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Crimes sexuels sur enfants en Indre-et-Loire à  la fin du XIXème siècle

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par Timothée Papin
Université François-Rabelais (Tours) - Master 2 Histoire contemporaine 2011
  

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Chapitre III : L'attentat et ses conséquences

A présent que nous avons présenté les lieux de l'agression, ses deux protagonistes ainsi que les méthodes employées pour y arriver, il reste à rentrer dans le vif du sujet. Tant de paramètres matériels et humains entrent en jeu et doivent être décryptés, alors que l'attentat ne dure généralement qu'une poignée de secondes, quelques minutes tout au plus. En revanche, leur incidence sur l'existence de l'agresseur comme celle de la victime est bien plus étendue.

De la masturbation au viol, panorama des diverses pratiques sexuelles

L'ensemble des dossiers de procédures nous offre un tableau diversifié des pratiques sexuelles relatives a l'attentat a la pudeur et au viol. Celles-ci, bien que parfois l'oeuvre de personnages pervers, ne sont jamais extrêmes dans le sens oü on l'entendrait aujourd'hui. Par exemple, bien que la pratique ait été codifiée antérieurement à notre période d'étude par le célèbre marquis de Sade, on ne trouve aucune trace d'attentat a caractère sadique. Cependant, une partie des usages que nous avons rencontrés est considérée a l'époque comme une débauche marginale et qu'on se doit de marginaliser. Nous les avons classées par ordre inverse de gravité - sans doute de manière subjective, mais en essayant de les regrouper par type - mais dans la chronologie de l'attentat. En voici la liste : exhibitionnisme, baisers, caresses, masturbation « autonome » de l'agresseur, masturbation de la victime par ce dernier, puis inversement. Ensuite viennent les rapports buccaux composés de la fellation et du cunnilingus, ultérieurement les attouchements, tout d'abord de la victime sur son bourreau, puis inversement, avec la main ainsi que la verge. Enfin, les attentats les plus graves : sodomie, viol et tentative.

A la manière d'un véritable attentat, commençons par les pratiques préliminaires. Après avoir parfois conversé avec sa victime et tenté de la séduire ou bien de la mettre en confiance - « Tu es bien gentille », « Tu es bien mignonne »834 -, l'agresseur peut soit montrer son sexe, soit tenter de la séduire par des baisers et des caresses. Nous ne reviendrons que brièvement sur l'exhibitionnisme car nous avons parlé de ses atours dans

834 ADI&L, 2U, 696, affaire Léanté.

un chapitre antérieur, nous nous contenterons de donner quelques chiffres. Il est d'ailleurs difficile de faire une évaluation de leur nombre réel car la limite est floue entre exhibition véritable et simple exposition des parties sexuelles, avant un acte plus grave par exemple. Toujours est-il que près d'une victime sur cinq est concernée par un fait de cet acabit. Si le procès pour attentat à la pudeur débouche sur un acquittement, la magistrature se réserve le droit de poursuivre l'accusé en correctionnelle pour ces actes d'exhibition, a condition qu'ils se soient produits dans un lieu public.

Avec les baisers débutent les contacts physiques à proprement parler. Ceux-ci sont la marque d'une recherche d'affection, et l'espoir de voir ce geste accepté montre combien les agresseurs sexuels recherchent avant tout le consentement de leur victime. Celles-ci sont 18% à avoir été abusées de la sorte, et cela suffit pour engager des poursuites pour attentat à la pudeur835. Il faut dire qu'au XIXème siècle la majorité de la population rejette le baiser sur la bouche, bien qu'à la fin de cette période il tende a se diffuser836. Les acteurs du crime sont peu prolixes sur la zone où il est déposé, sans doute sur la bouche la plupart du temps, mais rien ne permet de donner des proportions plus précises. On peut signaler que le baiser avec la langue est banni des habitudes et n'est jamais mentionné dans notre corpus.

Si beaucoup de baisers sont placés sous le signe du consentement car proposés et non imposés, on ne peut pas en dire autant des caresses. Elles représentent la première contrainte véritable exercée sur la victime, bien que cette dernière ne la ressente pas comme une atteinte grave à sa vertu. Elles sont mentionnées par plus de 8% des victimes, mais leur aspect secondaire a sans doute poussé certaines à les passer sous silence dans leurs dépositions et interrogatoires. La majorité de ces contacts se fait au niveau des cuisses, sorte de prélude à un attouchement des parties sexuelles. On en trouve parfois au niveau du ventre, et très rarement sur les seins, que l'agresseur peut également embrasser - bien que cela soit extrêmement rare, le seul exemple que nous ayons trouvé étant celui d'une relation incestueuse. Au même titre que les baisers, les caresses sont la marque d'une approche « douce », qui tente de mettre la victime en confiance, en donnant a un crime l'apparence d'une relation ordinaire.

835 Arrêt de la Cour de cassation du 5 novembre 1881.

836 SOHN (1996-a), p. 94.

Dernière étape des approches préliminaires, la masturbation. Tout d'abord celle de l'accusé qui satisfait tout seul sa passion : elle est citée par à peine 4% des victimes. Elle n'est pas nécessairement empreinte de pédophilie contrairement aux apparences, car parfois c'est de cette manière que les abuseurs parviennent a l'éjaculation si les autres moyens employés n'y ont pas amené. Ce n'est donc pas la vision d'un enfant, même en partie dénudé, qui a produit la jouissance.

Plus nombreux sont les cas oü c'est a la victime de manipuler ainsi le sexe de son agresseur : plus de 14% de celles-ci l'ont évoquée. Soit l'abuseur en fait la demande explicite - « Branlez ~, ordonne un maître d'école837 -, soit il prend la main de l'enfant - assez jeune la plupart du temps - et la pose sur son sexe, en montrant comment s'y prendre. Cette pratique est surtout le fait de l'attentat a caractère homosexuel, puisqu'environ les deux tiers des victimes sont de sexe masculin - ce qui signifie que plus d'un garçon sur deux est abusé de cette manière, contre seulement une fille sur vingt environ. Les instituteurs et les ecclésiastiques sont friands de ces usages car comme la grande majorité des attouchements ont lieu au milieu des autres enfants, il est commode de rester entièrement habillé. Aussi les maîtres et les curés enlèvent les coutures de leurs poches de pantalon, permettant ainsi a la victime d'y passer sa main sans trop attirer l'attention.

