Chapitre II : Stratégies autour de la
défense
La défense de l'accusé empreinte des voies
diverses, bien qu'on puisse aisément en résumer la teneur : soit
il choisit le chemin des aveux voire de la rédemption, soit il
dément avec plus ou moins de pugnacité. Puisque le système
judiciaire français impose qu'il faille démontrer la
culpabilité de l'inculpé, de nombreuses possibilités
s'offrent a la défense pour éviter une condamnation ou la
réduire.
Sans coeur et sans reproche
La première d'entre elles consiste a nier tout
culpabilité, et ce a un tel point qu'il en révèle le
cynisme révoltant de l'accusé. Malgré ou peut-être
grâce à la grande gravité pénale que revêt le
crime sexuel sur enfant, ils ne sont qu'une minorité a emprunter ce
dangereux chemin. Environ les trois quarts d'entre eux sont accusés de
crime incestueux, ce qui démontre une fois de plus combien ce type
d'agresseur entend ne rendre de comptes à personne.
La première caractéristique de ce triste
personnage est de ne jamais avouer sa faute, et de ne reconnaître aucun
témoignage voire - fait rarissime - de dénigrer les examens
médicaux pratiqués. L'un d'eux, peut-être le plus
évidemment coupable de tous, a même confié a son notaire
qu'il pensait être acquitté996. Chez certains
effectivement, les dénégations sont tant invariables et
persuasives - « Je vous le dirais si c'était vrai car je suis franc
pour ces choses-là ~, dit l'un d'eux997 - qu'on en vient a se
demander si euxmêmes ne sont pas convaincus de n'avoir rien commis de
répréhensible. Leur attitude révoltante, qui plus est
lorsqu'ils sont le père de la jeune victime, peut même prendre les
traits d'une bravade envers le juge et sans doute au-delà, la Justice en
tant qu'institution. « J'ai toujours eu soin de mon enfant, Dieu merci je
n'ai pas cela a me reprocher », dit le père du petit Émile
dont nous avons tant parlé998. Après avoir
ajouté que ce dernier avait
996 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier. Il faut dire que les
multiples attentats qu'il aurait commis précédemment sur sa fille
n'ont jamais pu être prouvés.
997 ADI&L, 2U, 613, affaire Cathelin.
998 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier. Rappelons
qu'au-delà des agressions sexuelles opérées sur son fils,
on l'a également accusé d'une grande maltraitance envers lui. Il
ne lui donnait presque rien a manger et se montrait très violent envers
lui, ce qui est sans doute a l'origine de la mort du malheureux enfant et de sa
soeur a qui il a fait subir les mêmes mauvais traitements.
déclaré devant témoins ne jamais avoir
été aussi heureux qu'avec son père, il se fait quelques
lignes plus loin encore plus abject : « Je m'en voudrais d'avoir fait une
chose comme celle-là ». Le manque de respect envers la victime -
mais est-ce là le plus grave ? - est encore plus flagrant lorsque le
juge met l'accusé en présence du cadavre de son fils, qui
imperturbable, renouvelle ses dénégations.
Bien sûr, parler de cynisme implique une
interprétation personnelle, et d'autres actes et paroles de criminels
mériteraient peut-être ce qualificatif. De toute manière,
les points que nous allons soulever relèvent tous plus ou moins de cela,
car nier des faits aussi souvent évidents n'est pas le signe d'une
grande moralité. Afin d'y voir plus clair dans les «
prétextes » et autres « excuses » donnés par les
prévenus, nous les avons regroupés en plusieurs catégories
: la première, la plus courante, concerne une lâcheté que
les féministes seraient tentées de dire « toute masculine
» : accuser sa victime, soit de l'avoir provoqué, soit d'avoir
été consentante. La seconde, très répandue
également, consiste à élargir le champ de l'accusation et
de pointer du doigt un peu tout le monde, arguant d'un complot.
Troisième solution, mettre en avant un état anormal au moment de
l'agression. Enfin la dernière, peut-être anecdotique, mais un
minimum intéressante car elle révèle combien les
prévenus sont imaginatifs lorsqu'il s'agit de trouver un prétexte
ou une excuse à leur faute.
Accuser l'enfant d'avoir été a l'origine de
l'attentat constitue une manoeuvre audacieuse, mais qui peut porter ses fruits.
