DEUXIÈME PARTIE : LE CRIME
Chapitre I : La dénonciation
« Il est certaines transgressions (en matière de
moeurs par exemple) dont le mal est uniquement ou principalement produit par la
révélation. »338 Jérémy Bentham.
Les mauvaises langues pourraient dire qu'avec ce nouveau
chapitre, nous ne sommes toujours pas arrivés au coeur du crime, et
pourtant la dénonciation est une étape ô combien importante
du processus criminel. Car pourquoi qualifie-t-on des faits de crime, de
délit ? Parce qu'ils ont été portés a la
connaissance de personnes diverses, qui peuvent faire partie du cercle proche
de la victime, des amis, des voisins, ou en être totalement
étrangères, tels les gendarmes, les maires ou les juges de paix.
Un crime n'existe en tant que tel, c'est-à-dire comme objet
répréhensible, que s'il est arrivé aux oreilles d'un
individu qui lancera le processus judiciaire. Il y a bien des faits qui jamais
ne sont révélés, sans aucun doute bien plus nombreux que
ceux qui sortent du silence, mais comment les atteindre ? Jamais ils ne sont
répertoriés dans les archives judiciaires, tout juste
apparaissent-ils dans les témoignages d'affaires connexes. Ils se
dessinent au fil de la plume du greffier, relégués à un
rôle anecdotique quand eux-mêmes auraient pu prétendre au
premier rôle. Anne-Marie Sohn, dans son étude sur les attentats
à la pudeur sur mineurs, a recensé 20% de refus de
plainte339.
Fort heureusement, certains faits remontent a la surface et
jettent l'opprobre sur des hommes qui mettent en danger l'équilibre
social par leur dépravation morale. La dénonciation emprunte
parfois de tortueux chemins, se heurte à de nombreux obstacles,
338 Jérémy BENTHAM, Traité des preuves
judiciaires, extraits par Étienne DUMPONT, tome second, Paris,
Bossange frères, 1823, p. 115.
339 SOHN (1996-a), p. 59. La taille de l'échantillon
étudié est importante, avec 702 cas répertoriés
d'attentats a la pudeur.
ou bien se fait de façon plus directe. Ce sont ces
dernières que logiquement, nous allons évoquer en premier
lieu.
Difficultés d'une dénonciation
spontanée
Avant toute chose et afin de d'offrir un panorama de la
situation, quelques chiffres340. Premièrement, on constate
que les dénonciations spontanées, c'est-à-dire le jour
même de l'attentat, sont très rares, avec à peine un cas
sur vingt. Ils sont environ un sur dix à être
déclarés entre un et six jours, et la proportion reste
sensiblement la même pour les dénonciations entre une semaine et
un mois. Comme on pouvait s'y attendre, les deux dernières
catégories regroupent les cas les plus répandus : plus d'un tiers
des faits dénoncés l'est entre un mois et un an, et près
de 40%, donc la majorité, le sont plus d'un an après
l'agression.
En moyenne, la dénonciation se fait près de
dix-huit jours après l'attentat. L'évènement
dénoncé le plus longtemps après l'acte est resté
sous silence pendant onze ans, ce qui est en théorie impossible
puisqu'il y a prescription au bout de dix ans - de nombreux faits n'ont pu
être jugés a cause de cela341. Plus curieux encore,
cette accusation a été retenue par le jury, lui d'habitude si
pointilleux342.
Dans les affaires de moeurs, la dénonciation
immédiate par la victime n'est pas la solution la plus
fréquemment et spontanément employée, et Vigarello la
considère même comme rarissime343. De la même
manière, les flagrants délits ne sont pas des plus nombreux. Ils
sont parfois entravés par la victime elle-même, preuve en est une
fillette de dix ans qui révèle n'avoir crié qu'à
demi-mots car elle a eu peur que sa grand-mère ne
l'entende344. Et quand par chance, les agresseurs sont pris sur le
fait, encore faut-il parvenir à en
340
Pour créer cette classification nous avons
procédé de la manière suivante : nous avons établi
avec le plus de précisions possible la date du premier attentat sur la
victime, et l'avons comparée a celle ou l'affaire a été
révélée à une autorité - gendarme,
garde-champêtre, maire etc.
341 Article 637 du code d'instruction criminelle de
1808. Une version datée de 1929 est disponible sur internet :
http://ledroitcriminel.free.fr/la_legislation_criminelle/anciens_textes/code_instruction_criminelle_1929.ht
m
342 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain. Il faut
bien dire que dans certaines affaires, l'enfant a beaucoup de mal a dater les
premiers faits. C'est donc au juge d'instruction de statuer a partir des
éléments dont il dispose. Dans ce cas précis, sans doute
aura-t-il eu une estimation différente de la nôtre, qui faisait
passer le crime en-dessous du seuil de prescription.
343 VIGARELLO (1998), p. 200.
344 ADI&L, 2U, 741, affaire Lallier.
exploiter l'avantage. Rares sont ces témoins visuels ou
auditifs à aller directement raconter les faits aux autorités,
par pudeur vis-à-vis d'affaires délicates qui de surcroît
ne les concernent pas directement. Il faut prendre en considération que
les témoins ne veulent pas forcément perdre leur temps voire leur
réputation à la gendarmerie et au palais de justice. Pour eux
comme pour les enfants agressés, les obstacles à surmonter sont
assez nombreux pour la dissuader d'ébruiter l'affaire. En premier lieu,
évoquons les difficultés qui encombrent le chemin et l'esprit de
la petite victime.
