
l'affaire.
524 ADI&L, 2U, 643, affaire Ouvrard.
525 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné.
526 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.
527 ADI&L, 2U, 663, affaire Chanteloup.
toutes ses petites camarades d'autrefois, ce qui la fait
autant souffrir que le mal qu'elle endure »528. On peut
même noter l'apparition, ce qui reste rare a cette époque, d'une
prise en compte prépondérante de la douleur morale de la victime.
On peut lancer plusieurs hypothèses à ce propos. Sans doute
sont-ils plus au fait de la dépravation des moeurs d'une frange de la
société, peut-être ont-ils assimilé toute
l'importance de la mission qui leur est confiée. Enfin, ils apparaissent
détachés du contexte communautaire qui régit les actions
des différents acteurs d'une affaire.
L'infrajudiciaire
La notion de réparation est au coeur de toute affaire
judiciaire. Elle a plusieurs formes, pouvant être de type
répressif ou de type compensatoire. Le premier concerne les tribunaux,
le second est bien plus obscur, et son étendue reste difficile à
apprécier. L'infrajudiciaire consiste en un dédommagement
à la victime ou plus souvent à sa famille, mais postérieur
a l'attentat, lorsque la crainte d'une dénonciation se fait jour.
AmbroiseRendu note qu'à partir du milieu du XIXème
siècle les arrangements de ce type se font de plus en plus
rares529. Toujours est-il que si on peut mesurer quantitativement
leur évolution, il serait périlleux d'évaluer leur poids,
car l'objectif de ces règlements a l'amiable est justement
d'éviter que l'affaire n'arrive devant la justice. En conséquence
de quoi c'est sans doute la majeure partie de ces compromis qui échappe
aux magistrats comme aux historiens, puisque n'ayant pas débouché
sur une instruction. Le conditionnel est de rigueur, et ce n'est pas le
grand-père de la petite Louise qui va nous contredire, lui qui
déclare : « Vous voulez vous arranger mais c'est bien rare si les
gendarmes ne le savent pas »530.
En Indre-et-Loire à la fin du siècle, 16% des
dossiers comprennent une tentative de ce genre, pas toujours a l'initiative de
l'accusé, d'ailleurs. Ce procédé est dans les moeurs et ne
choque pas la majorité des gens, les témoins allant parfois
jusqu'à encourager celui-ci. Dans tous les cas il donne lieu à de
nombreux commentaires de la part du voisinage, prompt à donner son avis
sur la question. On échafaude même des hypothèses, à
la manière de plusieurs témoins de l'affaire Catinat qui
déclarent avoir vu la mère d'une des
528 ADI&L, 2U, 739, affaire Jabveneau.
529 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 90.
530 ADI&L, 2U, 700, affaire Lemant.
victimes aller le jour des dépositions au tribunal dans
la même auberge que la femme de l'accusé531.