A présent que nous sommes instruits des conséquences d'une
mauvaise réputation de la victime, on comprend mieux pourquoi cette
démarche est ordinaire. « La meilleure des défenses c'est
l'attaque ~, comme l'annonce le dicton. Les affaires incestueuses, une nouvelle
fois, empruntent beaucoup à cette maxime, car le rapprochement
géographique ainsi que les liens qui unissent les deux protagonistes
sont de nature à provoquer des rapprochements criminels. Plus largement,
non seulement cette tactique détourne l'attention du juge sur les faits
principaux de l'instruction, mais cela est a même d'engendrer un doute
dans la tête des jurés, ce qui au fond, importe le plus.
Ces hommes n'hésitent pas a se faire passer
eux-mêmes pour les victimes de jeunes filles sans aucune morale. Tout
d'abord ils mettent en cause l'attitude de l'enfant, qu'ils jugent
provocante : dans la majorité des cas ce sont des ((
paroles libres » ou encore des conversations obscènes, voire des
lectures osées. Ils prétendent que c'est la victime qui leur a
demandé de leur faire ce dont ils ont aujourd'hui a répondre
devant le tribunal. Elle se serait montrée plus qu'entreprenante - ((
dégourdie » - et les aurait séduit par leur enthousiasme ((
débordant », preuve en est cette affirmation pleine
d'élégance d'un vigneron de soixante-et-onze ans : (( Cette
fillette mouille comme une femme de vingt ans »999. (( [Elles]
me cherchaient, me poussaient à cela », se défend un
sexagénaire1000. Afin d'être plus convaincants, les
prévenus cherchent a salir le passé de l'enfant, et surtout
d'évoquer des relations sexuelles antérieures, avec d'autres
personnes. Ils tentent également de faire rentrer ces agressions dans le
cadre légal de la prostitution : (( Je connais très bien cette
fille, car j'ai couché plusieurs fois avec elle pour quelques
pièces d'argent, dit un ouvrier d'une fillette de neuf
ans1001. Outre la déstabilisation de cette dernière,
cela a pour objectif de prévenir un éventuel diagnostic de
défloration lors de l'examen médical. Cependant de telles
accusations sont risquées lorsque le juge d'instruction n'est pas de
ceux qui voient dans les enfants des créatures manipulatrices. L'un
d'eux qui fait face a un flot de paroles diffamatoires finit par mettre en
garde leur auteur : (( Vous faites en vérité des réponses
telles qu'on dirait que vous cherchez a aggraver votre situation »1002.
Certains prévenus vont encore plus loin et essaient de
se faire passer pour plus candides encore que leurs victimes, se disant ((
scandalisés » par leur conduite immorale, et prétendant
même s'être efforcés de les ramener dans le droit chemin. Ce
sont eux les premières victimes de l'attentat, puisque celui-ci s'est
fait contre leur volonté et malgré leurs observations. Le juge
d'instruction semble tout de même très dubitatif devant de telles
révélations : (( Il est assez difficile d'admettre que de tous
jeunes enfants aient conçu l'idée de se porter sur vous a des
actes obscènes »1003. Les magistrats sont assez ouverts
d'esprit pour accepter l'hypothèse qu'un enfant puisse provoquer
l'attentat dont il reste victime, mais l'idée qu'il puisse en être
carrément l'auteur leur paraît inconcevable. Attention donc a ne
pas s'attirer les foudres de ceux-ci, car il ne faut pas
999 ADI&L, 2U, 708, affaire Monpouet. Précisons que
ladite enfant n'a que dix ans. 1000 ADI&L, 2U, 713, affaire Champigny.
1001 ADI&L, 2U, 743, affaire Latron.
1002 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.
1003 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.
oublier que ce sont eux qui dirigent et orientent les
débats, et peuvent de cette façon influer sur le procès
à venir. En somme, une telle stratégie est risquée comme
le démontre Ambroise-Rendu : l'historienne relate le procès d'un
père qui accuse sa fille de six ans d'être perverse et de l'avoir
provoqué1004. L'avocat général note que le jury
a été indigné par tout ce cynisme, ce qui l'a
peut-être poussé a refuser l'octroi de circonstances
atténuantes.