En premier lieu, l'état de choc émotionnel qui
caractérise l'enfant après l'agression - bien que contrairement
aux idées reçues cette proportion ne soit pas des plus
élevées. Un homme indique toutefois que sa fille était
tellement sous le choc qu'il a dû lui donner une goutte de rhum pour
qu'elle raconte345. Autre raison, l'incapacité de nombreux
enfants à saisir toute la gravité des gestes dont ils viennent
d'être victimes. Cette attitude se retrouve également chez les
mères qui découvrent leurs filles dans des situations
inappropriées. Alors qu'elle ne voit pas sa fille revenir, la
mère d'Émilienne a l'idée de regarder par la porte
entrouverte de son voisin, et elle voit l'enfant les jupes relevées
jusqu'à la taille346. Elle pousse un cri, entre et se saisit
de la petite. Elle raconte la suite lors de l'instruction : « J'ai
été tellement impressionnée, que je suis rentrée
chez moi sans insulter cet homme comme il le méritait ». Une
situation en tout point identique fait dire au procureur : « Muette de
saisissement, elle n'eut la force d'adresser aucun reproche a *l'accusé+
»347.
Paradoxalement, c'est quand la victime prend du recul par
rapport à ce qui vient de lui arriver que les chances d'une
dénonciation immédiate s'amenuisent. Lorsqu'elle décide
spontanément de prévenir une quelconque autorité, cela
peut être la marque d'une plus grande maturité sexuelle, et donc
d'un âge déjà avancé dans l'enfance. Les deux cas
que nous avons rencontrés concernent effectivement deux jeunes filles de
douze et dix-sept ans.
L'âge de la victime est d'une importance
particulière car plus il est jeune et plus il éprouve des
difficultés a s'exprimer. C'est l'image classique de deux mondes qui
cohabitent mais
345 ADI&L, 2U, 609, affaire Sauvage.
346 ADI&L, 2U, 713, affaire Tricoche.
347 ADI&L, 2U, 643, affaire Chaptinel.
qui ne se comprennent pas. Ou qui ne cherchent pas à se
comprendre, comme cet homme qui avoue avoir entendu sa fille pleurer et appeler
sa mère, mais sans y attacher d'importance étant donné son
très jeune âge348. Interpréter les attitudes de
l'enfant représente une grosse difficulté, même pour des
parents, surtout quand celui-ci est encore très jeune, car elles sont
alors sensiblement les mêmes pour des faits pourtant distincts. Devant
les pleurs de sa fille de quatre ans, une mère pense au premier abord
qu'on l'a fait boire349. Louise a cinq ans lorsque son père
commence a l'attoucher, et sa tentative pour révéler ces
agissements à sa mère est un échec, comme le dit plus tard
son géniteur, elle parle « si peu franchement que sa mère ne
l'a pas comprise »350. D'autre cas montrent que les parents
n'ont pas toujours une haute estime de la valeur des paroles de leur
progéniture, si bien que la victime préfère se taire,
pensant que ses parents ne l'auraient pas crue351.
Et effectivement, cela arrive. Céline, treize ans,
raconte a sa mère qu'elle a été violée par leur
maître soixantenaire, mais celle lui rétorque que « ce n'est
pas vrai car il est trop chétif »352. Les renseignements
donnés à la gendarmerie sur la victime sont pourtant bons, et ne
mentionnent pas de mensonges. Ceux-ci sont souvent au coeur de refus de croire
l'enfant abusé, qui se retrouve victime de ses antécédents
sur ce point. Son attitude peut lui jouer de mauvais tours, preuve en est ce
petit garçon abusé par son instituteur, mais dont les
allégations n'attirent que l'indifférence de son père car
il est souvent puni par son maître353. Une réputation
identique peut aboutir à une conséquence inverse : Marie, douze
ans, a été violée au retour d'une fête patronale, ce
qui fait qu'elle est rentrée en retard354. Elle jure
être restée avec des camarades, mais la sachant de moeurs
légères, sa belle-mère vérifie ses vêtements
et il découvre des taches de sperme.
Toutes les victimes n'ayant pas mauvaise réputation,
certaines méfiances sont a imputer à un scepticisme
vis-à-vis de la parole de l'enfant en général. Et quand un
père reste
348 ADI&L, 2U, 707, affaire Dorise. La petite fille n'a que
deux ans.
349 ADI&L, 2U, 653, affaire Gorgeard.
350 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain. Ici le terme «
franchement » est à prendre au sens de ne pas parler
correctement.
351 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.
352 ADI&L, 2U, 618, affaire Ledoux.
353 ADI&L, 2U, 655, affaire Massaloup.
354 ADI&L, 2U, 606, affaire Douel.
obstinément sourd aux dires de ses filles, cela peut
durer longtemps. Pendant deux ans et demi, les petites Marie et Alexandrine se
plaignent, et leur mère avec, d'être poursuivies par un homme, un
dénommé Ouvrard355. A plusieurs reprises, le chef de
famille a « grondé » femme et enfants parce qu'il ne croyait
pas a leur histoire. Toutefois il a été, au cas où, en
parler au patron du malotru, mais sans pour autant le dénoncer aux
services compétents. Il faut attendre que son aînée se
fasse violer pour qu'il réagisse et dénonce l'homme a la
gendarmerie. Dans le cas de la petite Henriette, les parents ne peuvent
soupçonner un homme qu'ils connaissent depuis vingt ans356.
« J'en ai parlé a mon père et a ma mère *...+, je ne
sais même pas s'ils y ont fait attention », commente,
dépitée mais avec une grande lucidité pour son âge,
une petite fille de neuf ans357. Ce refus de croire à de
pareilles allégations ne s'applique pas seulement aux paroles de
victimes : quand une femme de ménage prévient le père
d'une fillette de sept ans de l'agression qu'elle a subie, il n'y croit pas, et
il faut attendre la découverte de taches sur les draps du lit pour qu'il
entreprenne d'interroger l'enfant358.