Dernier cas de masturbation, bien plus rare et pour cause, celui de l'agresseur sur la victime, forcément masculine. Plus d'un cinquième de celles-ci ont dénoncé de tels actes. Leur moyenne d'âge, neuf ans et demi environ, illustre le décalage des abuseurs avec les réalités physiologiques. Du reste aucun garçon n'a déclaré avoir joui a la suite de l'attentat, bien que cette information soit a placer au conditionnel a cause de la honte ressentie. Dans tous les cas cette situation montre une fois de plus que l'adulte tente de donner à ce crime les allures d'une relation profitable aux deux parties. De plus, la masturbation apparaît comme moins grave aux yeux de la population - nous aurons l'occasion d'en reparler -, ce qui renforce peut-être le sentiment d'impunité de l'agresseur.

837 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.

Le sexe buccal apparaît davantage comme une perversion pour les contemporains de notre corpus. Cependant Lacassagne parle d'une « grande extension » prise par ce type de coït838. Son évocation s'accompagne de commentaires sur son aspect scandaleux et d'obscène839. L'Église place ces pratiques au même rang que la sodomie, c'est-à-dire à une place méprisée et rejetée. Elles sont a l'initiative des hommes que ce soit pour la fellation ou le cunnilingus, et ne se pratique qu'entre adultes expérimentés. C'est pourquoi imposer par la force ces rapports à une petite fille « montre le lien entre domination, sadisme et censure érotique »840. La première est peu répandue et n'a pas encore acquis la renommée qui sera la sienne grâce au président Félix Faure. Effectivement la majorité des femmes, de tous milieux d'ailleurs, la refuse841. Même son de cloche chez les jeunes filles : « *...+ Je ne suçais pas parce que je trouvais cela sale », témoigne une victime d'une douzaine d'années842. En effet, une raison d'ordre pratique existe également pour comprendre ce dégoût attaché à la sexualité orale : l'hygiène intime hasardeuse n'est pas pour arranger les choses843. Un ouvrier tourangeau qui apprécie visiblement le cunnilingus puisqu'il l'a pratiqué sur trois de ses quatre victimes, déclare ne pas avoir voulu lécher la dernière parce qu' « elle avait des boutons, que c'était trop gras et que c'était comme de l'huile »844. Un autre fait preuve de pragmatisme : « *...+ Après m'avoir lavée il me passait sa langue a mon c... et me suçait », déclare une jeune fille845.

Quantitativement, la fellation est bien moins représentée que le cunnilingus : plus de 4% des enfants ont dû se résoudre à la première, contre plus de 7% pour la seconde846. Quelles peuvent être les raisons de cet important écart ? Premièrement, les petites filles semblent moins révoltées par le cunnilingus, peut-être parce qu'elles voient moins cela comme une agression. Deuxièmement, il faut prendre en compte le haut-le-coeur éprouvé par certaines victimes lors de la fellation, qui les en dégoûte naturellement.

838 LACASSAGNE (1906), p. 739.

839 SOHN (1996-a), p. 96.

840 Ibid., p. 98.

841 Ibid., p. 97.

842 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.

843 SOHN (1996-a), p. 100.

844 ADI&L, 2U, 717, affaire Moreau.

845 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.

846 Qui plus est la totalité des enfants peut être victime d'attentat par fellation, quand le cunnilingus ne concerne que les filles. Ainsi, si on rapporte le nombre de cunnilingus a l'effectif féminin seulement, on s'aperçoit que 9% des filles abusées l'ont été de cette manière.

Troisièmement, il est plus aisé pour l'agresseur d'imposer un cunnilingus qu'une fellation car la première ne requiert pas une participation active de la part de la victime. La seconde est partagée à peu près équitablement entre filles et garçons. Seul un abuseur a pratiqué une fellation directement sur deux de ses victimes. L'amplitude d'âge de celles-ci est très importante, puisque sur les douze enfants agressés de cette manière, une a quatre ans, deux en ont cinq, et nous en avons répertoriées trois d'une douzaine d'années. Cette constatation ne se retrouve pas chez les filles sur lesquelles l'accusé a pratiqué un cunnilingus : la majorité n'est pas très âgée, et la moyenne se situe un peu en-dessous de huit ans. Ce dernier chiffre indique bien que nous sommes dans le domaine de la duperie, les petites filles se laissant faire car ne comprenant pas le sens de ces baisers et de ces léchages.

Les attouchements, contrairement aux pratiques buccales, sont bien plus répandus. Il en existe trois, le premier d'entre eux étant celui pratiqué, sous la contrainte, par la victime sur son bourreau. Il ne faut pas réduire le toucher dans ce sens à la seule masturbation, et d'ailleurs dans la plupart des cas il n'y a pas de lien entre les deux. Ces gestes, sortes de caresses sur le sexe de l'agresseur, ont été pratiquées par près de 13% des victimes. Celles-ci sont très jeunes pour la plupart, la moyenne d'âge se situant aux alentours de huit ans et cinq mois. Une nouvelle fois cela témoigne de la douceur qui caractérise, du moins en apparence, l'attentat sur un jeune enfant. L'agresseur semble également plus enclin à prendre le temps d'une relation basée sur l'éducation - la corruption diront les autres - de l'enfant.