Si les accusations de ce type sont nombreuses, que dire de
celles qui mènent à la théorie du complot ? Certes, les
communautés villageoises ou urbaines tissent entre leurs membres des
liens au quotidien, ce qui entraîne naturellement rivalités et
tensions. Mais de là a ce que des personnes s'entendent entre elles pour
tendre un piège a un honnête homme, cela semble un peu
exagéré. Cependant c'est une raison invoquée par trois
accusés sur dix environ. Les hygiénistes qui prônent la
méfiance voire la défiance vis-à-vis des
témoignages d'enfant semblent avoir inspiré une bonne partie des
prévenus. Il est vrai qu'une telle accusation est très facile a
lancer, mais beaucoup plus difficile à démontrer. C'est ce
pourquoi la plupart de ces manoeuvres ne reposent sur rien de précis, ce
sont juste des suppositions, peut-être fondées.
Dans la majorité des cas, la cible de ces
allégations n'est pas la victime elle-même, mais ses parents.
L'inculpé peut même aller jusqu'à parler de complot ou de
machination, accusant les voisins voire le village tout entier, y compris le
maire. Dans le cas d'une affaire incestueuse, c'est la mère qui est
prise a parti, on dénonce une manoeuvre de sa part pour se
débarrasser d'un mari gênant. En dehors de ce cas particulier, les
accusations sont de la même veine pour la plupart : on veut envoyer le
prévenu en prison par pure vengeance, ou bien pour éviter de
payer une quelconque dette. Les histoires d'argent sont un bon prétexte,
car nombre d'accusés évoquent le chantage pour soutirer a un
honnête homme une bonne somme. C'est tout naturellement qu'un rentier a
adopté cette stratégie de défense : il commente les
déclarations des victimes, disant que « ce n'est pas mal
composé », ainsi que « c'est bien étudié »,
pour finalement se montrer plus sévère en exposant que «
c'est trop mal inventé pour que cela soit vrai ~, et qu'on
1004 AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et
contemporaine, 2009, n°4, p. 177.
cherche a lui soutirer de l'argent1005.
Arsène Collet, héritier d'une riche lignée, se dit
également victime d'une immonde machination, et tente
d'accréditer sa thèse en citant un villageois qui lui aurait dit
: « Vous êtes bon ! Pourvu que vous n'ayez pas a vous en repentir !
»1006.
Cet accusé ne manque d'ailleurs pas d'imagination pour
étayer sa théorie, il est vrai remarquable de détails, qui
font presque se demander s'il ne souffre pas d'un délire de
persécution. Collet en profite au passage pour écorner la
réputation des membres de la famille qu'il dit avoir tant aidée,
et ainsi recouvre la plupart des manoeuvres destinées a entamer la
crédibilité des témoins à charge. C'est donc
à travers une série de lettres envoyées depuis sa cellule
au juge d'instruction, qu'il annonce tout d'abord que la jeune victime, Rachel,
a été élevée chez son oncle, qui a abusé de
ses prérogatives1007. Il accuse au passage celui-ci d'avoir
tué une femme, car noircir le tableau n'est sans doute pas inutile,
pense-t-il. Sauf que sa version prend des traits encore plus grotesques
lorsqu'il avance que Rachel se prostitue à son frère,
Raphaël, « et peut-être a d'autres ~. Tant qu'à salir
une famille, autant ne pas faire d'exceptions, aussi il raconte que ce dernier
apprend a ses petits frères a traiter leur grande soeur de putain. Il
semble d'ailleurs en vouloir grandement a l'adolescent, qu'il accuse de vouloir
se venger de lui et même de penser a l'assassiner, et ajoute
également qu'il l'a volé. Dans une lettre rédigée
quelques jours plus tard, il recentre sa stratégie sur la victime : il
prétend que la mère de celle-ci lui a confié : « Ah !
vous la croyez meilleure que les autres, elle ne vaut pas mieux. Remarquez-le.
C'est elle qui recherche le plus souvent son frère ». Il ajoute
qu'il a surpris plus d'une fois la jeune fille en galante compagnie, embrassant
un garçon. Enfin, il remet en cause le processus même de la
dénonciation, évoquant une manipulation de la part du maire qui
l'a recueillie. Celui-ci aurait proposé 200 francs a Rachel si elle
avouait ce qu'il lui demandait, et l'aurait même torturée afin de
parvenir a ses fins.
1005 ADI&L, 2U, 610, affaire Frileux. Le juge ne se montre
pas convaincu : « Je vous engage à dire la vérité et
de ne point persister dans cette voie de dénégation »,
menace-t-il.
1006 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.
