QUATRIÈME PARTIE : JUSTICE ET JUGEMENT
Chapitre I : Mécanismes et manipulations de la
parole de l'enfant
« Les témoins sont les yeux et les oreilles de la
justice. » Jérémy Bentham.
En guise d'épilogue logique, il reste a étudier
d'un peu plus près les facteurs pris en compte lors du procès. Ce
sont là des éléments difficiles à cerner puisque
son déroulement n'est pas retranscrit dans les dossiers d'archives -
hormis quelques pièces rémanentes mais sans grand
intérêt. Les secrets du jugement final sont bien gardés, et
l'historien doit se contenter d'hypothèses et non de quasi-certitudes.
Qui plus est, les comptes-rendus d'assises conservés aux Archives
nationales ne sont pas tous arrivés jusque dans leurs cartons : ceux de
la Cour d'appel d'Orléans, dont dépendent les trois tribunaux de
l'Indre-et-Loire, ont été perdus. Ils auraient apporté
d'appréciables informations sur le jugement rendu par les jurés,
car le procureur de la cour, qui rédige ces textes, donne son opinion
sur chaque procès, et surtout sur sa conclusion. Le juge d'instruction a
également droit de cité dans ces rapports. Les deux magistrats
sont parfois très sévères avec le jury populaire,
relançant chaque fois le débat sur la présence de
représentants du « peuple ». Les motifs de ce courroux
auraient apporté un supplément d'information a l'historien.
Trêve de lamentations. Cette dernière partie est
donc consacrée à tout ce qui a pu retenir l'attention des
magistrats comme des jurés, et qui entre en ligne de compte dans le
jugement. Puisque celui-ci prend en considération bon nombre des
éléments humains que nous avons détaillés dans les
chapitres précédents, cette ultime partie est plus brève
que les précédentes. Elle s'attache a mettre en lumière
les faits et décisions qui ont pu influencer le jugement final et
l'arrêt rendu. En premier lieu elle décrit les aspects qui
composent un interrogatoire, et les moyens employés par les deux parties
opposées pour influer sur celui-ci, et donc sur le jugement final.
Manoeuvres lors de l'interrogatoire
Après les premières dépositions
recueillies par la gendarmerie ou la police, viennent les interrogatoires
menés au tribunal par le juge d'instruction. Dans le premier cas les
paroles sont libres et pas toujours pertinentes, alors que dans le second la
conversation est bien plus organisée puisque c'est le magistrat qui
l'oriente. Il serait toutefois dommageable de prendre en considération
uniquement les feuillets se rapportant a l'instruction du tribunal. En effet
ces premières déclarations sont faites sans concertation
préalable avec qui que ce soit - famille de la victime, de
l'accusé, maire etc. - ce qui les assure d'une authenticité plus
grande. On peut d'ailleurs comparer les évolutions de discours entre les
deux témoignages. Toutefois la raison de cette nécessaire prise
en compte peut être encore plus simple : la versatilité des
témoignages. En effet il est rare qu'une même personne dise deux
fois la même chose, et certaines nuances sur des détails peuvent
s'avérer très utiles au juge et intéressantes pour
l'historien.
Pour asseoir sa légitimité, la Justice doit
interroger un maximum de témoins et ainsi multiplier les
versions925. En effet il est de coutume de suivre l'adage romain
« Testis unus, testis nullus » pour
décrédibiliser les témoignages uniques. Pour arguer du
bien fondé de sa démarche, l'institution judiciaire s'adresse aux
forces de l'ordre, qui sont chargées de l'enquête
préliminaire et donc de faire le tri parmi les témoins. Ils ont
l'importante mission de retrouver tous ceux qui pourraient être utiles a
l'instruction, que ce soit à propos des faits incriminés ou au
sujet des antécédents et des rumeurs concernant l'un ou l'autre
des protagonistes de l'affaire. Ils se doivent de mener leur enquête avec
discrétion : « Il importe dans cette affaire de ne pas donner au
témoin l'éveil sur les doutes qui semblent s'élever sur sa
moralité », recommande un juge dans sa commission
rogatoire926.
925 GUIGNARD, L'Atelier du Centre de recherches
historiques, 05 | 2009, [En ligne], § 24.
926 ADI&L, 2U, 627, affaire Charot.
Cependant contourner la vigilance des témoins n'est pas
toujours chose aisée. La principale difficulté réside dans
la volonté d'une bonne partie de ne pas s'impliquer. Benoît Garnot
énumère les multiples raisons a l'origine d'une telle
réticence927 :
« Dans l'immense majorité des affaires,
plaignants, victimes et témoins sont issus du même lieu, de la
même communauté rurale ou urbaine. Outre que la plupart des
témoins entretiennent donc avec les accusés des rapports
antérieurs, qui peuvent aller de l'amitié à la haine, il
est toujours difficile de témoigner contre son voisin, qu'on sera
amené à côtoyer encore quotidiennement pendant longtemps.
L'objectivité ne peut exister dans une communauté étroite
où les habitants ont tissé des liens multiples
d'intérêts, de soumission, de convoitises ou de haines. »
Les services de l'État se heurtent parfois à un
mur du silence qu'il est difficile de surmonter. (( En résumé
beaucoup de voisins doivent connaître quelques choses mais ne veulent
rien dire », déplore un gendarme928. Cela entrave
gravement la conduite de l'instruction car le contexte manque, et en outre cela
isole encore plus la victime.
Mais la multiplication des témoignages et donc des
pistes n'est pas toujours une bonne chose pour l'instruction. A cause d'eux, il
n'est pas rare de voir une série d'interrogatoires ((
cannibalisée » par des faits et jugements pas en lien direct avec
l'évènement a l'origine de la procédure. Mais le juge se
doit, malgré sa volonté d'orienter les récits,
d'écouter tous ceux qui pourraient amener au dossier ne serait-ce qu'un
semblant d'information, qui pourrait faire basculer l'issue du procès
d'un côté comme de l'autre. Telle est la difficulté pour le
magistrat instructeur : il doit orienter la conversation afin de ne pas se
disperser et perdre un temps précieux, tout en ne négligeant
aucune piste.
Le recueil de la parole de l'enfant agressé est soumis
au tact du juge d'instruction. Il est en adéquation avec les
publications de psychologie qui montrent que l'enfance est une période
autonome et qu'il faut le traiter comme tel. En raison de l'âge de la
victime il requiert une méthodologie différente, qui n'est pas
toujours appliquée d'ailleurs. Bien entendu la première chose
à faire est de rassurer la victime. En effet pour les multiples raisons
que nous avons évoquées tout au long des pages
précédentes, la victime n'est pas dans un climat de confiance au
moment d'aborder verbalement ce qu'elle a subi. La première étape
consiste a la rassurer pour que l'échange soit instructif et que
l'enfant
927 Benoît GARNOT, «Les témoins sont-ils
fiables ? », in Benoît GARNOT (dir.), Les témoins devant
la justice : une histoire des statuts et des comportements, Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 429-435, p. 433.