Honneur à la victime et à sa famille,
commençons par examiner les solutions qui s'offrent à elles afin
de se dédommager des sévices reçus. Presque un quart des
arrangements sont à leur initiative. Selon les apparences l'annonce de
la triste nouvelle n'accable pas certains parents, une voisine déclarant
avoir vu la mère d'une victime s'écrier : « Il va falloir
qu'il crache de l'argent ! »532. Pour la famille peu
éplorée, deux possibilités existent : soit on s'adresse
directement a l'intéressé, soit on passe par un
intermédiaire, le maire dans la majorité des cas. A dire vrai ces
histoires sont souvent obscures et confuses et le rôle de la famille est
rendu difficile à cerner. Par exemple une femme qui a
l'honnêteté de d'admettre qu'elle a demandé 200 francs a
l'agresseur de sa fille, mais qui précise, comme pour se
dédouaner, que c'était non pour les accepter mais pour lui faire
avouer sa faute533. Un autre couple réclame pas moins de 1000
francs pour payer l'opération de leur fille, il est vrai
sérieusement abîmée puisque la malheureuse a
développé une crête-de-coq534. Ils
précisent tout de même dans leur déposition qu'ils ne
savaient pas si c'était exagéré, ne connaissant pas le
prix de l'intervention chirurgicale. Devant la justice chacun essaie
d'apparaître sous le meilleur jour possible, et d'assombrir le tableau de
la partie adverse, aussi on impute à l'autre l'origine de la
démarche. Un témoin accuse ainsi la famille de la victime
présumée d'avoir voulu profiter de la pauvreté d'esprit du
suspect, il est vrai placé sous tutelle535. Les plaignants
savent que s'il est démontré qu'ils ont tenté d'arranger
l'affaire au préalable, cela jouera peut-être contre eux. De
même, l'accusé est conscient que toute démarche en ce sens
sera interprétée comme une preuve de culpabilité. Il est
intéressant de relever que les jurés ne semblent pas prendre en
compte ce paramètre, puisqu'un tiers des dossiers oü
l'accusé a proposé de l'argent a abouti a un acquittement. En
revanche, 60% des procès dans lesquels l'arrangement était a
l'initiative de la famille de la victime a donné lieu à une
relaxe. Mais cette peur est bien présente, comme en témoigne un
prévenu qui dit regretter d'avoir brûlé les lettres que la
famille de la victime lui a envoyées pour réclamer une
réparation,
531 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat. La mère nie tout
arrangement.
532 ADI&L, 2U, 744, affaire Poirier.
533 ADI&L, 2U, 637, affaire Gautard.
534 ADI&L, 2U, 614, affaire Petit.
535 ADI&L, 2U, 648, affaire Besnard.
car il estime que cela aurait pu lui servir à prouver
le chantage dont il se dit victime536. La seule victime qui est
elle-même allée démarcher son agresseur via
l'édile fait preuve d'un grand détachement vis-à-vis
de ce qui lui est arrivé. Au maire qui lui demande si elle souhaite
porter plainte, elle répond : « Pas plus que ça ; mais je
voudrais qu'il me donne quelque chose ))537. Effectivement on entend
parfois un peu tout et n'importe quoi et ces affaires prennent tellement
d'ampleur qu'elles finissent par occulter peu a peu le réel objectif de
l'instruction. Dans l'affaire Fillon, le père de la victime a même
séquestré le coupable présumé dans une cabane de
bois pendant deux heures, pour lui faire souscrire de force un titre d'une
valeur de 1000 francs, avant de baisser a 500 puis 200538. Devant
l'échec de l'entreprise, la mère de la jeune victime est
allée porter plainte.
La plupart du temps le prévenu prend les devants, ce
qui n'est pas toujours du goût des plaignants, car certains
accusés sont coriaces et entêtés. En pleine instruction, la
mère d'une petite victime se plaint au commissaire « de ce que la
famille *de l'accusé+ vient l'assiéger constamment et la
tourmenter, en lui offrant de l'argent pour arrêter l'affaire ou tout au
moins pour l'adoucir ))539. Dans la grande majorité des cas
il propose entre 50 et 200 francs de dédommagement, on en voit
même un qui va cultiver un lopin de terre.
On comprend aisément la tentation qui anime les
familles et les victimes outragées, car nombre d'entre elles
appartiennent a un milieu modeste voire pauvre. La situation économique
et sociale s'est pourtant améliorée sous la
IIIème République, notamment les salaires qui
progressent de 35 %540. Afin de mieux apprécier combien ces
sommes peuvent être fort attrayantes, il faut savoir qu'un journalier de
sexe masculin gagne environ deux francs et vingt-deux centimes par
journée de travail hivernale, contre trois francs et onze centimes
l'été541. Cela représente même presque la
totalité du salaire
536 ADI&L, 2U, 614, affaire Petit.
537 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.
538 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon.
539 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.
540 FREDJ (2009), p. 108. La période observée va de
1873 à 1896. Entre 1881 et 1896 le produit intérieur
brut du pays progresse à une moyenne de 0,5% par an.