1007 Le juge d'instruction ne laisse rien passer a
l'accusé, pas même cette dénonciation d'un fait pourtant
grave : « Quelle que fut votre position dans la famille *...+ vous n'aviez
pas le droit de faire a un enfant des questions sur des faits de cette nature
que le père lui-même laisse ordinairement à la mère
le soin de poser ». Au passage, on remarque combien les pères de
famille se désintéressent des affaires de moeurs touchant leurs
filles.
Cet exemple porte peut-être la marque de
l'exubérance de son principal artisan, cependant la complexité
des relations entre les quatre protagonistes de l'affaire - les
témoignages de Rachel, de sa mère et de son frère le
prouvent - est à même de créer un doute dans la tête
des jurés sinon dans celle du juge. La position sociale de
l'accusé lui permet également d'exercer une sorte de pression sur
la justice, et pour mieux faire encore, il s'apitoie sur son sort : (( Ce qui
me fait peur, c'est la souillure de ce nom que toute une
génération, la plus honorable du pays, m'avais transmis sans
tache », déclare-til. Les magistrats restent
généralement de marbre devant de telles accusations, et peuvent
même aller jusqu'à dire a l'accusé qu'il ne fait que
s'enfoncer un peu plus avec de telles allégations. Et ils manient
l'ironie a merveille, comme le démontre ce juge tourangeau : (( Ce
serait donc elle qui pour vous nuire se serait fait déflorer et
répandre du sperme sur sa chemise par quelqu'individu pour avoir ensuite
le plaisir de vous accuser »1008.
Après s'être concentré sur les divers
témoins de l'instruction, l'inculpé évoque
également sa personne, et les raisons qui pourraient soit prouver son
innocence, soit minimiser sa responsabilité. Dans cette
catégorie, le principal argument concerne l'état
d'ébriété, avec plus de 13% des accusés qui
l'évoquent. Cette proportion est plus importante que celle des victimes
qui annoncent qu'effectivement l'agresseur était « en ribotte
». Durant l'instruction le juge pose fréquemment la question aux
différents témoins et cherche même a savoir quelle
était le degré d'ivresse, car un tel fait serait de nature
à diminuer légèrement la portée du geste
incriminé. (( Si je n'avais pas bu je suis certain que je n'aurais
jamais commis un pareil fait », se défend un
ouvrier1009.
Dans la même classe d'explications, celles ayant trait a
une incapacité physique. Un instituteur tourangeau dit être
victime depuis deux mois (( d'une affection qui, par moments [le] met hors de
[lui]-même »1010. L'accusé se plaint plus
précisément de pertes séminales nocturnes qui
stimuleraient exagérément sa libido. Après examen
médical, le légiste déclare qu'au contraire cela a pour
effet d'éteindre cet appétit sexuel et même d'amener
l'impuissance. Cette dernière raison est déjà plus
courante, c'est celle employée par un journalier de soixante-deux
printemps qui affirme ne plus pouvoir
1008 ADI&L, 2U, 647, affaire Ligeard. 1009 ADI&L, 2U,
641, affaire Durand. 1010 ADI&L, 2U, 655, affaire Massaloup.
toucher à une femme par la faute de rhumatismes
goutteux1011. Il ajoute ne plus produire de sperme depuis trois ans.
Enfin, un rentier de soixante-quatorze ans avoue les faits mais invoque
l'affaiblissement de ses facultés mentales dû a son grand
âge1012. Ces explications pourraient avoir de l'influence si
la médecine légale n'était pas là pour
démontrer le contraire.
Alors les accusés se tournent vers des justifications
qui échappent a l'examen scientifique probatoire. Aussi les actes
d'exhibitionnisme sont expliqués par le fait qu'il a été
surpris au moment d'uriner, ou en train de se « débarbouiller ~ en
tenue d'Adam. Puisque la médecine légale est devenue un outil
assez efficace, certains prennent le parti de faire des déclarations en
adéquation avec les symptômes constatés, mais en essayant
de minimiser leur acte. Par exemple, puisqu'il a été
prouvé qu'un doigt a été enfoncé dans le vagin
d'une petite victime, on prétend qu'il ne l'a été que d'un
centimètre. Et lorsqu'il y a eu défloration, on prétend
qu'elle a été provoquée non avec la verge mais avec le
doigt : (( A l'âge qu'avait ma fille les parties sexuelles sont faciles a
blesser même avec le doigt », explique ce
journalier1013.