Deuxième catégorie d'attouchements, les plus fréquents, ceux pratiqués avec la main. Par leur commodité et leur rapidité d'exécution, ils représentent le choix de la facilité pour les agresseurs. Ces agressions sont également faciles à dissimuler, toujours en prenant l'enfant sur ses genoux, ou en se cachant derrière un muret, un buisson, ou même derrière un parapluie. Avantage supplémentaire, ces attentats laissent beaucoup moins de traces sur la victime, et lorsque c'est le cas elles disparaissent assez rapidement. « Personne est capable de s'en être aperçu », affirme un homme en avouant avoir mis trois ou quatre fois son doigt dans le vagin d'une enfant847. Un tel sentiment d'impunité n'est pas rare et explique l'attirance des agresseurs pour cette pratique. Six victimes sur

847 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard.

dix ont été abusées de cette façon, les attouchements manuels étant soit une sorte de préliminaire avant le coït complet, soit une solution de secours en cas d'échec du viol.

L'agresseur n'a qu'une chose a faire : baisser les jupons de sa victime pour satisfaire son dessein. C'est pourquoi il ruse pour pouvoir le faire plus facilement, par exemple en disant aux petites filles de ramasser des fruits. Il se joue plus aisément d'elles car les victimes de ce type d'attouchement sont beaucoup plus jeunes que la moyenne. Si l'on exclut les affaires où un crime grave - de la classe des trois cités précédemment - a été perpétré en plus de ces attouchements manuels, on obtient un âge moyen de la victime qui s'élève a huit ans et demi848. Il y a peu de choses a dire sur cette catégorie d'attentat a la pudeur, si ce n'est qu'il en existe deux types : soit l'attouchement est une simple caresse appuyée du sexe de la victime, soit l'agresseur enfonce un ou plusieurs doigts dans la « matrice » de celle-ci. Pour ce qui est de la première catégorie, les dépositions, de la part de la victime comme de l'accusé, ne sont jamais précises : jamais on ne dit quelle zone a été attouchée. Nous ne savons donc pas si ces criminels sexuels préfèrent caresser les lèvres ou plutôt le clitoris, par exemple. Seuls les examens médicaux pourraient éclaircir ces zones d'ombre, mais ils restent difficiles a interpréter. Aussi rien ne dit qu'un clitoris gonflé soit le résultat d'un attouchement perpétré précisément sur celui-ci. Pour le second type de manipulation, les dépositions se font parfois plus précises, l'agresseur pouvant indiquer de combien de centimètres son doigt a pénétré dans le vagin de sa victime. Quant aux garçons, leurs témoignages manquent très souvent de précision, bien que certains mentionnent des attouchements sur le gland. En revanche impossible de savoir si ceux-ci ont provoqué une érection chez la victime car ils passent toujours cela sous silence, sans doute par honte. Seuls les agresseurs se félicitent ouvertement de cela.

Quand l'usage des mains ne suffit pas a amener le plaisir souhaité, l'abuseur peut effectuer de semblables attouchements avec sa verge. Cette pratique est assez répandue puisque près d'une victime sur cinq a dû supporter de tels outrages. Attention toutefois a ne pas voir dans ces gestes la seule conséquence d'une tentative avortée d'introduction

848 Nous avons retranché les affaires incluant un crime plus grave, car cela pouvait signifier, comme nous l'avons dit plus haut, que le but de l'agresseur n'était pas d'attoucher la victime mais bien de la violer.

complète849. Ce procédé est bien plus le résultat d'une connaissance de la part de l'agresseur de l'anatomie des petites filles. Sachant qu'il lui est impossible de pénétrer sa victime, celui-ci opte pour une solution intermédiaire. Elle lui offre l'avantage visuel de ressembler a un coït complet, et lui permet, dans un cas sur quatre, d'atteindre tout de même la jouissance souhaitée.

Il nous reste à décrire la dernière classe de pratique sexuelle, celle des coïts. La sodomie est le moins grave car à la fin du XIXème siècle elle n'est pas considérée pénalement comme un viol, et ne peut donc être poursuivie que sous le chef d'inculpation d'attentat a la pudeur. Cependant elle est moralement considérée avec gravité, et rajoute à l'humiliation de la pratique celle de la position sexuelle. La commodité commande a l'agresseur de se placer sur le dos de sa victime, c'est le seul procédé que nous avons relevé dans les dossiers étudiés. Dans un cas sur six il lubrifie au préalable sa verge, soit avec sa salive, soit avec de l'huile. Quantitativement, la pratique est assez marginale : un peu plus de 3% des victimes seulement ont subi ce genre d'outrage - proportion en hausse d'un point lorsqu'on y ajoute les tentatives restées infructueuses. Anne-Marie Sohn fait état d'une proportion encore moindre, puisque sur les 210 dossiers parlant de pratiques « honteuses », seulement six concernent un attentat à la pudeur par sodomie850. Selon les médecins, elle se serait développée à partir des années 1850, mais resterait rare et toujours jugée comme « perverse »851. Elle est surtout marquée par une résistance farouche de la part des femmes852. Aussi fort logiquement la sodomie apparaît comme la marque de l'attentat homosexuel, néanmoins il faut relever que près de 17% des victimes sont de sexe féminin. L'envie de braver les interdits ne semble pas avoir une place prépondérante dans les choix des agresseurs. Anne-Marie Sohn précise que le coït anal est rarement tenté sur de jeunes enfants, mais dans une grande majorité sur des adolescents853. Sur ce point, nos affaires montrent des différences notables puisque seulement la moitié des victimes de sodomie ont dix ans ou plus, et la plus jeune enfant du corpus a été attaquée de la sorte.

849 Dans près de 73% des affaires de ce type recensées, il n'y a aucune tentative de viol.

850 SOHN (1996-b), p. 772.

851 SOHN (1996-a), p. 101.

852 Ibid., p. 100. L'auteur précise qu'elle n'a recensé qu'un seul cas de sodomie consentie, hors du cadre des crimes sexuels, bien sûr.