928 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat.
dépasse les sentiments de honte et de
culpabilité qui sont les siens. Si sa situation émotionnelle
apparaît au juge comme étant peu propice à un entretien, il
peut au préalable être aidé d'une personne en qui la
victime a confiance. L'inspecteur du service des enfants assistés dit
espérer faire parler une jeune fille - qu'il décrit comme au
étant au désespoir et ne faisant que pleurer depuis plusieurs
jours -, « l'enfant ayant en *lui+ une confiance absolue
»929. Bien que le magistrat ait assez d'expérience pour
connaître les éléments précédents, et en
tenir compte, il attend tout de même une certaine énergie dans les
déclarations - du moins celle-ci est toujours vue d'un oeil
bienveillant. Une attitude contraire l'est beaucoup moins, ce qu'illustre la
note d'un juge qui indique que la victime « n'a pas été
devant *lui+ très énergique dans ses déclarations
»930. Toutefois un tel comportement n'est pas
rédhibitoire dans l'esprit du magistrat.
Dans l'intimité de la salle d'interrogatoire, celui-ci
doit user d'un vocabulaire adapté a l'âge de son interlocuteur.
Quand celle-ci est jugée trop jeune - deux ans dans les deux cas
recensés - elle n'est même pas interrogée, ni lors de
l'instruction ni lors de la tenue du procès. Lorsqu'elle est un petit
peu plus âgée, le juge peut décider de la tutoyer, de lui
poser des questions courtes et précises, en se servant de mots et de
notions facilement appréhendables, tel que « méchant »
par exemple. Il faut dire que le lexique qui est généralement
celui des enfants ne leur permet pas de raconter l'évènement
correctement. « Il m'a montré son ventre et je ne sais quoi »,
annonce une enfant de neuf ans931. Nous avons déjà eu
un aperçu de ce problème lors du chapitre consacré aux
difficultés de la dénonciation spontanée. Bien sûr
l'expérience du magistrat lui permet de savoir ce qu'une petite fille
entend par « il m'a mis un morceau de viande dans la main
»932. Mais la situation devient plus ardue lorsque l'enfant ne
peut même pas mettre des mots sur ce qui s'est passé. « Je ne
sais pas ce qu'il m'a fait », déclare une petite de cinq
ans933. Difficile d'apprécier le sens réel de cette
affirmation, cependant on peut se risquer à penser que la victime a
ressenti quelque chose, mais ne sait pas comment formuler cette sensation. Rien
d'étonnant puisqu'Anne-Marie Sohn à démontré
à travers son étude que la moitié des fillettes ont une
ignorance totale de tout ce qui a trait au
929 ADI&L, 2U, 608, affaire Hallard.
930 ADI&L, 2U, 618, affaire Ledoux.
931 ADI&L, 2U, 713, affaire Tricoche.
932 ADI&L, 2U, 680, affaire Bodet.
933 ADI&L, 2U, 618, affaire Besnard.
sexe934. Elle ajoute que près des deux tiers
des enfants censurent leurs propos face à la justice935.
Sur ce point le rôle du juge est délicat, car il
doit amener la victime au plus près de la vérité, tout en
respectant la pudeur des mots nécessaire lors d'un dialogue avec un
enfant. C'est ce pourquoi il se doit de bien orienter la conversation, les mots
impudiques doivent venir de la bouche de la victime et non de la sienne, afin
de ne pas les apprendre malgré lui à un enfant innocent. De tels
préceptes sont également à mettre au crédit des
enquêteurs. Un gendarme note dans son rapport : « Nous avons
interrogé avec tous les ménagements que commande le respect
à la pudeur »936. Alors que les magistrats se montrent
très sévères sur le délicat sujet de la corruption
de l'innocence, il serait dommage qu'ils en soient malencontreusement
eux-mêmes a l'origine. Sur la non moins périlleuse question de
l'éjaculation, un juge demande : « Quand le curé vous tenait
la main vous a-t-il quelque fois salie ? »937. Ce dernier
utilise un registre semblable à celui de l'enfant, restant dans le vague
et la métaphore. Lors de la confrontation, il doit rester ferme sur ce
point afin d'éviter toute dérive graveleuse. Prenons l'exemple de
la petite Marthe, huit ans, qui accuse sans gêne l'homme en face d'elle
de lui avoir « fait sucer la bitte »938. Impossible de
savoir quelle est la réaction du juge devant tant de
désinvolture, toujours est-il qu'il goûte moins la réponse
de l'accusé qui nie et lance : « Demandez-lui comment c'est fait
». Il rétorque immédiatement : « La question que vous
voulez poser à cette petite fille, ne nous paraît pas utile en
raison de l'âge de cette enfant, vous feriez mieux de dire la
vérité que de chercher à les pousser dans des questions
obscènes ».
Entre également en jeu la honte,
décidément très gênante dans la recherche de la
vérité, qui mène a l'autocensure. Les enfants connaissent
le danger que représentent les mots grossiers, surtout pour leurs
fesses, et hésitent a en user pour décrire l'attentat.
Placés devant des adultes, qui plus est impressionnants de par le
prestige associé à leur profession - bien qu'il faudrait au
préalable démontrer que ce charme opère sur de si
934 SOHN (1996-a), p. 143. Si l'on inclut une connaissance
partielle, cette proportion monte aux deux tiers
des petites filles.
935 Ibid., p. 12. Un adulte sur dix seulement en fait de
même. L'étude a été réalisée a partir
de 7 000 dossiers d'archives judiciaires.
936 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.
937 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné.
938 ADI&L, 2U, 647, affaire Ligeard.
jeunes victimes -, ils peuvent perdre leur assurance et ne pas
oser blesser la pudeur que le tribunal est chargé de défendre.
Par exemple, cette petite écolière de neuf ans qui avoue avoir
mis la main dans le pantalon de l'accusé, mais qui refuse de
révéler ce qu'elle y a fait939. Certains enfants ont
donc tendance a ne dire qu'une partie de la vérité, celle qui
leur semble la plus avouable, pour mieux passer le reste sous silence.
De nombreuses victimes ne vont pas aussi loin dans la
confidence et nient, pour des raisons semblables, toute agression. De telles
configurations arrivent le plus souvent lorsque l'enfant a été
contraint d'apporter sa contribution a l'acte, par la masturbation ou la
fellation par exemple. De semblables conduites sont cependant bien souvent
repérées par celui qui pose les questions. Alors qu'il est
souvent allé chez un ramoneur chinonais connu pour son attirance pour
les - très - jeunes éphèbes, un jeune garçon de
onze ans nie farouchement tout rapprochement criminel, malgré les aveux
de ses camarades940. « *Il+ n'a pas dit un mot de
vérité, qu'il a certainement dû faire autre chose avec
l'inculpé ~, lâche, excédé, le commissaire
chargé par le juge de l'interroger.