Tous les accusés n'optent pas pour de si pragmatiques
justifications, et c'est ainsi qu'ils inventent des histoires tout simplement
incroyables. Pêle-mêle on trouve un homme qui se dit
ensorcelé, et un autre qui raconte que lorsqu'il a abusé de sa
petite-fille, il (( était en rêve )) et croyait que c'était
sa femme1014. Viennent ensuite les circonstances et les
coïncidences qui prêtent à sourire malgré la
gravité des faits : on découvre que les boutons de pantalon ont
l'étrange pouvoir de se défaire tous seuls et que par ce
même hasard la verge sort du vêtement, ou encore que les jupons ont
la propriété de se relever d'eux-mêmes. Et quand cette
opération ne peut se faire, on met la main en dessous, mais pas dans le
but de (( faire des sottises »1015. Ce vieillard déclare
sans rire au juge : (( J'ai
1011 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard.
1012 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu. Là encore le
médecin légiste contredit la version de l'accusé. 1013
ADI&L, 2U, 731, affaire Bigot.
1014 ADI&L, 2U, 719, affaire Dufourg, 744, affaire Robin.
1015 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.
bien pu badiner avec cette enfant, j'ai bien pu la coucher par
terre et me coucher sur elle mais je faisais cela naïvement et sans aucune
intention d'amour sur cette enfant »1016.
Face au risque de voir les interrogatoires se transformer en
grand n'importe quoi, le juge d'instruction doit recentrer les
témoignages de l'accusé afin de se rapprocher de la
vérité. Car son but est naturellement de pousser cet homme dans
ses derniers retranchements afin de lui faire avouer son crime. Seulement cette
entreprise est bien plus ardue que lorsque l'interlocuteur est un enfant. Le
magistrat a beau tourner en dérision les explications du prévenu
et lui énoncer la version la plus plausible, beaucoup ne varient pas
dans leurs déclarations, et nient jusqu'au bout. Cette stratégie
est celle de 43% des accusés. Certains sont réfractaires à
toutes les tentatives du juge de faire avancer les choses, comme ce vieil homme
qui persiste et signe dans ses dénégations : « J'aurais le
cou sous la guillotine que je n'avouerais pas »,
lance-t-il1017.
Ils sont 23% à faire des aveux partiels, le plus
souvent afin de réduire la gravité du crime. Pour se faire, le
prévenu diminue le nombre d'agressions, en change le type - une
pénétration pénienne devient un simple attouchement - et
le mode opératoire - on nie l'emploi de la violence physique -, mais
peut également comme le note Ambroise-Rendu, « nier le plaisir
éprouvé dans le crime »1018. On peut mettre ceci
en relation avec l'insistance des magistrats sur la question de
l'éjaculation. Dans une proportion un peu plus large - 28% - les aveux
sont complets. Ils sont rarement spontanés, et ne sont que le fruit du
travail du juge d'instruction, qui a force de pousser le prévenu dans
ses derniers retranchements, finit par obtenir ce qu'il cherche - dans un cas,
l'interrogatoire final montre tant d'opiniâtreté de part et
d'autre que seize pages manuscrites sont nécessaires au greffier pour le
retranscrire. Dans près de 4% des cas, l'inculpé change de ligne
de conduite et dément les accusations après avoir pourtant
avoué.
1016 Afin de ne pas empiéter sur le développement
principal de ce chapitre, nous avons préféré mettre le
trio de tête des explications les plus grotesques dans cette note. Sur la
troisième marche du podium, un forgeron auquel le juge demande : «
Pourquoi serriez-vous la jeune fille par le cou ? ~, et l'accusé
répond : « C'était pour plaisanter ». Un vieillard
déclare de son côté que s'il a mis son sexe dans la main
d'une petite fille, c'était pour la lui réchauffer. Enfin, la
palme du loufoque revient a un charretier qui raconte c'est la fillette qui
s'est par hasard assise sur son doigt, lequel a donc
pénétré de manière toute aussi fortuite dans le
vagin de l'enfant. Bien sûr un tel classement est purement subjectif et
d'autres explications rocambolesques auraient pu y figurer. (ADI&L, 2U,
700, affaire Troubat, 628, affaire Perrigault, 683, affaire Grimault.).
1017 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.
1018 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 102.