853 Ibid., p. 43.

Premier d'entre les crimes sexuels et le plus réprimé pénalement, le viol est au XIXème siècle définit de façon restreinte, puisque qu'il faut qu'il y ait eu pénétration complète pour qu'il soit considéré comme tel. Ceci a pour incidence de minimiser leur nombre dans notre corpus, puisque seules 6,7% des 283 victimes recensées ont été violées. Elles sont souvent plus âgées que les autres victimes : près de onze ans, soit une année de plus que l'ensemble des enfants abusés. Rien d'étonnant a cela puisque les médecins légistes avancent que la disproportion des organes sexuels entrave souvent l'accomplissement total de l'introduction. Il faut dire que la plupart du temps celle-ci est brusque et ne peut tirer profit des préliminaires, qui d'habitude courants, sont ici presque absents. De plus, plus la victime est âgée plus elle est autonome, et donc isolée dans les champs du reste de la population locale. Il est très rare que l'agresseur parvienne a la finalité de ses desseins du premier coup. C'est pourquoi ce type d'agression est très présent dans les affaires incestueuses, car le père a le temps de s'employer a forcer petit a petit sa victime. Les relations « complètes ~ comme on les nomme a l'époque, représentent donc l'aboutissement de ce type de relation, caractérisé par un « viol progressif », selon les termes d'Anne-Marie Sohn854. L'auteur ajoute que le coït complet apparaît dans un tiers des cas incestueux, dans notre corpus la proportion est sensiblement la même.

Le caractère restrictif de la définition du viol amène une bien plus forte représentativité des tentatives, bien qu'une infime partie seulement soit jugée comme telle, nous aurons l'occasion d'y revenir. La tentative telle que nous l'avons définie est un viol inachevé, soit parce que l'accusé n'a pu pénétrer la victime a cause de sa résistance ou d'un évènement imprévu - l'arrivée d'un passant, par exemple -, soit parce que son sexe n'était pas proportionné aux parties de l'enfant, ou encore qu'il n'était pas assez rigide. Plus rarement parce que la pénétration, qui a bien eu lieu, n'a pas été complète et n'a pas défloré la victime. L'éventail des possibilités, notons-le, est plus large que celui prévu par l'article 2 du code pénal qui définit la tentative. Un peu plus d'un tiers des victimes sont concernées par un tel acte. Ainsi, c'est près d'un enfant sur trois qui a subi les prémices d'un viol, ou son accomplissement. Ces crimes démontrent néanmoins la spécificité de l'attentat sur un enfant, car le coït « classique ~ n'est pas tenté dans la majorité des cas, quand il est bien souvent l'unique objet de l'agression d'une femme adulte. Les dossiers

854 SOHN (1996-a), p. 66. Le viol est l'étape finale d'un cheminement qui débute par des attouchements, puis se poursuit par la masturbation.

judiciaires nous montrent que ce crime est plutôt rural, puisque seulement un viol sur les dix-neuf recensés a eu une ville pour théâtre. Les hommes de la campagne sont-ils pour autant plus violents et moins mesurés dans leurs objectifs ? Difficile de répondre à une telle question, même s'il est vrai qu'on le représente souvent sous l'apparence d'une brute à la sexualité animale. Certains aspects de la vie rurale influencent plus sûrement ces statistiques : d'une part, plus nombreux sont les lieux préservés des regards extérieurs, et plus isolées sont les victimes potentielles, ce qui donne plus de temps à l'agresseur pour atteindre ses objectifs.

Pour conclure notre tour d'horizon des pratiques sexuelles, arrêtons-nous un instant sur les positions de l'amour criminel. Elles n'ont pas la diversité qu'on leur connaît aujourd'hui, par la faute de préceptes ancrés dans les mentalités. Il existe de nombreux interdits, portés par la morale bourgeoise et l'Église, et relayées par le courant hygiéniste, très en vogue à partir du milieu du XIXème siècle. Les rapports sexuels se doivent d'être mesurés dans la fréquence comme dans la manière. Ainsi, la position du missionnaire est une règle à laquelle il ne faut pas déroger, selon une partie du corps médical855. Robert Muchembled parle à ce propos de « sécularisation de la crainte du péché, transférée dans des conseils d'hygiène physique »856. A la différence de des médecins hygiénistes, les simples citoyens ont une vision moins morale que physiologique des interdits en matière de sexe857. Ainsi, la position de la levrette est ostracisée et limitée a l'inceste, car on l'assimile au monde animal858. Dans notre corpus les victimes féminines se bornent à dire que l'agresseur s'est couché sur elles, ce qui semble indiquer que la position du missionnaire est de loin la plus prisée, même dans le cas d'une relation non-consentie. Un second élément permet de l'indiquer : lorsque l'expert légal découvre des traces de violence dans le vagin, celles-ci se trouvent toujours à la partie postérieure de celui-ci, ce qui signifierait que le pénis y a pénétré alors que l'agresseur était en face de sa victime. Dans le cas d'une position de la levrette, le membre viril aurait plutôt abîmé la paroi antérieure. Une seule victime l'a décrite ouvertement, ce que retrace l'acte d'accusation :

855 ADLER (1990), p. 91-92.

856 MUCHEMBLED (2005), p. 225.

857 SOHN (1996-a), p. 79.

858 Ibid., p. 93.

« *...+ Il forçait son fils a se coucher sur le ventre les jambes fléchies et appuyé sur les coudes, s'étendait sur lui, lui écartait les jambes et le sodomisait »859.

Quoi qu'il en soit, la position du missionnaire est peut-être surtout prisée parce qu'elle de nombreux avantages pour l'assaillant, qui peut maîtriser plus facilement les bras et les jambes de la victime. De plus son poids est un atout non-négligeable sur le corps frêle de jeunes enfants. Le seul bémol qu'on puisse apporter a ces déclarations est le suivant : puisque la morale interdit certaines positions, les victimes, déjà souillées dans leur vertu et leur honneur, n'ont peut-être pas envie de rajouter une marque supplémentaire d'avilissement a leur récit. Une seule avoue que son agresseur lui a indiqué comment se placer pour qu'il puisse la pénétrer, ce qui semble attester la présence d'une autre position que celle du missionnaire860. Une seconde posture est souvent évoquée, qui a trait aux attentats sur de plus jeunes enfants, et sur un mode d'agression non-violent : l'homme prend la victime sur ses genoux ou la place sur lui à califourchon, et essaie de la pénétrer ainsi, le plus fréquemment en profitant de l'ingénuité de la petite fille. De plus n'oublions pas que cela permet de moins attirer l'attention, de la victime comme de possibles témoins, car beaucoup de gens jouent avec les enfants ou les font lire de cette manière.