Une autre fois, c'est la mère qui ne prête pas
attention aux paroles de sa fille, certes âgée de seulement trois
ans359. Un langage inadapté a la description d'un tel acte
est a l'origine de la situation, l'enfant ayant dit « le garçon m'a
fait bobo a mon cul » ; l'absence de précision pouvant faire
envisager a l'interlocutrice une multitude d'hypothèses en
adéquation avec la vie d'une petite fille. Une autre ne comprend pas de
qui il est question lorsque sa fille lui annonce que « Clément
» lui a touché le cul360. Abusée par l'âge
de son enfant, elle en interprète la déclaration de travers et
pense qu'il s'agit là des fils du dénommé Clément.
Nous l'avons constaté, les enfants manquent de vocabulaire pour parler
du sexe et de leur corps en général, et cela n'a pas
forcément trait a leur âge. La stratégie de
l'évitement des adultes, dont nous aurons l'occasion de reparler, qui ne
parlent pas de sexe devant ou avec les enfants, en est la
cause361.
355 ADI&L, 2U, 643, affaire Ouvrard.
356 ADI&L, 2U, 619, affaire Arnault.
357 ADI&L, 2U, 643, affaire Ouvrard.
358 ADI&L, 2U, 762, affaire Heurtevent.
359 ADI&L, 2U, 686, affaire Hilaire.
360 ADI&L, 2U, 645, affaire Clément.
361 SOHN (1996-a), p. 137-138.
Ces derniers font donc avec les moyens du bord, employant
très fréquemment - on serait même tentés de dire
à tort et à travers - le terme polysémique « cul
» pour désigner à la fois les organes sexuels, masculins
comme féminins, les fesses et l'anus362. Par exemple, cette
petite file de huit ans qui dit a sa nourrisse qu'un homme lui « a fait du
mal au cul »363. L'enfant fait ici référence a
ses parties sexuelles, mais peut-être la femme aura compris que l'enfant
a reçu une tape sur les fesses, puisqu'elle ne l'interroge pas plus.
Certains font une analogie avec des objets de leur quotidien, comme un morceau
de viande, ou de bois. Parfois, leur vocabulaire inapproprié
entraîne un euphémisme dans leur dénonciation. « Il
m'a cherché des sottises », raconte une fille âgée
pourtant de treize ans, qui a tout de même été sauvagement
violée364. L'éducation des enfants, qui passe par le
verbe, est sans doute la cause de ces litotes. Par ailleurs, on
s'aperçoit que les enfants, quand ils ne manquent pas de vocabulaire
à ce sujet, en ont un très fleuri et diversifié. Et on en
retrouve que rarement les mêmes termes, signe de ce que chaque village a
de particulier à cette époque.
Quand, déjà perspicaces, les enfants
préfèrent utiliser des gestes plutôt que des mots, il faut
un certain sens de la déduction de la part de l'adulte pour que la
vérité éclate. La jeune Angèle peut en ce sens
remercier sa petite soeur de quatre ans qui attire l'attention de sa
mère en relevant sa robe et en montrant sa bouche du
doigt365. La femme n'a sans doute pas compris qu'on a forcé
sa fille a faire une fellation, mais peu importe puisque l'alerte est
donnée. Le cas du jeune Félix, quatre ans, est
légèrement différent mais le bon sens de sa
grand-mère est tout aussi salutaire366. Alors que celle-ci
soigne une plaie de l'enfant, il ne tient pas en place, et elle le menace de le
faire taire en lui mettant un linge dans la bouche, ce a quoi l'enfant
répond « Oh ! non grand-mère, c'est sale comme Charles
». Elle interroge l'enfant qui lui révèle que le domestique
de la maison « lui prenait la tête et se livrait dans sa bouche
à des actes obscènes », selon les termes employés par
la grand-mère.
362 C'est d'ailleurs pour les premiers cités que cela
s'applique le plus, avec régulièrement la variante plus
précise du « cul de devant ».
363 ADI&L, 2U, 754, affaire Mauclerc.
364 ADI&L, 2U, 719, affaire Bassereau.
365 ADI&L, 2U, 647, affaire Ligeard.
366 ADI&L, 2U, 609, affaire Gaurier.
Il est des enfants qui, soit parce que c'est un moyen comme un
autre de faire ressortir le malaise né d'un attentat, ou bien par pur
défi à la société des adultes, exhibent,
fièrement ou non, ce que leur agresseur leur a enseigné. Et quoi
de mieux que de le monter dans une école ? C'est le parti pris par
Léa, dix ans, qui tient des propos obscènes à ses
camarades de classe et écrit « de vilains mots ~ sur les murs de
l'établissement, selon les élèves qui ont
été raconter l'affaire a leurs parents367. Un juge de
paix qui interroge un écolier note : « Celui qui se trouvait avec
*le témoin+ riait et avait l'air de connaître l'affaire
»368. Dans une école congréganiste de Tours, les
jeunes amis des victimes s'amusent en voyant passer les frères, a dire
qu'ils vont « tirer à la carabine ». Un des frères en
informe la police, qui se rend sur place demander aux enfants ce qu'ils
entendent par là369. Quand l'insouciance met a jour des faits
aussi sérieux que graves. De plus, la vague d'anticléricalisme
qui caractérise la France des années 1880 entraîne de la
méfiance et une recrudescence des dénonciations à leur
égard370.Faisons une très brève digression pour
signaler que les frères en religion sont les seuls à se
protéger mutuellement en dissimulant des faits.
L'insouciance et le détachement ne sont pas l'apanage
des seuls camarades de classe, il arrive, bien que le cas soit rare, que la
victime elle-même ne saisisse pas la gravité de l'attentat, faute
d'éducation nécessaire sur le sujet. Comparer les
expériences avec les enfants de son âge est une solution pour
prendre conscience de ce qui est arrivé. Sans cela, l'enfant peut
comprendre de travers l'acte dont il est victime : une petite fille de huit ans
abusée par son instituteur pleure souvent, mais comme elle voit ses
camarades en faire autant, elle ne parle de l'affaire a personne, croyant que
c'est là une punition371. La religion, qui se pose en
gardienne des moeurs convenables, fait parfois office de déclic : une
fillette de dix ans, en général consentante face aux
attouchements de l'accusé, déclare n'avoir pris conscience de sa
mauvaise attitude que le jour de sa première communion372.