(Dominique BARJOT, Jean-Pierre CHALINE, André ENCREVÉ, La
France au XIXème siècle (1814-1914), Paris, Presses
universitaires de France, 1995, p. 378).
Cela signifie que ce sont principalement les salaires qui ont
profité de cet enrichissement au niveau
national. Toutefois, n'ayant pas connaissance de la
répartition de cette hausse entre les différentes professions,
nous nous abstiendrons de faire de plus amples commentaires.
541 Michel VANDERPOOTEN, Les campagnes françaises au
XIXème siècle, Nantes, Éditions du temps,
2005, p. 167. Les chiffres correspondent a l'année 1882, et pour des
salariés non-nourris. Pour une femme les sommes sont d'un franc et
quarante-deux centimes contre un franc et quatre-vingt-sept centimes. Un
annuel d'une servante de ferme, dans le cas de compensations
à hauteur de 200 francs542. Les bas salaires sont nombreux
dans les familles d'enfants agressés : Anne-Marie Sohn estime à
plus de 40% la proportion de filles de paysans, pour la plupart
journaliers543.
Ces arrangements sont acceptés dans une proportion
légèrement plus forte qu'ils ne sont refusés. Si l'on y
ajoute les accords a l'initiative de la victime ou de sa famille, on
s'aperçoit que l'infrajudiciaire est accepté par plus des deux
tiers des futurs plaignants. Bien entendu cette proportion est bien plus grande
si l'on y inclut les arrangements qui ont totalement passé le crime sous
silence. Si pour la plupart ces procédés ne sont point choquants
et relèvent de la vie privée, certaines personnes en sont
outrées, et n'hésitent pas à le faire savoir. Un
mystérieux individu se fend même d'une lettre au
procureur544 :
« Le bruit court que le maire de la commune, paysan brut
et presque illettré, qui en sa qualité de magistrat, aurait
dû, au nom de la moralité publique, dénoncer pareil crime,
aurait au contraire, arrangé tacitement l'affaire, en faisant verser une
certaine somme par l'auteur de cet acte inqualifiable, à la famille de
l'enfant. Ne serait-ce pas encourager le crime ? De pareils faits ne peuvent,
ce me semble rester impunis. »
Évidemment, tous les témoignages de cette sorte
sont à prendre avec des pincettes, au vu des luttes de clans et de
voisinage qui sont le quotidien des quartiers et des villages. Alors, faut-il
vraiment voir dans cette énigmatique personne un pourfendeur des
injustices ? Rien n'est moins sûr...
La plupart du temps l'accusé se contente de discuter
directement avec la victime et ses parents, mais on constate également
des tentatives de corruption de témoins, de policier, voire même
de médecin - toutefois ce dernier exemple est sujet à caution.
Lorsque la rumeur accuse Alexandre Jabveneau d'avoir violé la petite
Marie, six ans, le malhonnête homme décide d'aller lui-même
à la gendarmerie dénoncer ces bruits545. Toutefois, on
l'accuse d'avoir acheté les personnes ayant lancé la rumeur.
Malencontreusement l'action judiciaire se met quand même en marche, et
Jabveneau est emprisonné dans
enfant gagne quatre-vingt-quatorze centimes l'hiver contre un
franc et trente-et-un centimes à la belle saison.
542 VANDERPOOTEN (2005), p. 167. Elle gagne a l'année 235
francs de gages.
543 SOHN (1996-a), p. 251.
544 ADI&L, 2U, 700, affaire Lemant.
545 ADI&L, 2U, 739, affaire Jabveneau. Dans un autre dossier,
l'accusé porte plainte pour diffamation. (ADI&L, 2U, 741, affaire
Lallier).
l'attente de son procès. Sa femme prend alors le
relais, cherchant par tous les moyens a corrompre les témoins comme la
victime. Et elle ne recule devant aucune immoralité, essayant de
convaincre l'enfant de rejeter la faute sur son cousin. Elle l'amène
chez une voisine, l'oblige a raconter la version falsifiée des faits
devant témoin, mais une fois partie, la petite fille se rétracte
immédiatement. Un accusé tente même de corrompre un agent
de police en déclarant pouvoir lui donner quelques petites choses «
pour [le] débarrasser de cette fripouillerie là
»546.