Dans notre corpus un dossier a attiré notre attention tant la victime fait un récit très précis de la relation, peut-être consentie, qu'elle a eue avec l'amant de sa mère. Rachel a douze ans lorsque s'installe a côté du domicile familial un homme proche de la cinquantaine861. Ce dernier se pare de mystère, toujours est-il qu'il a de l'argent et en fait profiter Rachel et sa mère. Il ne tarde pas à attirer quotidiennement la jeune fille dans sa demeure, et là débute leur liaison, qui s'est maintenue pendant un mois. Celle-ci la raconte de façon très circonstanciée, et fait étalage de l'éventail des pratiques sexuelles qui constituent une telle relation criminelle. « Il s'est déboutonné et s'est secoué cela tombait par terre, c'était tout blanc », explique-t-elle à propos du premier attentat, avant de poursuivre : « Il me faisait secouer aussi jusqu'à ce que cela tombe mais je n'ai jamais arrivé a le faire tomber parce que j'avais la main lasse c'était lui qui finissait, ensuite il s'essuyait avec un mouchoir. Depuis ce jour nous nous couchions tous les deux dans son

859 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.

860 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.

861 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.

lit je ne gardais que ma chemise et lui la sienne il se mettait sur moi et se secouait, il m'ouvrait les jambes le plus que je pouvais pour m'introduire son affaire mais il ne pouvait pas y entrer parce qu'il me faisait mal ». Débutent alors les pratiques de substitution : « Voyant cela il me faisait secouer et se secouait cela me tombait sur le ventre et il s'essuyait avec son mouchoir de poche pour ne pas que ma mère voie cela dans ma chemise ». Ensuite elle détaille la mise en condition, intellectuelle d'abord, puis physique, à travers des raffinements du langage et du corps : « Il m'a appris également que son affaire s'appelait une bitte et que la mienne s'appelait un c... *cul ? con ?]. Avant de commencer a nous amuser il me lavait avec de l'eau chaude. Ensuite me frottait son affaire sur le mien, puis me chatouillait avec son doigt et me demandait si cela me faisait du bien. Je lui répondais que oui, mais cela ne me faisait rien ». Les rapports ne tardent pas à devenir buccaux : « Il ma mis sa b... dans la bouche et me disait d'y passer la langue et de sucer mais je ne suçais pas car je trouvais cela sale. Une fois après s'être secoué il m'a jeté cela dans la bouche et m'a dit qu'il fallait l'avaler, mais je ne l'ai pas fait et je l'ai craché dans mon mouchoir de poche. Au-dessous de sa b... il y avait deux boules dont il ne m'a pas dit le nom et au-dessus il y avait des cheveux. Il m'a dit que cela s'appelait du poil, que le mien commençait à pousser et que si j'allais en Algérie il fallait que je lui en envoie lorsqu'il serait plus long. D'autres fois avant de se secouer et après m'avoir lavée il me passait sa langue a mon c... et me suçait ».

Ce témoignage montre ainsi la progression - ainsi que le mouvement inverse - entre les actes que l'on remarque parfois dans de semblables affaires. Le juge d'instruction ne s'y est d'ailleurs pas trompé : « Vous avez procédé d'après elle pour arriver a vos fins par une sorte de gradation que les enfants ne peuvent guère inventer ». L'acte d'accusation tourne les faits de semblable manière : « *L'accusé + finit par faire passer sa victime par toutes les phases de la dégradation la plus honteuse ».

Afin de clore la section consacrée au déroulement d'un attentat, examinons les durées qui y sont associées. Premièrement, la durée d'une agression : même composée la plupart du temps de plusieurs éléments, celle-ci brille par sa rapidité d'exécution. Beaucoup ne durent pas plus de deux minutes, certains se s'étalent que sur quelques secondes, le temps de surprendre l'enfant, et de se s'en aller. Nombreuses sont les victimes qui pleurent ou crient aux premiers attouchements, ce qui « refroidit »

l'assaillant et écourte d'autant la durée de l'agression. C'est pour ces raisons qu'un enfant laissé sans surveillance ne serait-ce que quelques minutes représente tout de même une cible appréciable. Fort logiquement, plus les agressions sont graves et plus elles mettent de temps à se mettre en place. Le viol est souvent plus long qu'un simple attouchement, bien que cela dépende de nombreux facteurs, qui en modifient la durée : défense de la victime, interruption de la scène par une arrivée impromptue, ou encore temps nécessaire a l'agresseur pour assouvir totalement sa passion. Si bien que l'enfant peut endurer pendant longtemps : « Il est resté sur moi une demi-heure à ce que je crois, car le temps m'a paru bien long », se plaint une jeune fille862. Dans les affaires d'inceste les attentats sont bien plus longs car le père peut se permettre de prendre le temps nécessaire a l'épanouissement de ses envies. Cela peut donc prendre plusieurs heures, au grand dam de la victime.

Second élément chronologique : la répétition des crimes. Beaucoup sont des attentats isolés, car 44% n'ont jamais de suite. On peut mettre cela sur le compte de la peur d'une dénonciation, car l'abuseur est conscient que plus les faits se multiplient et plus ils peuvent s'ébruiter. Les victimes également ont un rôle : soit elles changent leurs trajets pour éviter les zones oü travaille ou habite leur agresseur, soit elles refusent d'aller travailler chez lui, ou encore s'enfuient a sa seule vue. Elles sont 16% a s'être faites attaquer deux fois, une sur dix trois fois. Près de 8% ont eu cette malchance plus d'une dizaine de fois, dont 2,7% à avoir déclaré plus de cent attentats - dont un tiers lors d'une affaire incestueuse. Nous avons même découvert par deux fois une même victime, mais dans deux affaires différentes, agressée a plusieurs années d'intervalle. La fréquence du crime révèle les situations les plus diverses : certaines victimes sont attaquées par le même homme deux ou trois fois en plusieurs années, quand d'autres le sont plus ponctuellement, par le biais de rendez-vous par exemple. Toutefois peu sont réguliers au point d'arriver plusieurs fois par semaine, sauf dans les cas d'inceste oü l'on rencontre des enfants abusés presque quotidiennement. Extrêmement rares sont ceux ayant subi plusieurs attentats dans une même journée.