Même lorsque le témoin avoue une chose pour en
cacher une autre, il dévie de la vérité et fait
déjà un pas vers le mensonge. Celui-ci concentre à la fin
du XIXème siècle les critiques d'une partie des
spécialistes en psychiatrie, qui ne placent aucune confiance dans les
témoignages d'enfants. Au début du siècle suivant, Ernest
Dupré, un de leurs plus célèbres représentants,
développe la théorie de l'enfant mythomane - terme dont il est
d'ailleurs l'inventeur941. Celle-ci proclame que cet être
n'est pas un témoin fiable quand bien même il est animé
d'une intense conviction dans sa déclaration. La suspicion est telle
qu'un professeur en médecine - très proche d'ailleurs de celui
cité précédemment - n'hésite pas a affirmer en 1898
que « le nombre de faux attentats excède et de beaucoup, le nombre
des attentats réels »942. Il ne fait pas dans la
demimesure et avance même que six à huit accusations sur dix sont
reconnues comme
939 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné.
940 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier.
941 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 413.
942 Léon THOINOT, Attentats aux moeurs et perversion
du sens génital, Paris, Octave Douin éditeur, 1898, p. 227.
L'ouvrage en disponible en intégralité sur le site internet
Gallica.
infondées943. Il cite les pages suivantes
plusieurs cas certes avérés de mensonge, mais qui semblent assez
ingénieux pour n'être pas aussi communs que l'auteur le
suggère.
Pour se prémunir d'une fausse accusation, le juge
d'instruction a donc parfois recours a une quelconque autorité -
parents, maîtresse d'école, garde-champêtre, médecin
- afin de savoir si l'enfant n'a pas pour habitude de mentir
effrontément. « *...+ Je crois bien que c'est vrai car il ne me
semble pas que ma fille puisse mentir à ce point », déclare
une mère de victime944. Les séances d'interrogatoire
peuvent être multiples et variées afin d'en comparer les
résultats. Un commissaire a procédé de la sorte pour
interroger un petit garçon de six ans : « Vu le jeune âge de
l'enfant, nous l'avons interrogé a plusieurs fois différentes,
à chaque fois il a fait les mêmes déclarations, même
en présence de sa mère »945. On remarque
d'ailleurs que le policier a une même méfiance vis-à-vis du
témoignage de l'enfant que les docteurs précédemment
cités, ce qui témoigne de l'imprégnation de ces
théories au-delà du milieu universitaire et de la médecine
légale. La suspicion a ce sujet n'est d'ailleurs pas le seul apanage des
savants, des magistrats et des officiers de la force publique, car certaines
affaires montrant des dissensions dans le voisinage. On accuse volontiers les
parents d'avoir manipulé la parole de leur enfant afin d'obtenir une
compensation financière ou de régler de cette manière un
différent.
Sans en exagérer l'importance, il faut
reconnaître que les mensonges de la part des enfants ne sont pas rares.
Mais dire qu'ils relèvent tous de la volonté propre de leurs
initiateurs serait malhonnête. La suggestion, voire l'autosuggestion,
exercent une influence certaine chez les victimes de moins de dix
ans946.
La première est principalement à mettre au
crédit des parents de la victime. Ils peuvent profiter d'une situation -
vulvite due à une hygiène défaillante, accident - pour
attaquer en justice une personne avec qui ils n'entretiennent pas de cordiales
relations. Dans les cas d'inceste, il n'est pas rare de voir la mère
accuser un malheureux d'être a l'origine des séquelles physiques
de sa fille, alors qu'elle en connaît parfaitement l'auteur. La vengeance
apparaît également comme un motif valable de dénonciation
calomnieuse : il
943 Ibid., p. 226. L'auteur n'indique pas de quelle source il
tient ces estimations.
944 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.
945 ADI&L, 2U, 631, affaire Leclerc. C'est peut-être
là la conséquence du fait que l'accusé soit une femme, la
rareté de telles procédures ayant peut-être
éveillé la méfiance du policier.
946 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 264.
arrive que des parents créent eux-mêmes chez leur
enfant les symptômes habituels d'un attentat à la pudeur. Notre
corpus nous offre le cas d'un frère, jaloux du riche amant de sa jeune
soeur, qui se masturbe devant elle, éjacule sur sa chemise et dit :
« Maintenant on pourra dire que *l'accusé+ t'a fait quelque chose
»947. Les proches peuvent aussi faire un récit
erroné, mais en toute bonne foi, car on est forcément
influencé par ses absences d'accointance vis-à-vis de tel ou tel
individu. La déformation de la réalité est un aspect
à prendre en compte : c'est là un demi-mensonge. La base qui a
servi à ce développement calomnieux est bien réelle, mais
la tentation est grande d'exagérer les faits. La situation
émotionnelle dans laquelle se trouve l'individu contribue a la naissance
de ce mensonge : une mère avoue avoir, sous l'effet de la colère,
étendu a deux autres de ses filles les crimes qui ne concernent que son
aînée948.
Il ne faut pas voir dans tous les parents de victime d'affreux
manipulateurs, loin de là. Ce serait oublier toutes les retombées
négatives d'un attentat, sur la réputation de l'enfant comme sur
celle de ses géniteurs. Il ne faut pas non plus sous-estimer ce que
coûtent de telles révélations, psychologiquement parlant.
Interrogée à ce sujet, une mère répond poliment :
« Non monsieur, pas une mère ne serait capable de faire dire de
pareilles choses à son enfant »949. Mais tous n'ont pas
les mêmes scrupules et le même attachement a l'innocence de leur
enfant.
Dans l'intérêt de celle-ci, certains parents
incitent leur enfant a se taire, ce qui n'est pas sans rappeler les
éléments présentés lors de la partie
évoquant la dénonciation. « Tu ne diras pas autre chose que
ce que je te dirai de dire ! » ordonne une mère apparemment
très proche de l'accusé950. Ce cas de figure
apparaît souvent quand la famille entretient avec le prévenu des
relations obscures. Dans le cas précédent, le commissaire et le
juge suspectent les parents des petites victimes de lui avoir livré
leurs propres enfants avec contrepartie financière. Parfois ils ne
reculent même pas devant la violence pour soumettre ces derniers à
leur volonté. « Je t'apprendrais, a dire ce qu'il ne faut pas
», tonne une mère contre sa fille qui n'a pas respecté ses
consignes, et qui reçoit une gifle
947 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.
948 ADI&L, 2U, 640, affaire Richard. Le crime
évoqué se trouve être incestueux.