Plus de 18% des prévenus vont plus loin dans la
démarche et ajoutent aux aveux une sorte de rédemption. Ceux-ci
vont des simples regrets aux demandes de pardon, voire au
suicide1019. Bien évidemment il nous est impossible de juger
de la sincérité d'un tel comportement, cependant on peut penser
qu'une majorité l'est. Assez souvent cette démarche s'accompagne
d'une justification par l'état d'ivresse, ce qui indique que beaucoup
d'hommes censés et dotés d'une morale sont passés a l'acte
a cause de l'alcool, alors qu'ils n'y avaient sans doute jamais pensé
auparavant. On remarque également une corrélation avec
l'évocation du consentement de la victime, comme l'illustrent les propos
suivants : « Je regrette beaucoup tout cela ; les grandes me cherchaient,
me poussaient à cela »1020. Ils se mettent
également en avant en essayant de donner l'image d'un homme presque
« prévenant », ou qui a eu honte de son geste - « J'ai
réfléchi que je faisais une bêtise », indique un jeune
meunier1021. Ils déclarent ne pas avoir violé la
petite fille car elle était trop jeune, sans doute aussi à cause
de la croyance que c'est impossible : « Que voulez-vous qu'on fasse a des
enfants si jeunes ? », semble regretter un rentier1022.
Bien qu'empruntes d'un cynisme certain, ces démarches
peuvent être bien vues du jury, toujours prêt a minimiser la peine
de l'accusé. Curieusement, 16% des hommes ayant avoué ont
été acquittés. En revanche, cela semble avoir peut
d'impact quant à l'attribution des circonstances atténuantes, les
deux chiffres étant similaires. A propos des aveux, la seule remarque
sociologique que l'on puisse faire est que seulement 4% de ceux qui sont
entrés sur le chemin du repentir habitent en milieu urbain. Sans vouloir
trop s'avancer, on peut évoquer les différences de
mentalités, notamment à propos de la religion, qui insiste
lourdement sur les notions de rédemption et de pardon. Toujours estil
que quelle que soit la sincérité de l'accusé, les
conséquences de son geste lui sont bénéfiques. Preuve en
est l'affaire Hilaire : condamné par contumace à vingt ans de
travaux forcés pour un attentat à la pudeur - dans les faits, une
tentative de viol - sur une
1019 En pleine instruction, le procureur de Tours reçoit
un télégramme d'un juge de paix qui l'informe d'un viol commis la
veille, sur une jeune fille de treize ans. A peine trois heures plus tard il en
arrive un autre, qui lui indique que la gendarmerie vient de retrouver le corps
du suspect dans un ruisseau, l'homme s'étant selon toutes apparences
suicidé. (ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.).
1020 ADI&L, 2U, 713, affaire Champigny.
1021 ADI&L, 2U, 673, affaire Petit.
1022 ADI&L, 2U, 618, affaire Besnard.
enfant de trois ans, il est retrouvé six ans plus tard
et rejugé1023. Interrogé de nouveau, le jeune homme
déclare : « Depuis cette époque [il avait dix-huit ans], je
me suis marié ; je me rends compte de l'acte que j'ai commis et je le
regrette bien ». En dépit de la gravité exprimée dans
la première sentence, le prévenu est acquitté dans ce
second procès.
Un accusé sur deux reconnait
l'intégralité ou une partie des faits qui lui sont
reprochés. Ce chiffre peut paraître assez important et presque
inattendu, cependant ce serait oublier les détails du discours qui ont
pour but de minimiser la responsabilité de leur auteur. Car si beaucoup
entrent effectivement dans la voie des aveux, peu font preuve de repentance.
Sans doute est-ce là le signe qu'ils ne comprennent pas la
gravité des gestes qu'on leur reproche, ou d'un simple mépris du
statut protégé de l'enfance. Cela se traduit dans les
réputations qu'on leur prête, car beaucoup ne sont pas exempts de
tout reproche avant même de commettre le crime qu'on leur impute.
De l'importance de l'attitude, antérieure comme
postérieure au procès
Nous l'avons déjà dit au sujet des victimes,
avoir une mauvaise réputation constitue indubitablement un handicap aux
yeux du jury populaire. Cette vérité s'applique tout
naturellement aux accusés également, bien que dans de moindres
proportions. En effet ceux-ci étant en premier lieu jugés sur des
faits, cela diminue par conséquent l'influence qu'exercent les
renseignements glanés par les forces de l'ordre.