862 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault. Au final, il s'avère que le crime n'a pas été consommé, ce n'est donc qu'une tentative de viol.

Quant à la durée de la relation criminelle établie entre les deux protagonistes, elle est très variable, a l'image du laps de temps nécessaire a la dénonciation. D'ailleurs ces deux espaces temporels sont la plupart du temps presque identiques, surtout dans les longues relations. Celles de très courte durée, c'est-à-dire d'un jour, sont les plus nombreuses : elles représentent plus de la moitié du total. Et contrairement a ce qu'on pourrait croire, les viols et tentatives ne sont pas synonymes d'attaque sans lendemain, puisqu'un tiers seulement appartiennent a cette catégorie. Il est donc plutôt le fruit d'un long processus, à la manière des incestes.

En définitive, les proportions affichées pour chacune des pratiques ne sont pas surprenantes au regard des portraits d'accusés que nous avons dressés précédemment. Peu sont empreintes de perversion ou de sadisme, ou dénotent une passion refoulée. Les attentats les plus violents et les plus graves ne sont pas les plus fréquents, au contraire de ceux recherchant la participation ou le plaisir de la victime, celui de l'agresseur étant plus lié a l'excitation qu'à de réelles actions sur son « membre viril ». Néanmoins peu ont le temps de développer une liaison en ce sens, et la majorité des attentats reste sans lendemain. Tous les paramètres énoncés ont une influence a posteriori sur la victime, que ce soit physiquement ou psychologiquement.

La chair a l'épreuve de l'attentat

Dans des instructions judiciaires où on fait peu de cas de la victime, les suites de l'agression n'ont d'importance que dans l'optique de constituer un dossier a charge. Ce n'est que lorsque celles-ci sont graves qu'on porte une plus grande attention au malheureux enfant. Certains ont plus de chances que d'autres et pour des faits similaires ne récoltent pas les mêmes châtiments de la nature. Beaucoup de paramètres entrent en compte, la corpulence, la maturité sexuelle de l'enfant, ou la force employée par l'agresseur. Les conséquences psychiques d'une agression proposent le même cas de figure, bien que dépendante en grande majorité de la personnalité de la jeune victime.

Les symptômes physiques d'une agression se décomposent selon la zone touchée : vulve, clitoris, vagin, hymen, anus, et pour les garçons, verge. Pour chacune d'elles nous allons énumérer les aspects faisant suite a l'attentat, et indiquer ce qui a pu les provoquer. Nous ferons également état des proportions dans lesquelles la victime peut déclarer de tels

symptômes. Tout d'abord, signalons que seules 38% des enfants abusés ont subi des dégâts consignés par la suite dans le dossier d'instruction. La proportion est sans doute bien plus importante dans la réalité, mais le temps que la dénonciation ou que l'examen se fassent, les marques peuvent avoir complètement disparu.

Parce que c'est la région la plus vaste, qui englobe les parties génitales et qui est la plus facile à atteindre du fait qu'elle soit apparente, la vulve concentre la majeure partie des dommages liés à un attouchement. Les grandes et petites lèvres peuvent présenter des blessures dues à une pression inappropriée - érythème, tuméfaction - ou à des coups d'ongle - écorchure, égratignure, érosion, excoriation. Lorsque les rapports ont été répétés, les grandes lèvres peuvent afficher un caractère flasque et flétri, ou même être légèrement entrebâillées voire écartées. Un médecin légiste constate « un aspect mollasse et relâché du tissu qui compose les parties génitales externes ; *...+ de nombreux attouchements libidineux ont été nécessaires pour que les parties génitales portent l'aspect qu'elles présentent »863. Cette apparence est également celle qu'on prête aux conséquences de la masturbation, d'oü la difficulté des médecins a évaluer son origine.

Près de la moitié des victimes féminines chez qui on a retrouvé des traces physiques de l'attentat sont atteintes d'une inflammation de la vulve. Les premiers signes sont de couleur : les grandes et les petites lèvres se parent d'un rouge plus ou moins vif selon le degré d'irritation. Il peut également y avoir des boursouflures. Ce qui provoque des démangeaisons avec le frottement des vêtements ou en marchant. Lorsque l'inflammation est assez conséquence, on parle de vulvite, lorsqu'elle est très importante, on ajoute l'adjectif « aiguë », surtout si elle a entraîné l'apparition d'un écoulement. Outre la difficulté à se déplacer, qui peut même aller jusqu'à les obliger a garder le lit pendant de nombreuses semaines, les victimes peuvent ressentir une profonde gêne pour uriner, parfois durant plusieurs jours. Certaines ne cessent de se toucher entre les cuisses, avec frénésie. Dans la très grande majorité des cas la vulvite disparaît au bout de quelques jours.