949 ADI&L, 2U, 605, affaire Bailleux.
950 ADI&L, 2U, 720, affaire Bocquené.
en récompense951. Celle-ci ne mesure pas les
risques que représentent une telle action, car elle l'a faite devant les
yeux de tous, dans la chambre des témoins au sein même du
tribunal.
Mais souvent de telles manoeuvres n'abusent pas le juge, qui
se fait insistant et demande ouvertement à la victime si sa parole est
bien libre. Parfois il n'a même pas besoin d'en arriver a cet
étape tant les enfants dévoilent insouciamment les conseils qu'on
leur a donnés. C'en est même parfois comique : « Il ne
faisait que m'embrasser, d'ailleurs je ne puis rien dire, mon papa m'a
défendu de causer », déclare un petit
garçon952. Une affaire est au-dessus des autres de ce point
de vue et semble même à peine croyable. Deux soeurs
agressée par un marchand de journaux ne rendent pas facile la
tâche du juge à cause des conseils de leurs parents953.
Ceux-ci cherchent sans doute à éviter d'attirer l'attention car
la rumeur les accuse de recevoir chez eux des hommes qui se livreraient sur
leurs filles à des « actes ignobles ». Toujours est-t-il que
la parole des enfants n'est pas franche, puisque toutes deux nient les faits
reprochés a l'inculpé, et accusent le gendarme de les avoir
obligées à faire de telles déclarations. Pourtant le
prévenu a avoué, ce qui donne une confrontation dantesque,
celui-ci s'évertuant a donner les détails de l'agression et la
victime prétendant les yeux emplis de larmes qu'on ne lui a rien fait.
Le greffier note même : « L'inculpé essaie même de
rappeler les circonstances au témoin ». La seconde des deux soeurs,
moins intelligente, ne peut garder plus longtemps le secret. « Pourquoi
votre mère ne veut-elle pas que vous le disiez ? ~ s'enquiert le
magistrat. Elle la jeune fille de répondre maladroitement : « Ce
n'est pas vrai, il ne m'a rien fait, il ne m'a pas assises sur ses genoux
». Elle finit tout de même par avouer, entre deux sanglots, et
ajoute : « Il a fait cela aussi a ma soeur, mais elle ne voudra pas vous
le dire ».
Le second point est moins courant et met en jeu des
mécanismes complexes dont nous ne feront pas la description. Cependant
on peut relever à travers des exemples concrets certains aspects qui
amènent au mensonge. Le premier d'entre eux concerne une
catégorie prisée par les criminels sexuels : les idiotes. Si une
majorité d'entre elles a sans
951 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat. Il y a fort à
parier que ces remontrances soient dues à un arrangement en amont avec
la femme de l'accusé. En effet elles ont toutes deux été
aperçues dans la même auberge, le jour même des
dépositions. De plus lors de son interrogatoire elle a affirmé
que sa fille n'a jamais parlé qu'aux gendarmes et au juge, alors que
devant elle et son mari elle a toujours nié les faits.
952 ADI&L, 2U, 755, affaire Granier.
953 ADI&L, 2U, 748, affaire David.
doute réellement été victime de telles
violences, certaines ont tout inventé, sans doute influencées par
quelque élément difficilement identifiable. « Ma fille
aînée est idiote et vous lui ferez dire tout ce que vous voudrez
», déclare une mère de famille954. Il est vrai
qu'au préalable la jeune fille a accusé un homme de l'avoir
violée, et amenée devant le juge elle s'est mise a pleurer et
s'est rétractée. La faiblesse psychique de tels individus
résiste mal à la pression qui accompagne un interrogatoire. Ces
cas sont néanmoins rares, et appartiennent assez souvent aux affaires
dans lesquelles il y a plusieurs victimes. Influencé par le récit
que ses camarades ont fait, l'enfant peut être tenté de
s'insérer dans cette dynamique de dénonciation, afin de faire
partie d'un groupe soudé dans l'adversité.
Pour des êtres psychologiquement faibles comme le sont
les enfants, les interrogatoires peuvent engendrer une tension qui
déstabilise le témoin. Le récit fait par ceux-ci se trouve
dans le même état, ce qui donne lieu à de multiples
retournements de situation. Souvent ils justifient ces erreurs par le trouble
provoqué par l'interrogatoire, et sans doute par ce que
représentent les forces de l'ordre. Il faut dire que ceux-ci ne sont pas
toujours impartiaux, et usent de leur position pour obtenir de l'enfant le
récit qu'ils ont envie d'entendre. « Le commissaire de police est
bien capable de tout pour faire avouer les enfants », lâche un
témoin955. Et on peut avancer également que se
remémorer l'attentat n'est pas toujours agréable pour les
victimes, ce qui engendre un surplus d'émotion qui nuit a
l'authenticité du récit. Parfois les victimes n'ont pas compris
la question, ce qui est plausible au regard de leur difficulté à
appréhender ce qui est relatif à la sexualité. Les
modifications au cours de la narration ne sont pas rares mais il ne faut pas
nécessairement y voir le signe d'une volonté de la part de la
part des enfants de raconter tout et n'importe quoi. S'ils se contredisent,
c'est qu'il est difficile pour eux de proposer un récit
structuré. Une fillette de huit ans se fait d'ailleurs l'écho de
ces problèmes : « Je ne pourrais vous affirmer que les faits se
sont passés dans l'ordre oü je vous les ai racontés
»956. Un autre confond les mois et les années, dit que
l'agression remonte a deux ans alors qu'il ne s'agit que de deux mois, et une
troisième déclare ne
954 ADI&L, 2U, 748, affaire David.
955 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier. D'après un jeune
enfant, le commissaire lui aurait dit que s'il ne disait pas la
vérité il irait en prison.
956 ADI&L, 2U, 630, affaire Besnard.
plus se souvenir du jour exact de l'attentat957.
Cette dernière s'attire par conséquent la méfiance du
gendarme qui l'a interrogée, lequel note : « La petite fille *...+
ne se rappelant même pas du jour que le viol a eu lieu, ce qui
paraît même dérisoire car depuis un mois seulement. Quoique
illettrée elle devrait au moins se rappeler du jour ». Elle finit
tout de même par se le remémorer devant le juge car dit-elle, son
petit frère n'était pas a l'école ce jour-là. Les
psychologues parlent d'effacement de la mémoire a distance de
l'évènement, ainsi que de diminution de la « mémoire
des faits ~ au profit d'une « mémoire de scénario
»958. Bien entendu de telles hésitations ne sont pas
rédhibitoires, mais garder un récit inchangé est un
argument de poids que les procureurs se plaisent à souligner dans l'acte
d'accusation : « [La victime] confirme plusieurs fois sa
déclaration au magistrat instructeur sans jamais varier dans ses
dépositions »959.