L'âge des victimes de tels attentats explique en partie leur
méconnaissance du sujet et de la gravité qui en
découle.
367 ADI&L, 2U, 741, affaire Lallier.
368 ADI&L, 2U, 755, affaire Granier.
369 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.
370 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 281-282.
371 ADI&L, 2U, 614, affaire Petit.
372 ADI&L, 2U, 640, affaire Bouchet.
Il est plus surprenant de constater un phénomène
semblable chez des individus bien plus expérimentés. Le
père de quatre très jeunes victimes en apporte la preuve, lui qui
a surpris son voisin en flagrant délit : « Lorsque j'ai
moi-même surpris [cet homme], je ne croyais pas que c'était si
grave ))373. Sa désinvolture s'affirme un peu plus dans la
suite de sa déposition : « Après avoir surpris *mon voisin+
tenant ma fille *...+, j'ai continué a planter les oignons de ce dernier
)).
Toutefois la plupart des enfants ne sont pas aussi
légers face à de tels actes. Un sentiment très
répandu parmi les jeunes victimes est celui de la honte, de l'impression
d'avoir fait quelque chose de mal. L'enfant abusé se sent a la fois
victime et coupable. La sexualité est tant
dépréciée et encadrée que quand on cite un bon
exemple éducatif, il est d'ordre sexuel dans trois cas sur
quatre374. Les termes employés par les parents, quand ils
évoquent le sexe avec leurs enfants, le dénigrent tellement
qu'ils façonnent la vision de leur progéniture a propos de
l'amour charnel375. Cela a sans doute été le cas avec
la jeune Georgette, dix ans, qui répond à sa mère «
je n'ose le dire c'est trop vilain ))376.
Quels que soit leurs motifs, certaines victimes n'osent rien
raconter, ou restent évasives, espérant sans doute que leurs
parents ou frères et soeurs devinent sans qu'ils aient a prononcer de
vilains mots. Un an avant que l'affaire ne soit révélée,
une petite victime a averti son grand frère des agissements de leur
père, « espérant, dixit le procureur, que celui-ci en
parlerait à leur mère ))377. La petite Berthe subit
les attouchements du curé dès qu'elle va a ses leçons
d'orgue, aussi elle dit simplement a sa mère qu'elle ne veut plus y
retourner car il lui fait « des choses *...+ pas bien ))378.
Elle est alors pressée de questions mais elle n'en dit pas plus. La
mère d'une malheureuse enfant doit même la mettre devant la figure
du Christ pour qu'elle avoue379. Il arrive également que
l'enfant pleure, mais ne veuille rien dire, même si on lui demande ce qui
motive ce chagrin. Nous avons même l'exemple d'une petite fille qui reste
muette pour ne pas faire de peine a son
373 ADI&L, 2U, 707, affaire Dorise.
374 Anne-Marie SOHN, Chrysalides : femmes dans la vie
privée (XIXème-XXème
siècles), Vol.1, Paris, Publications de la Sorbonne, 1996-b, p.
371.
375 SOHN (1996-a), p. 20.
376 ADI&L, 2U, 698, affaire Beurg.
377 ADI&L, 2U, 661, affaire Himmelspach. Le confident
déclare n'avoir rien dit par peur d'être battu.
378 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné.
379 ADI&L, 2U, 610, affaire Fontaine.
maître, par ailleurs père de
l'accusé380. Ce dernier témoignage montre combien les
enfants sont conscients du mal que peuvent causer leurs
révélations, et des liens qu'ils peuvent briser par la même
occasion.
D'autres enfants vont jusqu'à mentir a propos de leurs
blessures, voire nier l'évidence. Les vêtements
ensanglantés, ils prétendent être tombés. En retard,
ils prétendent avoir été punis a l'école. Le
mensonge peut même aller jusqu'à une sorte de déni, quand
une petite fille de onze ans, dont les parents sont pris d'un doute affreux et
qui la questionnent, dément avoir été
agressée381. On amène alors une de ses camarades qui a
déjà avoué, mais elle persiste et signe, même en
présence de l'accusé. Quand ses parents l'emmènent
déposer a la gendarmerie, le fonctionnaire note dans son rapport :
« Le père et la mère de la petite *...+ nous ont
déclaré que leur petite fille ne devait pas nous dire toute la
vérité car eux ne pouvaient rien lui faire avouer à ce
sujet ».
Si la raison du silence la plus souvent invoquée est
d'ordre moral - la honte -, la crainte de violences physiques est presque
autant répandue. En premier lieu, la peur de représailles de la
part de l'agresseur, qui n'hésite pas a tirer profit de l'ignorance ou
de la faiblesse des victimes pour leur imposer le mutisme. Celles-ci se
retrouvent dans un tel état de terreur qu'elles craignent que la rumeur
qu'elles ont involontairement déclenchée ne revienne aux oreilles
de leur bourreau. L'autorité de l'adulte n'est pas dévoyée
et lorsqu'un prêtre défend aux petits élèves de son
école de raconter ce que leur fait un de ses collègues, il est
écouté382. La crainte de représailles n'est
d'ailleurs pas l'exclusivité des victimes, les témoins pouvant
garder bouche close pour les mêmes raisons. « Toi tu es un gueulard,
tu n'as pas besoin de dire cela, je te taperai ma main par la figure »,
tonne le coupable contre le frère de sa victime383. Un homme
surprend son voisin alcoolique et violent en fâcheuse posture avec ses
deux petites filles, mais il ne dit rien de peur d'être
frappé384.
380 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.
381 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet.
382 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.