Lorsque le délai de guérison s'allonge, comme c'est parfois le cas avec la version aiguë de
la maladie, c'est l'écoulement qui en est responsable. Attention toutefois à ne pas le

863 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat.

confondre avec un autre, appelé « leucorrhéique ~, qui n'a aucun rapport avec de possibles attouchements, et de couleur blanche, quand celui d'origine criminelle est jaune le plus souvent, et d'apparence visqueuse et épaisse. Les experts légistes le disent fréquent chez les petites filles au tempérament humide - « lymphatique » -, ou qui n'ont pas une hygiène intime des plus poussées. Lui aussi peut engendrer une vulvite, qu'on appelle « spontanée ». De la même façon, l'écoulement d'origine criminelle n'est pas rare puisque plus d'un quart des petites filles chez qui l'attentat a eu des conséquences physiques en présente un. Un médecin en fait la description suivante : « La vulve est baignée par un liquide muco-purulent, qui s'écoule en abondance par l'orifice vaginal et suinte par les surfaces érodées des grandes et des petites lèvres »864. Toujours selon le praticien, cette vulvite aiguë « peut résulter, ou d'une contagion blennorragique, ou de frottements violents et prolongés, opérés par le contact du membre viril d'un adulte ». Ici l'écoulement provient du vagin, mais d'autres cas montrent qu'il tel liquide peut également sortir du méat du canal de l'urètre, le rendant très douloureux et compliquant la miction à défaut de la rendre impossible. « Ça me cuit », déplore une petite fille de cinq ans, agressée deux semaines plus tôt865. Si la plupart des cas montrent un écoulement localisé, certains font état d'une telle abondance de liquide que celui-ci se répand sur le haut des cuisses et la région anale, entraînant les brûlures et les démangeaisons qu'on imagine.

Si la plupart du temps la vulvite disparaît au bout de quelques jours, il existe des complications qui peuvent se révéler très graves. Les possibilités d'en arriver a ce stade sont inversement proportionnelles a l'âge de l'enfant. Une petite fille d'une demidouzaine d'années est atteinte d'une vulvite aigüe ainsi que d'un écoulement866. Trois mois après l'agression son état ne s'est pas amélioré et le flux de muco-pus n'a jamais cessé, si bien qu'elle est admise a l'hospice. Un témoin note que le mal doit être très grand, car elle n'a de cesse d'essayer d'uriner. L'écoulement peut même étendre l'infection a d'autres parties du corps lorsqu'il est persistant. Plus de deux mois après avoir subi de simples attouchements avec les doigts, une enfant de cinq ans est toujours gênée par l'écoulement purulent qu'il a entraîné, et ce malgré la guérison du canal de

864 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.

865 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.

866 ADI&L, 2U, 739, affaire Jabveneau.

l'urètre867. Le légiste qui l'a auscultée note alors qu'elle souffre de « violentes douleurs abdominales, compliquées de fièvre, et qui *...+ paraissent devoir être rattachées a l'obtention de l'état inflammatoire a la vessie et aux organes du petit bassin ».

A l'avant de la vulve, le clitoris est assez peu endommagé par les attouchements, ce qu'on peut interpréter comme le signe d'une préférence pour le vagin de la part des agresseurs. Il est vrai que si le « bouton d'amour » comme on le surnomme parfois est connu et reconnu par la médecine depuis l'Antiquité, sa notoriété semble s'arrêter aux portes des facultés et des librairies. Le mot n'est jamais prononcé par les protagonistes de ces affaires, on n'en fait mention que dans les rapports d'expertise. Cette ignorance est donc peut-être sa meilleure protection. Néanmoins quand il est irrité par des frottements ou encore par un écoulement muco-purulent, il gonfle anormalement et devient rouge vif, situation d'autant plus facile a déceler pour le médecin que les victimes sont jeunes et leur clitoris n'a pas encore atteint son complet développement. A la manière des grandes et petites lèvres, l'attentat peut entraîner une flétrissure, qu'on peut alors également considérer comme une preuve d'onanisme. Plus rarement il peut être le siège d'une congestion ou d'une tuméfaction, au même titre que le méat urinaire. Ce dernier est cependant plus volontiers abîmé par un écoulement urétral purulent. Cela implique donc qu'en amont, le canal de l'urètre peut être très douloureux, symptôme de ce qu'on nomme l'urétrite. Dans un cas unique, des attouchements criminels avec la main - souillée toutefois de liquide d'origine blennorragique - ont provoqué une crête de coq sur une petite fille de huit ans, au niveau du méat urinaire868. Ce qui a nécessité une opération chirurgicale, réalisée avec succès quelques semaines plus tard.

Plus en arrière de la vulve, le pourtour du vestibule du vagin est plus rarement touché. En effet le plus souvent il faut qu'il y ait eu viol ou tentative pour qu'il ait subi des dommages. Toutefois l'introduction de doigts peut avoir des effets similaires, à savoir une irritation des parois ainsi que des boursouflements, et plus rarement des petites excoriations sans doute le fait d'un ongle. A l'arrière de cet orifice, à la commissure des grandes lèvres se trouve la fourchette, laquelle peut se déchirer en cas d'introduction violente du pénis. Ces cas sont relativement rares, mais les déchirures ont une amplitude

867 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.

868 ADI&L, 2U, 614, affaire Petit.

très variable selon les situations. Cela entraîne en tout cas un saignement qui peut mettre quelques jours a s'arrêter. Dans un viol particulièrement brutal, cette rupture s'est produite sur dix centimètres, prouvant que malgré des disproportions évidentes entre les parties sexuelles d'un enfant et celles d'un adulte, un viol reste possible, si l'on emploie la force nécessaire. La taille du sexe de l'assaillant a bien sûr son importance, puisqu'une déchirure de six centimètres a été produite par une verge ayant un « développement exagéré »869. De telles agressions peuvent avoir de graves répercutions, sur la vie même de la victime.

Cette rupture de la fourchette peut se poursuivre plus en profondeur, a l'intérieur même du vagin : une déchirure de seulement un centimètre de la première peut en entraîner une de six sur les parois du deuxième870. Ces manifestations peuvent être très impressionnantes, en témoigne la grand-mère d'une victime qui a « remarqué quelque chose d'atroce, cette enfant était blessée aux parties sexuelles d'une façon épouvantable »871. Néanmoins la plupart du temps l'expert légiste n'y constate que de légères érosions, ainsi que des rougeurs sur la muqueuse. Mais comme souvent certaines victimes ont moins de chance : « L'inflammation *du vagin+ est telle qu'à la moindre traction la muqueuse donnerait du sang », note un médecin légiste872. Il peut arriver, mais nous ne l'avons recensé que dans un seul dossier, que le vagin d'une petite fille encore vierge - dans ce cas précis âgée de neuf ans - soit dilaté lors de l'examen pratiqué873. S'agit-t-il là d'une dilatation « naturelle » ? Rien n'est moins sûr au regard de l'âge de la victime, et le médecin note que c'est là la conséquence de l'introduction d'un petit pénis ou d'un doigt. Cet élargissement vaginal est en revanche bien plus fréquent lorsque les rapports ont été répétés : le médecin légiste le repère par l'introduction sans aucune difficulté de son index. Ainsi, une petite fille de onze ans abusée à de très nombreuses reprises par son père déclare qu'au bout de la troisième ou quatrième tentative de viol elle n'a plus eu mal, alors qu'elle avait confié a cette époque a un témoin : « Papa me fait mal, il en a une si grosse ! »874.