Il faut bien sûr avant toute chose prendre en
considération les tensions qui résultent naturellement d'une vie
en communauté. Car au vu des données collectées, les
accusés n'apparaissent pas blancs comme neige, loin s'en faut. En effet
plus de 72% de ceux-ci ont une mauvaise réputation - contre 13% qu'on
pourrait qualifier de correcte, et seulement 14% de bonne -, qui peut
être la conséquence de plusieurs éléments, parmi
lesquels : le caractère léger et la dépravation, la
probité qui laisse à désirer, le caractère violent,
la propension a l'ivrognerie, et enfin la paresse. Ces cinq catégories
principales ont bien entendu un impact différent selon le type
d'accusation, car on porte plus attention aux moeurs dans une affaire
d'attentat a la pudeur. Mais les autres catégories ne sont pas non plus
sans incidence, surtout celle concernant l'honnêteté. Non
seulement les voleurs sont
1023 ADI&L, 2U, 686, affaire Hilaire. C'est dans le cadre
d'une accusation pour vol qu'on a retrouvé sa trace dans un
département voisin.
très mal vus, mais en plus ils sont très
durement réprimés : un homme a été condamné
à quinze jours de prison pour avoir menacé de mort sa femme, et
à trois mois lorsqu'il a volé des fruits1024.
Étrangement, les antécédents
révélés lors de l'instruction semblent avoir moins de
poids que les renseignements obtenus par les forces de l'ordre. On peut en tout
cas le penser car les juges n'y font que peu de références, alors
qu'ils sont souvent assez nombreux. Certes tous ne concernent pas les moeurs,
mais ils aideraient pourtant a cerner la personnalité de
l'accusé. La plupart de ceux relatifs a la moralité sexuelle ne
concernent que des faits mineurs - propositions inconvenantes, exhibitions,
tentatives d'attouchement - mais seraient tout de même susceptibles
d'assombrir le tableau du prévenu.
Les données statistiques associées à ces
diverses réputations pourraient être riches d'enseignements si
elles n'étaient pas tant discutables. En effet pour illustrer ce propos,
on peut dire que 22% des hommes à la bonne réputation sont
acquittés, contre 17% de ceux qui en ont une mauvaise. De même,
les circonstances atténuantes sont octroyées à près
de 79% des accusés ayant de bons antécédents, contre plus
de 70% en ayant de détestables. On pourrait voir dans ces deux exemples
le signe d'une clémence des jurés envers ceux qui ont de bonnes
réputations. On leur laisse une chance de se racheter, en quelque sorte.
Mais d'autres chiffres invitent a la méfiance : la totalité des
condamnations aux travaux forcés - qui représentent,
rappelons-le, 7,3% du total - sont à mettre a l'actif de personnes a la
réputation détestable. On peut donc se demander si cette
dernière n'est pas le fait d'individus prêts a commettre un crime
très grave, qui serait ensuite puni des travaux forcés. Ainsi,
les mauvais antécédents expliqueraient l'agression et non pas le
jugement rendu.
La remarque est également valable, mais dans une
moindre mesure, en ce qui concerne les condamnations antérieures. Tout
d'abord, sachons que 38% des accusés n'ont pas un casier judiciaire
vierge. Pour clarifier les choses nous avons classé les peines
prononcées en quatre catégories : affaires de moeurs, de vol, de
violence ou faits mineurs. La première regroupe plus de 11% du total,
contre 37% pour la deuxième, 18% pour la
1024 ADI&L, 2U, 716, affaire Rossignol.
troisième et enfin un tiers pour la dernière.
Bien sûr ici nous ne nous occupons que de la première des quatre.
Et quand nous parlons d'affaires de moeurs, il faut le prendre au sens large :
un juge d'instruction fait part a un homme que sa dernière condamnation
pour complicité d'adultère joue contre lui, alors qu'il est
accusé d'attentat a la pudeur sur une fillette de huit
ans1025.
Effectivement, les antécédents judiciaires sur
les questions de moeurs semblent mal vus du jury, puisque 15% de ceux qui en
ont sont acquittés, contre plus d'un sur cinq pour l'ensemble des
prévenus. Et ils sont également punis bien plus
sévèrement, car ils sont 23% à avoir été
condamnés à une peine de réclusions modérée
- entre un et six ans inclus -, alors que la proportion pour la totalité
des accusés n'est que de 6% a peine. En revanche, ils sont
sous-représentés dans la catégorie des peines
correctionnelles : 46% écopent d'une peine de prison, chiffre qui est de
58% si l'on prend en compte l'ensemble des inculpés.