383 ADI&L, 2U, 619, affaire Alsace.
384 ADI&L, 2U, 707, affaire Dorise. Pour la défense du
père de famille, signalons qu'il se trouve dans un état
« maladif ».
(( Je ne veux pas, car maman me battrait »,
déclare une petite à son agresseur385. Dans la
majorité des cas, ce sont donc les enfants qui ont peur
d'énergiques corrections de la part de leurs propres parents, qui vont
jusqu'à utiliser le fouet. Cela ne choque d'ailleurs personne, puisque
l'opinion admet la valeur éducative des punitions corporelles, pourvu
qu'elles ne soient pas trop violentes et qu'elles soient justifiées.
Elles touchent toutefois les garçons pour la
majorité386. Elles ont tendance à se raréfier
à la fin du siècle, de même qu'avec
l'adolescence387. Une enfant de sept ans déclare que si elle
a pleuré en rentrant chez elle c'était non parce que
l'accusé lui avait fait mal, mais car elle avait peur d'être
grondée par ses parents388. Pour les éviter, on trouve
des enfants qui ne rapportent pas à la maison les fruits ou les sous
qu'on leur a donnés, dont les parents auraient demandé la
provenance. D'autres histoires semblent donner raison aux enfants, et
illustrent bien le manque de tact de quelques parents : il s'en trouve pour
infliger une correction à leur enfant, pourtant pris sur le fait en
compagnie d'un homme qui ne leur veut pas forcément que du bien. Une
fillette visiblement habituée aux coups dit même à sa
mère (( Si tu ne veux pas me battre, je vais te le dire
»389. Une femme lucide dit que (( [sa] fille qui craint
beaucoup s'était sauvée ~ avant même qu'on ne puisse lui
poser des questions390. On est beaucoup plus surpris par l'attitude
des maîtres et maîtresses d'école, dont une se contente de
gronder l'enfant et de lui défendre de retourner chez
l'accusé391. On n'est plus très loin de penser que
l'enfant est en partie coupable et l'a bien cherché. Alors de nombreuses
victimes se tournent vers un confident privilégié, une oreille
attentive mais qui reste néanmoins dans ce cercle intime que constitue
la famille. Les frères et soeurs jouent ce rôle, et on leur doit
de nombreuses dénonciations. Dans la majorité des cas ils
s'abstiennent pourtant de trahir ce qui s'apparente à un secret. Il
arrive qu'il le répète néanmoins à un domestique,
un voisin, un camarade, et de fil en aiguille cela aboutit à un
procès, quand le dernier confident se charge de révéler
l'affaire a la justice. L'école est bien souvent un lieu où ces
tristes faits remontent à la surface, mais sous un jour bien
385 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.
386 Pascale QUINCY-LEFEBVRE, Familles, institutions et
déviances : une histoire de l'enfance difficile (1880-fin des
années trente), Paris, Economica, 1997, p. 54.
387 FARCY (2004), p. 28-29. Dans notre corpus, sur les huit
victimes qui témoignent de la peur d'être corrigés, une
seule n'a pas entre dix et douze ans.
388 ADI&L, 2U, 752, affaire Bochaton.
389 ADI&L, 2U, 610, affaire Brault.
390 ADI&L, 2U, 641, affaire Tessier.
391 ADI&L, 2U, 673, affaire Moreau.
moins sérieux. Les camarades de la victime se font une
joie de raconter à tout le monde des faits dont ils ne distinguent pas
la gravité. Jusqu'au jour oü cela tombe dans l'oreille d'un adulte,
parent ou maîtresse d'école.
La peur de dire quelque chose de mal peut avoir des
conséquences graves d'un point de vue sanitaire. Il n'est pas rare de
voir des enfants supporter les souffrances nées d'un attentat pendant de
longues semaines. Ainsi, deux jeunes garçons ont souffert pendant un
mois entier sans oser rien dire, l'un de douleurs lors de la miction, l'autre
de blessure a l'anus. Une jeune fille de quatorze ans est violée deux a
trois fois par semaine par son père alcoolique, et ne le dénonce
qu'au bout de sept mois - ce qui reste pourtant assez rapide pour une affaire
d'inceste - car selon ses propres termes elle ne peut plus y tenir et est
très fatiguée392.
Face à ces nombreux accrocs, la meilleure chance de
découvrir le problème est d'ordre visuel. Les difficultés
a marcher, a uriner ou a déféquer sont autant d'indices assez
courants dans ce genre d'affaires, qu'il faut bien interpréter,
même s'ils ne sont pas toujours visibles. Une attitude insolite peut
attirer l'attention, telle une enfant qui observe son sexe, ou une autre qui se
gratte l'entrejambe. On voit des parents qui, pris d'un doute, amènent
leur enfant chez le médecin pour clarifier les choses. Plus l'attentat
est violent et plus les séquelles attirent le regard et sont sans
équivoque. Il est donc normal que les viols ou tentatives soient les
crimes le plus rapidement dénoncés : une grande majorité
l'a été dans l'immédiat.
Les taches inhabituelles sur le linge ou les draps de l'enfant
sont également assez récurrents. Certaines sont très
équivoques, ce sont les taches de sperme. « C'est un homme qui
touche à votre enfant », déclare avec une acuité
aussi bien visuelle qu'intellectuelle une voisine a qui on présente le
linge d'une jeune victime393. Le sang l'est déjà
moins, et il arrive que d'autres nécessitent une dose de
perspicacité pour en révéler la criminelle origine.
Toutefois, dans la quasi-totalité des dossiers de viol ou tentative, des
taches de sang sont présentes sur les habits de la victime et ne portent
pas à confusion de par leur étendue. On trouve également
d'autres traces nettement moins
392 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.
393 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.
caractéristiques : mention spéciale à une
boulangère attentive qui remarque, après une absence de quelques
minutes, de la farine sur le dos de sa fille394.