Devant toutes ces tergiversations, le juge se doit de garder
son sang-froid et de ne pas braquer le témoin, car celui-ci pourrait
perdre l'envie de bavarder. En effet au fil des parfois nombreuses
séances d'interrogatoire, la victime a le temps de penser aux
conséquences de ses paroles, et de changer d'avis au gré de ses
conclusions sur ce sujet. C'est ce pourquoi les rétractations sont bien
plus nombreuses dans les affaires incestueuses, car l'enfant hésite
toujours a dire la vérité, de peur que cela ne mette la famille
entière dans l'embarras.
Les liens qui l'unissent a son père créent une
ambivalence des sentiments, qui lui font craindre que celui-ci aille en prison.
Aussi pour éviter toute influence qui nuierait à la recherche de
la vérité, l'inceste requiert des précautions
particulières. Il faut interroger la victime avant que les parents ne
soient au courant de la dénonciation, afin d'éviter une
concertation en famille. Après avoir été informé de
l'affaire, un procureur demande au commissaire d'enquêter «
discrètement » - le mot est souligné dans la lettre - et de
faire vite, « de manière a entendre l'enfant avant que son
père n'ait pu l'influencer »960. Même lorsque
l'homme est en détention dans l'attente de son procès, il ne faut
pas baisser la
957 ADI&L, 2U, 698, affaire Beurg, 618, affaire Ledoux.
958 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 264.
959 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.
960 ADI&L, 2U, 748, affaire Lendemain. Les procureurs
attirent l'attention des jurés sur de telles précautions dans
l'acte d'accusation : « Il est a remarquer que *...+ la jeune *victime+ a
été entendue par le magistrat instructeur avant d'avoir vu ses
parents ~, annonce l'un d'eux. (ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.).
garde : « L'inculpé est invité à ne pas
parler à ses correspondants de sa famille au sujet de l'affaire »,
note un procureur961.
Si le juge doit préserver le témoin de
l'influence néfaste exercée par l'accusé, il doit aussi
appliquer cette règle à lui-même, et ne surtout pas
proposer à l'enfant une hypothèse. En effet celui-ci, croyant
bien faire, aurait vite fait de répondre par l'affirmative a cette
question, peut-être également pour écourter un entretien
qui lui est douloureux. Le magistrat doit donc être patient et ne pas
précipiter des révélations qui pourraient s'avérer
erronées. Il doit procéder de la manière suivante : «
Où vous a-t-il embrassé ? », demande-t-il à son
interlocutrice962. Le greffier note qu'elle répond avec
hésitation et timidité : « A mon devant ». On cerne
bien ici l'ambivalence dans laquelle se trouve la petite fille : elle ne sait
pas si sa réponse va « plaire » au juge, si au contraire elle
va le choquer, etc.
Nous avons vu les multiples discours que nous offrent les
jeunes témoins de ce type d'affaire. Il nous reste a voir ceux qui
justement n'en ont aucun, et restent muets devant le juge. Nous avons
expliqué pourquoi, pour de jeunes enfants, il peut être
impressionnant d'avoir a parler d'un sujet grave devant des adultes inconnus et
a l'aspect non moins grave. Un greffier note dans le compte-rendu de
l'interrogatoire d'une enfant de quatre ans seulement : « Ici l'enfant
montre par un geste que *l'accusé+ l'a chatouillé au bas du
ventre. A ce moment l'enfant paraissant intimidé et n'articulant pour
ainsi dire aucune parole nous avons fait rentrer [sa mère]
»963. Les mères sont donc d'appréciables
auxiliaires pour le juge d'instruction, qui s'en servent pour mettre en
confiance leur jeune interlocuteur.
Bien que l'instruction soit organisée sur le mode de
procédure inquisitoire, la confrontation des différentes versions
ressorties des interrogatoires est un atout dans la quête de la
vérité. Elle est d'autant plus utile lorsque ni la victime ni
l'accusé avouent les faits qui les ont amenés au tribunal - ce
qui n'est pas aussi rare qu'on pourrait le croire. Un gendarme note en guise
d'épilogue a l'interrogatoire d'une jeune victime : « Il
résulte des renseignements que nous avons recueillis auprès des
voisins *...+, que celle-ci
961 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.
962 ADI&L, 2U, 645, affaire Clément.
963 ADI&L, 2U, 645, affaire Clément.
cacherait une partie de la vérité
* · · ·+ »964. De telles
révélations, une fois répétées en salle
d'interrogatoire, mettent une pression supplémentaire sur les
épaules de celui ou celle qui s'évertue a nier.
L'arme suprême du magistrat, si l'on peut dire,
réside dans l'utilisation de la confrontation directe entre
l'accusé et le témoin - qui n'est pas toujours la victime. Le
choc émotionnel qu'entraîne la vue de l'autre protagoniste de
l'attentat est assez souvent bénéfique a l'instruction, c'est
pourquoi les juges ne se privent pas d'en user très souvent. Il est
d'ailleurs bénéfique pour la crédibilité d'un
enfant de se montrer impressionné lors de l'entrevue, les juges s'en
servant également pour mesurer le degré de véracité
à appliquer à ses déclarations précédentes.
Et de fait, ce sont eux qui se montrent le plus souvent submergés par
l'émotion, et de loin. Seul un accusé a paru « ému ~
et n'a pas dit grand-chose, un autre est devenu « d'une pâleur
extraordinaire » et n'a pu nier les faits qu'en tremblant, et enfin un
dernier a répondu « d'un air embarrassé » et est apparu
« très abattu »965. Les enfants, et on le comprend,
sont bien plus sensibles a ce genre d'entretien, et réagissent de trois
façons. Soit ils restent sur leurs positions et se montrent même
très énergiques voire en colère, soit ils sont
profondément troublés. Dans ce cas ils peuvent être
paralysés par la peur, comme un petit garçon de huit ans qui fait
noter au greffier : « Nous constatons que l'enfant en présence de
l'inculpé paraît intimidé et n'ose pas parler ni même
lever les yeux sur l'inculpé »966. Il faut dire que les
accusés font tout pour déstabiliser la petite victime, allant
parfois jusqu'aux menaces. « *Il+ cherche a l'intimider en l'insultant en
lui disant qu'elle mériterait un coup de fusil », note un
greffier967. Pas étonnant que les larmes soient
fréquentes, en témoigne cette retranscription précise :
« Et ici, l'enfant en présence de l'inculpé pleure et veut
quitter la chambre d'instruction, nous sommes obligés de la retenir et
d'appeler la mère derrière laquelle l'enfant se cache paraissant
ne pouvoir supporter la vue de l'inculpé »968. Inutile
de dire que de telles manifestations émotives ont un effet plus que
positif sur l'opinion du juge, qui y voit un signe fort en faveur de la
crédibilité du témoin.