Le code pénal prévoit un durcissement des peines
en cas de récidive, mais cette notion s'applique a l'ensemble des crimes
et non aux seuls viol et attentat a la pudeur. Par exemple pour la justice, si
un accusé pour crime sexuel a déjà été
condamné par le passé pour un assassinat, il est
considéré comme étant récidiviste, bien que les
deux actes ne rentrent pas dans le même registre. Par exemple, les textes
prévoient que si la seconde condamnation porte sur la réclusion,
elle sera commuée en travaux forcés à
temps1026. Un problème se pose toutefois à cause de la
correctionnalisation : puisque les peines prononcées sont celles qu'on
applique ordinairement a des délits, comment relever d'un cran celles-ci
- et donc les modifier en peine de réclusion - puisque le code
pénal ne prévoit que de les doubler. Un homme condamné
à deux ans de prison ne peut donc pas être, selon l'article qui
définit la récidive, être condamné a une peine de
réclusion lors de sa seconde punition - sauf bien entendu si le jury
décide que le second crime mérite, indépendamment de la
loi sur la récidive, une peine plus lourde, donc de réclusion ou
de travaux forcés. Ainsi notre corpus ne nous permet pas
d'appréhender le problème et de trancher en faveur d'un
côté ou de l'autre. Difficile de savoir si la fermeté d'une
seconde
1025 ADI&L, 2U, 613, affaire Vincent. 1026 Article 56 du code
pénal de 1832.
condamnation est due à la sanction antérieure, ou
au fait que les jurés aient vu une grande gravité dans ce
deuxième crime.
L'attitude de l'agresseur sexuel n'est pas seulement
scrutée lors du procès : elle a également son importance
lors des recours qui s'offrent a lui après avoir été
condamné. Plus d'un sur cinq profite des multiples possibilités
contenues dans la loi : dans trois cas sur cinq le prisonnier demande à
ce que soit examinée une demande de liberté conditionnelle.
Celle-ci peut être accordée en fonction du comportement lors de
l'incarcération, ainsi que de la nature de l'attentat et de l'attitude
lors du procès. Il faut également que le détenu ait
purgé la moitié de sa peine au moins. Les trois quarts de ces
requêtes sont acceptées, mais elles concernent principalement les
peines de prison. Peu de clémence pour les faits qui ont
été reconnus comme très graves, donc.
Moins courants sont les recours en grâce ou en cassation
- 18% chacun sur le total des requêtes -, qui sont d'ailleurs satisfaits
dans une moindre proportion que les précédents. Plus marginales,
les demandes de liberté provisoire, les requêtes en
révision du procès, en réduction de peine voire en
réhabilitation. Un exemple tiré de notre corpus illustre
l'importance que tiennent les circonstances du crime et de son procès
dans l'assentiment du magistrat sur les diverses questions
évoquées. Pierre Allain, condamné à huit ans de
réclusion, dix ans d'interdiction de séjour ainsi qu'à la
déchéance de la puissance paternelle pour avoir commis des actes
répréhensibles sur ses trois filles, a fait moins de deux ans
après son procès une demande de révision de
celui-ci1027. Interrogé sur les suites à donner
à cette requête, le procureur de Tours écrit : « J'ai
soutenu personnellement l'accusation dans cette affaire. J'ai gardé le
souvenir de l'impression véritablement poignante causée par les
dépositions de ces trois enfants. *...+ J'estime dans ces conditions que
la requête du condamné Allain n'est susceptible d'aucune suite
».
Le comportement de l'accusé est un
élément important dans le jugement, mais il n'est pas primordial
comme les renseignements sur la jeune victime. Les juges eux-mêmes
semblent y accorder une prépondérance moindre, et ne cherchent
pas toujours à les utiliser pour mettre la pression sur le
prévenu lors de son interrogatoire. Pourtant rares sont ceux qui n'ont
rien a se reprocher.
1027 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.
-o-o-o-
Les stratégies qui s'offrent aux accusés sont
peu diversifiées, cependant la manière employée lors des
interrogatoires peut avoir son importance. Il ne faut pas oublier que le juge
par avec un a priori défavorable sur le prévenu. Aussi
celui-ci doit faire preuve de tact lors de ses déclarations. Il ne doit
pas s'enfoncer dans des sortes de délires verbaux qui ne font
qu'aggraver la défiance du magistrat. Car il sait qu'en cas d'examen
médical positif, il ne lui reste plus que sa parole pour prouver son
innocence. S'il ne lui est bien sûr pas interdit de se défendre,
tout cynisme clairement affiché entraînera sûrement des
conséquences défavorables, parfois même au-delà du
procès.
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