Pour conclure ce point, évoquons deux situations de
dépendance, économique d'une part, affective de l'autre. La
première concerne les jeunes domestiques, très nombreux et dont
la situation pécuniaire n'est pas des plus simples. Dans la
majorité des cas ils représentent une partie des ressources de
leurs parents, ce qui représente une lourde charge morale. Il est donc
très difficile pour l'enfant de renoncer a son travail de domestique
sous peine de sévères remontrances de la part des parents, voire
de mise en péril de l'avenir de la famille - d'une certaine
façon, les enfants placés assurent celui de leurs petits
frères et soeurs. Un mois de chômage équivaut pour les
domestiques à une perte de six mois de gages. On comprend mieux pourquoi
seule une petite minorité dénonce les abus dont elle est victime,
qui est plus est si chaque domestique enceinte est systématiquement
renvoyée395. A cette chape de plomb s'ajoute la crainte de
violences physiques, le comportement des maîtres vis-à-vis des
enfants placés n'étant pas toujours correct. Arthur Gautard,
accusé de viol par sa servante de douze ans, a la fâcheuse
habitude d'abuser de ses jeunes employées, et en a même
envoyée une a l'hôpital pour deux mois396. On n'est
donc pas étonnés des menaces de mort qu'il a
proféré a l'encontre de celle par qui le scandale est
arrivé, mais plus par le témoignage de celle-ci, qui n'a rien dit
non par peur des coups, mais d'un renvoi. La situation de Rachel, bien que cas
particulier, peut s'inscrire dans ce registre : la jeune fille a des relations
sexuelles plus ou moins consenties avec l'ami - et mécène - de la
famille397. Elle se refuse à dénoncer l'affaire, par
crainte de voir sa mère et ses soeurs démunies sans l'aide de ce
riche rentier. Plus ambigüe encore est la relation qui unit la victime
d'un inceste avec son bourreau.
L'inceste, un cas a part
L'ancestrale tradition de la puissance paternelle est sans
conteste la principale entrave a la dénonciation de l'inceste. Elle est
même, comme un cas sur sept, a l'origine du crime398.
Soumettant femme et enfant a l'autorité du chef de famille, elle en
façonne les
394 ADI&L, 2U, 661, affaire Poisson.
395 Christophe CHARLE, Histoire sociale de la France au
XIXème siècle, Paris, Seuil, 1991, p. 321-322.
396 ADI&L, 2U, 637, affaire Gautard.
397 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.
398 SOHN (1996-a), p. 71.
relations intrafamiliales. La Révolution est la
première à tenter de la remettre en cause cette omnipotence. En
1794, Cambacérès y voit un symbole de la tyrannie399
:
« Les premiers tuteurs sont les père et
mère. Qu'on ne parle donc pas de puissance paternelle. Loin de nous ces
termes de plein pouvoir, d'autorité absolue, formule de tyran,
système ambitieux que la nature indignée repousse, qui n'a que
trop déshonoré la tutelle paternelle en changeant la protection
en domination, les devoirs en droits et l'amour en empire. »
Toutefois Napoléon Ier en décide
autrement et réaffirme avec le code civil les prérogatives
paternelles. Ainsi, durant une bonne partie du XIXème
siècle, l'État s'interdit de franchir les portes de
l'intimité de la famille, soumise a la puissance du père, cette
dernière étant le socle de l'ordre social.
En revanche, l'adoption de la loi de 1863 annonce un
renforcement de la lutte contre l'inceste criminel, qui l'assimile a un
viol400. A partir de la décennie suivante, l'inceste est
dénoncé comme un crime monstrueux401. Mais le tabou
reste entier, et dans un seul cas un témoin parle de « rapports
incestueux »402. Jamais le mot n'apparaît dans la bouche
des magistrats. Il est très difficile d'évaluer quantitativement
l'inceste, justement a cause de dénonciations bien plus rares que pour
les attentats « classiques ». Dans notre corpus, il concerne à
peine 7% des victimes, mais illustre parfaitement les multiples facettes de ce
crime, puisqu'on a retrouvé des pratiques incestueuses avec le
frère, l'oncle, le grandpère ainsi que le beau-père de la
victime. Lorsque l'on compare notre échantillon a celui d'Anne-Marie
Sohn, on constate que les pratiques incestueuses sont moins répandues en
Touraine qu'ailleurs403. Aucune affaire n'a été
dévoilée avant quelques mois, la majorité l'a
été au-delà de trois ans. Anne-Marie Sohn donne une
estimation plus précise : dans les
399 Antoine FENET, Recueil complet des travaux
préparatoires du code civil, tome premier, Paris, Videcoq, 1836, p.
102. Disponible sur Google Books en intégralité.
400 AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et
contemporaine, 2009, n°4, p. 181.
401GIULIANI, L'Atelier du Centre de recherches
historiques, 05 | 2009, [En ligne], § 15.
402ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.
403 Nos chiffres montrent qu'un prévenu sur dix est
accusé de crime incestueux. Anne-Marie Sohn a relevé un chiffre
deux fois plus élevé, avec plus de 21% d'affaires. (SOHN
(1996-a), p. 64.). Toutefois, si on enlève les cas d'attentat par le
frère sur sa soeur, qui ne sont pas jugés en assises mais que
Anne-Marie Sohn a incorporés a ses statistiques, son chiffre passe a
17%. L'auteur a également pris en compte des faits qui apparaissent lors
de l'instruction, mais qui ne donnent pas forcément lieu a un
procès. Si nous faisons de même, nous arrivons à 12,5% des
affaires qui mentionnent des actes incestueux. Cela nous rapproche du chiffre
d'Anne-Marie Sohn bien que notre pourcentage reste nettement
inférieur.
deux tiers des cas, les relations excèdent un
an404. Trois jeunes filles ont même gardé le silence
pendant neuf, dix et onze longues années.