964 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat.
965 ADI&L, 2U, 618, affaire Ledoux, 643, affaire Ouvrard,
619, affaire Arnault.
966 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.
967 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.
968 ADI&L, 2U, 605, affaire Bailleux.
Le recueil des propos des témoins n'est pas de tout
repos pour le juge d'instruction, qui doit composer avec leurs états
d'âme. Il doit également s'assurer que leur parole est libre et
sans contrainte. En effet les enfants sont une fois encore victimes de leur
faiblesse psychologique. Alors que l'agresseur a déjà
profité de son insouciance, il est de nouveau la cible d'abus, de
manipulations malhonnêtes, pour tirer un quelconque profit de sa
déclaration. Le tact et l'expérience du juge n'est pas de trop
pour démêler le vrai du faux. Et lorsque le passé de la
victime n'apparaît pas aussi blanc qu'il devrait l'être, cela
complique encore les choses.
Une victime réellement innocente ?
La société de la fin du XIXème
siècle met un point d'honneur à ce que la sexualité reste
éloignée du monde des enfants. La première approche que
constitue la masturbation est très fortement décriée par
les gardiens de l'ordre moral. La définition qu'en donne le Grand
Larousse est d'ailleurs sans équivoque : elle ne donne que les
conséquences de cette pratique, qui sont horribles, celle-ci
entraînant maladies et souffrances qui vont abréger la vie du
fautif969. Il y a une raison à ces descriptions terrifiantes
: l'hygiénisme. Les médecins qui portent ce courant sont
très influents dans la seconde moitié du siècle, qui voit
se multiplier les théories à ce sujet970.
Cette vision on ne peut plus négative influence
logiquement les examens médicaux. L'expert recherche
systématiquement, outre les symptômes du possible attentat, ceux
qui prouveraient des pratiques solitaires. Précisons que ces
investigations ne concernent que les victimes de sexe féminin. Ceci est
d'autant plus étonnant que la masturbation est assez répandue
chez les garçons, et ce même a l'école971. Lors
de l'examen, des grandes et petites lèvres flétries, un clitoris
volumineux ainsi qu'un écoulement muco-purulent, sont la marque de cette
infamie. Difficile cependant de les différencier de celles produites par
un attouchement criminel. On voit même dans ces pratiques une sorte de
969 SERVAIS (1993), p. 143-144. Dans son édition de 1880,
le Littré parle lui d'une habitude « nuisible à la
santé ».
970 On constate déjà au
XVIIIème siècle un tel ostracisme : un médecin
déclare en 1771 que la masturbation féminine est a l'origine
d'une infection des organes génitaux engendrant un écoulement
fétide et purulent. (Yvonne KNIBIEHLER, Catherine FOUQUET, La femme
et les médecins, Paris, Hachette, 1983, p. 144-145.).
971 FARCY (2004), p. 108.
prédéfloration972. Les
préjugés sont également présents, en
témoigne la description d'une jeune fille « à l'air
délurée qui s'avance sans honte pour subir la visite
médicale »973. Quelques lignes plus loin le
médecin outrepasse encore son rôle, disant des victimes «
qu'elles connaissaient la valeur des mots et sont aussi instruites que la femme
mariée ».
Les citoyens ordinaires ont une vision bien plus
pondérée, voire bienveillante, de ces premières
expériences. Elles semblent d'ailleurs être monnaie courante, tant
chez les filles que chez les garçons974. Jusqu'à la
préadolescence, les adultes ne s'émeuvent guère de ces
attouchements, mais a la puberté le regard n'est plus le même, les
enfants euxmêmes prennent conscience de leurs actes975.
Effectivement nos sources ne comportent aucun témoignage faisant
état de cette dépréciation, même si le respect de la
pudeur est peut-être a l'origine d'un tel silence.
Dans notre corpus, les cas de masturbation
avérée sont, au contraire de ce qu'affirme la psychose
hygiéniste, rarement avérés. Environ 2,5% des victimes
féminines se sont vues attribuées des pratiques d'onanisme lors
de leur examen médical. Par contre, on découvre à travers
les témoignages que le lien entre onanisme et acceptation de l'attentat
n'est pas une invention. Il semble que ces deux faits résultent tous
deux d'une curiosité parfois non dissimulée pour la
sexualité.
Lorsque le médecin légiste examine le corps de
la victime présumée, il se contente d'en décrire l'aspect
général - robuste, frêle - ainsi que les signes de
puberté, quand ils sont présents. Le seul jugement qu'il se
permet est de dire si oui ou non ces traits sont en adéquation avec
l'âge de la patiente. Mais c'est déjà beaucoup, puisque
cela insinue qu'une fille au développement avancé est tout
à coup suspecte. La question de la masturbation revient encore, mais
surtout cela laisse à entendre que la jeune fille a pu se montrer
consentante lors de la relation, voire pire : la provoquer. C'est la grande
hantise des jurés depuis l'introduction de l'attentat a la pudeur sans
violence : condamner un homme qui a eu la faiblesse de répondre aux
sollicitations d'une jeune dépravée.
972 SOHN (1996-a), p. 39. En ce qui concerne les garçons,
on pense que c'est la conséquence d'un dérèglement mental.
Les légistes font donc souvent la relation entre l'onanisme auquel se
livrait l'accusé dans son enfance, et l'attentat à la pudeur dont
il est inculpé.
973 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet. L'enfant a treize ans, et
est pubère depuis six mois.
974 SOHN (1996-a), p. 159.
975 Ibid., p. 161-162.
Quant aux citoyens ordinaires, s'ils montrent dans une
certaine mesure une attention pour ces critères physiques, ils se
concentrent plutôt sur son attitude. C'est ce pourquoi l'enquête de
moralité concernant la victime et sa famille est apparue au milieu du
XIXème siècle976. Elle a pour but de tirer
profit du foisonnement de détails provenant des témoignages issus
de la communauté villageoise ou de quartier, afin d'affiner le portrait
de l'enfant agressé. Ainsi, le juge d'instruction sait a quoi
s'attendre, et comment s'y prendre avec la jeune victime.