Accepter un dédommagement ne signifie pas pour autant
nier la gravité des faits qui l'y ont amené. Un père de
famille qui a accepté l'argent de l'agresseur et n'a rien dit dans
l'intérêt de ses filles annonce que puisque l'affaire s'est
ébruitée, il va rendre lui rendre la somme et le poursuivre en
justice547. Une femme accepte l'argent mais prévient
l'accusé que si l'affaire venait a être découverte, elle
serait obligée de dire la vérité548.
Les négociations infrajudiciaires sont
révélatrices du peu de cas que les familles font parfois de la
victime. Sous couvert de la volonté d'obtenir réparation pour son
honneur perdu, les parents cherchent avant tout à tirer profit de la
situation. Les blâmer serait pourtant trop facile : bien des familles
vivent dans la misère au point de recevoir l'aide de l'assistance
publique, et leur temps de réflexion n'est pas bien long quand s'offre
une opportunité d'améliorer leur situation pécuniaire.
Attention toutefois à ne pas voir dans tous ces infortunés
ménages - au deux sens du terme - de sordides profiteurs. Un juge de
paix écrit au procureur lors d'une instruction que si la situation
pécuniaire des parents de la victime n'est pas bonne, il les croit
incapables de pousser leur fille a faire une fausse déclaration pour
gagner de l'argent549. A la décharge de ceux qui ont moins de
scrupules, il ne faut pas oublier que les attentats sans dommage physique ne
sont pas tous pris en considération, même par les parents de la
victime, aussi il n'apparaît pas immoral d'accepter une somme d'argent
pour une action qu'on pense sans grande gravité. Un homme hésite
a porter plainte car il dit que sa fille n'a pas été
abusée mais juste
546 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon. L'honnête homme a
décliné l'offre.
547 ADI&L, 2U, 713, affaire Champigny.
548 ADI&L, 2U, 744, affaire Poirier.
549 ADI&L, 2U, 749, affaire Fondayau.
touchée550. Jamais on ne dénonce des
faits sans importance, ou du moins qu'on considère comme tels.
-o-o-o-
Il apparaît difficile de résumer les processus
qui entourent la dénonciation, et lui donnent une résonnance
judiciaire ou la font tomber dans l'oubli. Ils se nourrissent des
particularités de chacun des protagonistes de l'affaire, ainsi que du
contexte local. Toutefois on comprend qu'au coeur de ces hésitations se
trouve la gravité du fait, car on ne dénonce pas des faits sans
importance. « Lorsqu'il n'y a ni flagrant délit, ni dommage
physique irréversible, ni grossesse, la dénonciation est au
XIXème siècle *...+ une entreprise délicate et
qui fait hésiter », explique Ambroise-Rendu551. Comme
toute révélation n'est jamais sans conséquences, on y
réfléchit a deux fois d'avant de sauter le pas. Il faut ajouter
à cela la méfiance vis-à-vis de l'autorité
judiciaire, due a une volonté plus ou moins consciente de lutter contre
l'emprise de l'État sur des affaires qu'on juge
personnelles552. Peur et honte se mêlent pour expliquer les
absences courantes d'extériorisation. De nombreuses luttes d'influence
souterraines régissent les communautés villageoise ou de
quartier, et entravent la quête de la vérité de la
gendarmerie ou du tribunal.
La notion de gravité est combinée au peu
d'importance accordée a l'enfant, a son statut comme a sa parole. Il
ressort de ces dossiers judiciaires l'image de petites victimes a qui on ne
confère pas une protection digne de celle que les juristes et les
politiciens tentent de promouvoir.
550 ADI&L, 2U, 643, affaire Chaptinel.
551 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 78.
552 Jean-Claude FARCY, « Témoin,
société et justice », in Benoît GARNOT (dir.), Les
témoins devant la justice : une histoire des statuts et des
comportements, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 423-428,
p. 428.
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