On peut expliquer cela par ce que les psychiatres appellent le
« syndrome d'adaptation »405. Si la victime n'a
reçu dans les premiers temps de l'inceste aucune aide ou n'a pas
perçu de moyen de se substituer a l'emprise de son agresseur, elle
apprend à s'accommoder de la situation, voire même a y participer
activement, et dans un cas elle incite même sa petite soeur a en faire
autant406. Nous n'irons pas jusqu'à dire, comme Anne-Marie
Sohn, que ce sont des circonstances exceptionnelles407. Dans
plusieurs cas la frontière entre la résignation et le
consentement ne peut être clairement définie, rendant les
conclusions difficiles. Ses plaintes sont de plus en plus rares, de même
que sa résistance. Un procureur donne tout son sens à cette
affirmation en proclamant dans l'acte d'accusation que la victime « a fini
par s'abandonner a lui »408. On découvre des victimes,
devenues consentantes, prêtes à mentir pour sauver leur amant :
lors de son interrogatoire, une jeune fille affirme n'avoir couché ni
avec l'accusé ni avec un autre homme409. Le juge
d'instruction ordonne aussitôt un examen, qui révèle une
défloration déjà ancienne. La victime change alors son
plan de défense et prétend que c'est un autre qui lui a fait
cela, mais quand on lui demande qui, elle reste dans un silence obstiné.
Ce n'est du reste pas la seule victime qui défend son agresseur,
même dans les affaires nonincestueuses.
Le mutisme de l'enfant provient principalement de
l'intimidation qui va parfois jusqu'aux menaces de mort. « Si mon
père était là je ne vous dirais pas cela parce que je
crois qu'il me tuerait ~, raconte un petit garçon de sept ans,
terrorisé depuis près d'un an par son père410.
La maltraitance, sorte d'abus de la puissance paternelle, ne trouve aucune
entrave dans le code civil, aussi les intéressés ne se privent
pas de frapper à tout va sur des enfants qu'on pourrait qualifier de
martyrs. Dans une affaire où le grand-père de la victime bat
celle-ci avec une violence inouïe malgré son grand âge -
soixante-dix-huit ans
404 SOHN (1996-a), p. 67.
405 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 295.
406 ADI&L, 2U, 747, affaire Sarton.
407 SOHN (1996-a), p. 67.
408 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.
409 ADI&L, 2U, 640, affaire Vaudeleau et Léprivier.
410 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.
tout de même -, un témoin déclare que
quatre ans auparavant il a été chercher les gendarmes qui ont
ouvert une enquête qui n'a pas abouti car la petite fille a
déclaré ne pas être maltraitée411. Outre
la violence et les menaces, la dépendance financière est à
prendre en compte. Une jeune fille victime d'inceste menace son père de
le quitter s'il ne veut pas arrêter immédiatement ses actions
criminelles412. Ces timides menaces sont restées vaines, la
malheureuse confiant a un témoin qu'elle n'a pu les mettre a
exécution faute d'argent.
Des liens bien plus profonds, même indéfectibles,
unissent l'abuseur et sa victime. Ils se trouvent renforcés par l'aspect
transgressif et secret qui caractérise l'inceste413. Une
enfant de sept ans demande visiblement anxieuse a ceux qui l'interrogent s'ils
vont mettre son père en prison414. En général
ce dernier essaie de culpabiliser sa fille, de l'intégrer pleinement au
processus, pour éviter une dénonciation : « J'ai plus
confiance en toi qu'en ta cadette *...+, car j'ai peur qu'elle parle »,
déclare à sa fille un père incestueux415.De
plus, dénoncer c'est remettre en cause l'intégrité de la
famille, et se sentir coupable non seulement vis-à-vis du père,
mais aussi de la mère, qui a été en quelque sorte
remplacée par sa fille416. A l'évidence, plus que dans
les affaires nonincestueuses, la victime ressent une profonde honte, une
culpabilité qui les fait se sentir souillées et
débauchées. Les psychiatres l'ont, de manière très
imagée, appelée le « syndrome des biens avariés
»417. Un procureur note que se sentant honteuse de la vie que
son père lui faisait mener, une jeune victime a décidé de
monter à Paris chercher une place418. La dénonciation
est donc très coûteuse psychologiquement, et ce n'est pas la jeune
Juliette, depuis sept ans régulièrement battue et violée
par son géniteur, qui dira le contraire419. La victime a tout
avoué a sa mère a la suite d'une violente dispute avec son
411 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.
412 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.
413 Evelyne PEWZNER-APELOIG, « Inceste, honte et
culpabilité : l'enfant, victime expiatoire ? », in
PierreFrançois CHANOIT, Jean DE VERBIZIER (dir.), Les sévices
sexuels sur les enfants, Ramonville-Saint-Agne, Érès, 1999,
p. 55.
414 ADI&L, 2U, 618, affaire Chevallier.
415 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.
416 PEWZNER-APELOIG, in CHANOIT, VERBIZIER (1999), p. 57.
417 Marie-Aimée CLICHE, « Un secret lentement
dévoilé : l'inceste au Québec (1858-1975) », in
Jean-Pierre BARDET, Jean-Noël LUC, Isabelle ROBIN-ROMERO, Catherine ROLLET
(dir.), Lorsque l'enfant grandit, entre dépendance et
autonomie, Paris, Presses de l'université de Paris-Sorbonne, 2003,
p. 413.
418 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.
419 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches.
père, et en a été tellement émue
qu'elle s'est évanouie. Les enfants subissent une forte emprise
psychologique de la part de leur père, qui leur apparait comme un
personnage omnipotent. A leur mère qui leur demande pourquoi elles sont
restées si longtemps silencieuses - plus de neuf ans pour l'un d'elles
-, deux jeunes filles répondent en toute simplicité que leur
père leur avait interdit de le dire420. La victime d'inceste
peut également souffrir du manque d'attention de la part de son
entourage, comme Marie-Louise, pourtant victime régulière des
excès de boisson de son père421. Plusieurs fois elle a
prévenu sa mère, qui vit séparée de son mari, qui
lui a conseillé de le dénoncer à la prochaine incartade.