Jean-Claude Farcy note que la jeune fille de la campagne se
doit d'être « gaillarde mais non provocante, aimable mais non
aguicheuse, respectueuse en apparence, des prérogatives masculines
))977. Les qualificatifs sont nombreux pour reprocher son attitude
à la petite victime : « polissonne )), « effrontée )),
« légère )), « avancée )), «
délurée )), « dévergondée )), « vicieuse
)), « débauchée )), etc. De telles descriptions sont souvent
exagérées, puisque le seul fait d'être gaie et d'aimer la
plaisanterie, ainsi que les « propos inconvenants )), est
considéré comme un signe de légèreté de la
jeune fille, note Anne-Marie Sohn978. L'auteur indique
également que la première qualité exigée d'une
fillette est un comportement sexuel irréprochable979. Elle
nuance cette description en ajoutant que les victimes d'inceste ne sont jamais
jugées de cette façon, tant le crime est
contrenature980. Des gendarmes notent même : « *...+
Cette enfant n'a pas de raison d'accuser son père s'il n'était
pas coupable ))981. Par contre, il existe une discrimination «
négative )) a l'égard des jeunes domestiques, qui du fait de leur
rang social peu élevé, ont la réputation d'être des
« filles faciles ))982. Aussi les relations entretenues avec la
jeunesse sont scrutées et on retrouve cette recherche d'une
dépravation précoce chez les magistrats. L'un d'eux demande a la
gendarmerie d'enquêter afin de savoir si les jeunes victimes - pourtant
âgées entre six et huit ans - « ont l'habitude de courir avec
les garçons de leur âge et de se livrer avec eux soit à des
amusements soit à des
976 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 413.
977 FARCY (2004), p. 90.
978 SOHN (1996-a), p. 193.
979 Ibid., p. 74. L'auteur précise que ce thème est
primordial surtout dans les jugements portés sur les
enfants de milieu modeste.
980 Ibid., p. 78.
981 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.
982 FARCY (2004), p. 64.
conversations obscènes »983. Le
pervertissement est une fois encore au coeur des investigations du juge, mais
il n'est pas sûr que les enfants qui en sont les auteurs le voient de la
même manière, tout est donc question de point de vue.
En effet, bien qu'elles soient conscientes que cela n'est pas
forcément correct - l'une d'elles l'a considéré comme un
péché avant sa communion -, ce n'est pas pour autant qu'elles y
voient une faute grave qui pourrait jeter le discrédit sur leurs
accusations. Une fillette avoue sans gêne s'être «
amusée ~ avec des petits garçons lorsqu'elle avait cinq ans, sans
toutefois dévoiler ce en quoi consistaient ces « saletés
»984. Elle ajoute qu'avec sa jeune camarade elles jouaient
à se mettre l'une sur l'autre et a relever leurs jupons, tout en se
touchant - elle n'a pas voulu dire oü. Quand le juge lui demande «
Qui donc vous a appris ces mauvaises choses-là ? », elle
répond innocemment : « Nous sommes appris toutes les deux avec [ma
camarade] ».
Ces prises de renseignements illustrent bien que le
procès est tout autant celui de l'accusé que celui de sa victime
supposée. Les autorités n'hésitent pas a dessiner un
portrait peu avantageux de ces dernières, comme ce maire qui en
préambule prévient : « L'opinion publique et les voisins
sont en faveur de *l'accusé+ contre toutes ces petites filles
»985. Les lignes suivantes sont encore plus évocatrices
: « *Elles+ sont tout ce qu'il y a de moins intéressant. Elles ont
tous les jours sous les yeux les exemples les plus immoraux et je suis
persuadé qu'il y a longtemps qu'elles s'amusent et qu'elles ne sont
innocentes en rien ~. L'édile ajoute en guide d'épilogue qu'elles
« connaissent tous les degrés du vice ». Au chapitre des
dégradations morales, et aussi surprenant que cela puisse
paraître, figure le fait d'avoir déjà été
victime d'un attentat a la pudeur. Cette méfiance est sans doute
née tout simplement de l'impression qu'il est impossible d'être
plusieurs fois victime, que c'est forcément là le signe d'une
provocation de la part de la petite fille. Le climat de suspicion qui entoure
les victimes trouve son point culminant dans l'affaire Robin : la jeune
Anasthasie est depuis longtemps victime des agissements de son
grand-père, chez qui elle a le malheur de vivre depuis la mort des ses
parents986. Alors que tous les voisins sont au courant de la
dramatique situation et qu'aucun ne lève
983 ADI&L, 2U, 630, affaire Besnard.
984 ADI&L, 2U, 619, affaire Arnault.
985 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat.
986 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.
le petit doigt, il s'en trouve un pour se draper du cynisme le
plus repoussant. L'enfant se plaignant de maux de coeur et d'estomac, il lui
répond : (( Et petite saleté, c'est la vie honteuse que tu
mènes avec ton grand-père qui te cause ces maux. Tu couches avec
lui toutes les nuits ~. En lâche en s'éloignant : (( Vous dites
comme les autres », signe du mépris qu'on lui réserve
quotidiennement. Pour conclure, le témoin précise sans honte que
la fille en a été blessée car elle n'est jamais revenue
chez lui.
Ainsi, non seulement jugées sur leurs attitudes
récentes ou anciennes, et surtout sur des rumeurs pas toujours
vérifiées, les petites filles sont aussi victimes de la
réputation de leurs parents - cependant on remarque que la mère
est bien plus concernée. Plein de morgue, un juge de paix indique que
l'immoralité de l'une est notoire : (( Avant son mariage, elle a eu un
enfant, de son mariage elle en a eu un autre et depuis son veuvage, trois. Cela
doit suffire pour établir sa moralité »987. Ces
renseignements arrivent même avant ceux de la victime a proprement
parler, ce qui signifie bien que l'adage (( les chiens ne font pas des chats
» a une influence certaine lorsqu'il s'agit d'évoquer la conduite
de la petite fille. On pourrait certes avancer que de telles enquêtes de
moralité ont pour but de déceler de possibles tentatives
d'extorsion de la part de parents peu scrupuleux. En effet il arrive qu'en
guise de réponse a la requête du magistrat instructeur les forces
de l'ordre notent qu'une famille est pauvre, vit de l'assistance publique, etc.
Mais ceci ne doit pas faire oublier que de telles allégations ont des
retombées sans doute négatives sur la victime, qu'on
soupçonne d'être mal éduquée car pauvre, menteuse
car mal éduquée, et ainsi de suite.
Revenons a l'exemple cité plus haut de cette femme sans
morale qui fait des enfants a droite à gauche. Il est intéressant
ici d'effectuer une comparaison avec un accusé, qui bien que
marié pour la quatrième fois, ne semble pas provoquer l'ire de la
population a travers les renseignements. Il faut dire que le mode de vie
répandu chez les petits paysans et les ouvriers n'est pas bien vu par
certains milieux relativement aisés. Les folkloristes par exemple voient
dans cette cohabitation un élément nocif : (( La vie en commun de
toute la famille, parents et enfants, parqués dans une pièce
unique, est, au point de vue moral, une mauvaise chose ; elle met sous les yeux
des enfants de fâcheux
987 ADI&L, 2U, 614, affaire Lhuillier. Le maire de la commune
rajoute, parlant de l'accouchement récent de la mère de la
victime : (( Il y a tout lieu de croire que ce ne sera point là le
dernier ».
spectacles et pourrait les conduire à une
promiscuité bestiale »988. Il est vrai que Martine
Segalen nous explique que le manque d'intimité dû a la
pièce unique n'est pas pour autant un facteur de
gêne989. Les époux ne ressentent pas forcément
le besoin de s'isoler dans une chambre : la sexualité n'est pas
bornée dans l'espace, pas plus que limitée par la nuit.