Pourtant, au juge d'instruction qui lui demande alors pourquoi elle n'a pas
révélé l'affaire plus tôt, elle répond
qu'elle n'avait personne a qui se confier.
Il est vrai que les mères ne sont pas les meilleures
interlocutrices dans ce genre d'affaires. Dans les affaires d'inceste, peu de
dénonciations sont de leur fait422. Elles
préfèrent régler le problème dans l'intimité
familiale, ou se contentent de fermer les yeux et de se lamenter sur leur sort
: « Je n'avais plus qu'un malheur a avoir, je l'ai »423.
L'homme de la maison est bien souvent le seul moyen de subsistance de sa
famille, et la mère pense avant tout à ses enfants à
élever. « Je regrette ce que j'ai dit, parce que mon mari
était notre gagne-pain », déclare une femme
éplorée424. La mère se retrouve partagée
entre les deux obligations qui sont les siennes vis-à-vis de ses enfants
: les protéger, et les nourrir. Aussi elle peut voir, comme dans le cas
cité précédemment, la justice comme une possibilité
d'intimider le père afin qu'il cesse ses actes criminels.
Toutefois le plus souvent la femme a simplement peur de son
mari violent, situation partagée par nombre d'entre elles. La
mère de Clémentine, bien que consciente des blessures
occasionnées par son mari, refuse de la conduire chez le médecin,
par crainte d'une dénonciation425. Il est vrai qu'elle ne
risque rien pénalement, puisque le code pénal ignore la «
complicité par abstention »426. Il faut qu'elle ait
participé volontairement au crime, en livrant par exemple ses enfants a
son compagnon, pour qu'elle puisse être
420 ADI&L, 2U, 731, affaire Bigot.
421 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.
422 VIGARELLO (1998), p. 200.
423 ADI&L, 2U, 746, affaire Destouches.
424 ADI&L, 2U, 716, affaire Rossignol.
425 ADI&L, 2U, 731, affaire Bigot.
426 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 315.
punie, sous le chef d'accusation d'excitation de mineur a la
débauche. Victoire Léprivier, qui a tout fait pour encourager
voire même provoquer les relations coupables entre ses filles et son
compagnon, est la seule a avoir été condamnée sous ce chef
d'inculpation - à trois ans d'emprisonnement assortis de dix ans
d'interdiction d'exercer ses droits427. Le témoignage de
celle de la mère de Juliette est encore plus significatif de cette
situation, coûteuse moralement, vis-à-vis du chef de famille.
Victime comme sa fille des coups et menaces de mort de son mari, qui va
jusqu'à sortir du grenier une vieille baïonnette, elle avoue que si
elle n'avait pas craint pour la vie des membres de sa famille, elle n'aurait
pas dénoncé son mari428.
Certaines femmes se trouvent plus courageuses, sans toutefois
aller jusqu'à dénoncer leurs maris : elles placent leur fille,
soit comme domestique, soit comme apprentie, afin de les éloigner de la
menace paternelle. En quelque sorte, elles essaient par ce moyen de gagner sur
les deux tableaux, protégeant a la fois l'intégrité de
leur fille et de leur famille. Cette situation n'est d'ailleurs pas toujours la
bonne solution, certains pères n'hésitant pas à faire
revenir, de force si nécessaire, leur fille au bercail.
Enfin, dernière entrave a la dénonciation, une
situation rare qui, comble de l'horreur, rassemble père et mère
dans une même dépravation criminelle, cette dernière se
faisant la complice du premier. L'affaire Vaudeleau, bien que n'étant
pas pénalement du ressort de l'attentat par ascendant, puisque
l'accusé n'est pas marié mais seulement concubin de la
mère de ses victimes, en est un exemple parfait429. Les
principaux faits ont été commis sur l'aînée de la
fratrie, Clémence, a peine l'accusé mis en ménage avec sa
concubine, enceinte à cette époque. L'enfant, âgée
de douze ans alors, a vu sa mère favoriser les relations criminelles de
son amant en l'encourageant a voyager avec lui, et du reste la jeune fille n'a
pas l'air d'en être traumatisée. Sur demande de celui-ci, cette
femme a même remplacé sa fille en tant que domestique afin qu'elle
prenne sa place de concubine430. Une des petites soeurs
déclare a la gendarmerie que sa mère aurait dit a Vaudeleau
« J'y vais te la chercher tu pourras la baiser tant que tu voudras ».
Au moment
427 ADI&L, 2U, 640, affaires Vaudeleau et
Léprivier.
428 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches.
429 ADI&L, 2U, 640, affaire Vaudeleau et Léprivier.
430 Au juge qui lui demande pour quelle raison, elle
répond que c'est pour que sa fille prépare au mieux sa
confirmation, en se rapprochant de ses cours de catéchisme.
oü l'affaire est révélée, cette
situation perdure depuis deux mois. La complicité dans le crime est
telle que l'accusé se livrait a des « actes obscènes »
sur la mère et la fille en même temps, et dans le même
lit.
-o-o-o-
L'enfant abusé garde sa situation de faiblesse,
déjà a l'origine de son agression, au-delà de celle-ci, ce
qui détermine sa faible propension à la dénonciation
ouverte. Il serait réducteur de ne voir celle-ci que par le prisme d'un
cercle fermé, la plupart du temps la famille. Le monde «
extérieur » a un grand rôle à jouer dans ces affaires.
Les voisins, les camarades, ou de façon plus abstraite, la rumeur et la
puissance publique sont des éléments sur lesquels il faut
compter.
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