Être un enfant naturel n'arrange pas les choses, bien
que plus d'un quart des nouveaunés de la dernière décennie
du siècle soient concernés990. Inutile de
préciser que l'infidélité est également très
mal vue : « Les enfants n'auraient guère pu recevoir de bons
principes de leur mère », note un gendarme991. Peu
importe au final si celle-ci a fait preuve de discrétion
vis-à-vis de sa fille, ce n'est pas le problème. Outre la
débauche de leurs filles, on reproche fréquemment a certains
parents de ne pas assez s'en occuper et de les laisser courir les rues sans
surveillance. L'enfant se retrouve donc associé aux « erreurs
» de ses géniteurs. Afin de ne pas voir dans ces renseignements une
somme de propos méprisants et relevant surtout de la rumeur, donnons un
exemple qui prouve qu'ils ont parfois du bon. La petite Claudine,
âgée de quatre ans, aurait montré son sexe devant tout le
monde et surtout aurait voulu toucher celui d'un petit garçon, car
a-t-elle dit, l'amant de sa mère faisait bien de même sur cette
dernière, et inversement992.
Ainsi, l'attitude de la victime, ainsi que son histoire
personnelle, sont sans cesse vues comme pouvant être a l'origine de
l'attentat. L'historienne des femmes Yvonne Knibiehler abonde en ce sens en
écrivant que « le sexe faible tout entier est perçu comme
fautif en permanence, en tant qu'objet de tentation pour le sexe fort
»993. Nos sources dégagent en effet l'impression qu'on
ne passe rien aux victimes : le moindre accroc dans leur portrait aura
certainement des conséquences.
Par conséquent, le meilleur moyen d'obtenir un
acquittement n'est pas de prouver son innocence, mais de ruiner la
réputation de la victime présumée, et ainsi faire
soupçonner sinon le consentement de celle-ci, tout du moins la
provocation. Pour un tel objectif, rien
988 Cité dans SEGALEN (1980), p. 141.
989 Ibid., p. 55-56.
990 FARCY (2004), p. 94.
991 ADI&L, 2U, 713, affaire Champigny.
992 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard.
993 KNIBIEHLER (2002), p. 204.
de tel que la fausse rumeur. Bien que le recours à
celle-ci-ci soit relativement rare, cela a indéniablement des
conséquences sur l'issue du procès, en faveur de l'accusé
comme de la plaignante. Malheureusement même en cas de manipulation
avérée, l'aboutissement n'est pas toujours heureux pour l'enfant
agressée.
L'exemple le plus marquant concerne la jeune Marie,
agressée dans les douves du château d'Azay-sur-Cher, et dont nous
avons déjà parlé994. En premier lieu, le nombre
de témoins cités a comparaître n'augure rien de bon :
trente-huit, ce qui est très au-delà des normes, puisque la
moyenne se situe entre sept et huit - sachant que la plupart du temps il y a
une ou deux places réservées aux forces de l'ordre et au
médecin légiste. On comprend mieux pourquoi un tel chiffre quand
on apprend qu'un homme à la réputation peu flatteuse a
lancé les ragots les plus abjectes sur la malheureuse, ce qui fait dire
à sa maîtresse que « depuis l'affaire, on *la+ traînait
dans la boue ~. En effet cette rumeur n'est apparue qu'après la
dénonciation, et met en pièces le crédit accordé
à la jeune fille, qu'on décrit aussi comme étant
réservée et timide. La rumeur a pris une importance bien plus
grande grâce a l'intervention du maire de la commune, qui l'a
colportée allègrement, tout en défendant l'honneur de
l'inculpé. Le juge d'instruction l'a d'ailleurs convoqué a ce
sujet, et il se défend d'avoir dit quoi que ce soit lorsque le magistrat
lui fait remarquer qu'avec son autorité cela aurait donné a poids
certain a ces paroles. Malgré toutes ces apparentes manoeuvres,
l'accusé est acquitté.
Cette section consacrée à la réputation
des enfants victimes illustre une fois de plus le parcours semé
d'embûches qui se dresse devant eux jusqu'à la conclusion du
procès. Bien que les risques encourus ne soient pas identiques, et
toutes proportions gardées, coupable et victime arrivent au
procès avec un même objectif : se défendre. Bien sûr,
les magistrats partent avec un bon a priori au sujet de l'enfance, car
elle rappelle sans cesse l'innocence. Mais si le moindre doute s'insinue, ils
n'hésitent pas à user des moyens mis à leur disposition
pour s'assurer de la crédibilité des propos de la victime. Et si
celle-ci est réellement entachée par quelques mots ou aventures
sulfureuses, rien ne dit que son opinion soit changée à propos de
la culpabilité de l'accusé - qui reste pour le magistrat
l'élément central d'une instruction et d'un procès.
994 ADI&L, 2U, 616, affaire Chollet.
-o-o-o-
Puisqu'il est reconnu, tout au moins parmi les fonctionnaires
de l'ordre et de la justice, que l'enfant a une personnalité a part, son
interrogatoire se distingue quelque peu des autres. Toutefois dans les grandes
largeurs il reste semblable a celui d'un témoin adulte, mais il requiert
certaines précautions qui en font un art somme toute particulier. Le
juge doit faire preuve de persuasion mais ne doit pas se montrer trop imposant
car il décontenancerait son interlocuteur.
A côté de cela, il doit enquêter, pas
toujours dans les mêmes proportions, au sujet de la victime
elle-même. Il doit garder une certaine distance vis-à-vis des
renseignements donnés, car ils sont parfois le fruit de faits pas
vraiment fondés, ou d'interprétations douteuses. Cette
démarche pourrait nous inciter à dire que les magistrats se
méfient des enfants et de leurs paroles, suivant ainsi l'avis de
médecins légistes de grande renommée. Cela serait sans
doute une erreur, car il semble qu'au contraire, ils gardent un a
priori positif sur les enfants, même lorsque leur réputation
n'est pas parée de vertu. S'ils se décident à de telles
investigations, c'est plutôt afin de satisfaire le jury qui lui, se
montre très pointilleux sur ce sujet. En effet comme le résume en
1901 le juriste Émile Garçon, « l'attentat a la pudeur est
punissable quelle que soit la moralité de la victime. Il importerait peu
que ce fût une fille publique si son consentement a réellement
fait défaut »995.
995 Cité dans AMBROISE-RENDU (inédit), p. 416.
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