869 ADI&L, 2U, 721, affaire Cosson. La petite victime est en outre âgée de seulement sept ans.

870 ADI&L, 2U, 754, affaire Montault.

871 ADI&L, 2U, 731, affaire Bigot.

872 ADI&L, 2U, 612, affaire Deballon.

873 ADI&L, 2U, 619, affaire Arnault.

874 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.

Reste l'hymen, sujet de toutes les attentions, du légiste comme des juges, qui est d'une importance capitale car au contraire de certaines traces elle ne disparaît pas avec le temps. Tout d'abord, son pourtour peut être le siège de rougeurs et d'ecchymoses. La membrane en elle-même, quand elle n'a pas été déchirée dans son intégralité, peut présenter les aspects suivants : il peut être rouge et tuméfié, ecchymosé et donner du sang à chaque mouvement, ou encore présenter des éraillures saignantes et des dépressions, ainsi que des excoriations voire de petits ulcères. Le viol ou sa tentative ont pu également le déformer : il peut être gonflé et boursouflé, relâché ou bien encore élargi et aminci. La défloration partielle peut l'avoir presque intégralement déchiqueté. Une victime sur huit a perdu sa virginité dans une agression sexuelle. L'hymen peut rester rouge et tuméfié pendant de longues semaines, malgré la cicatrisation des bords libres de ses lambeaux. La présence à la place de la membrane de petites excroissances - caroncules - est le signe de rapports répétés.

La blennorragie est l'objet d'une véritable psychose a la fin du XIXème siècle, mais reste une conséquence assez rare d'un attentat. Malgré tout elle est recherchée attentivement lors des examens médicaux et a été repérée sur 1,8% des victimes. Cette maladie a de fortes chances de se transmettre lors d'un rapprochement sexuel avec une personne contaminée, mais elle peut aussi avoir l'avoir été par un simple attouchement avec le doigt. L'infection se loge la plupart du temps dans l'urètre duquel émane un liquide purulent qui provoque de très grandes souffrances. Elle peut également amener l'apparition de boutons autour des parties génitales.

« Il me fourre sa chose dans le fondement et me le fait rougir », se plaint un petit garçon875. En effet la pénétration anale et la tentative laissent pour les légistes des marques appréciables - qui peuvent toutefois disparaître complètement au bout de deux ou trois jours -, qui le sont beaucoup moins pour les malheureux qui les portent. Le même enfant, victime d'inceste, raconte que ces agissements criminels le faisaient crier toute la nuit et qu'il ne pouvait pas dormir. Dans la majorité des cas ils ont pour conséquence une grande gêne lors de la marche ou l'impossibilité de s'asseoir, le tout accompagné de démangeaisons, voire d'une « infirmité passagère »876. « Il avait une

875 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.

876 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier.

démarche extraordinaire, il écarte les jambes d'une façon insolite, des accidents plus graves même se manifestaient tels que la perte de matières fécales ~, décrit l'oncle d'un jeune garçon877. Le sphincter anal perd donc de sa tonicité et dans le cas cité précédemment a même rendu l'anus « béant et dilaté ». Il peut en outre présenter des fissures et des excoriations, tout comme la muqueuse rectale. Si les rapports sont répétés les plis de l'anus peuvent totalement s'effacer. Sur le tableau des symptômes sont inscrites des fortes inflammations, des taches ecchymotiques ainsi que des ulcérations de toute la région anale, laquelle peut également subir des lésions qui perdurent encore audelà d'une dizaine de jours si le traumatisme a été violent. Une majorité a également connu une effusion de sang consécutive a l'agression, parfois de grande ampleur : « Elle était remplie de sang ~, témoigne le père d'une petite fille victime d'un acte de sodomie878. A l'origine peuvent être des commotions ou des érosions, dont une a atteint le diamètre d'une pièce de cinquante centimes - cette circonférence bien que non chiffrée semble au vu du discours du médecin d'une assez grande proportion879. De tels agissements peuvent également entraîner une constipation ou a l'inverse des coliques.

Les attouchements ainsi que la masturbation du sexe d'un petit garçon peuvent également avoir de néfastes répercussions sans doute dues à une trop forte pression exercée. Toutefois ces cas sont loin d'être majoritaires, un enfant sur cinq environ rentrant dans cette catégorie. L'inflammation touche la verge comme le gland, parfois dans des proportions impressionnantes. Le médecin qui a examiné le sexe d'un petit garçon d'une dizaine d'années constate « une inflammation considérable de la verge, si bien que celle-ci s'en trouve déformée, comme étranglée a la base, et une tuméfaction recouvre les trois-quarts supérieurs du membre. Le gland est très gonflé et le prépuce déformé par l'irritation »880.

A présent passons en revue les différentes marques qu'un attentat peut laisser sur l'ensemble du corps d'une victime. Les premières concernent l'aine et les cuisses, auxquelles ont peut rajouter le cou, qui peuvent porter des ecchymoses résultant de la violence employée pour maîtriser l'enfant. L'écartement forcé des cuisses risque

877 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.

878 ADI&L, 2U, 692, affaire Leothier.

879 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.

880 ADI&L, 2U, 611, affaire Valetoux.

d'entraîner des douleurs au niveau des adducteurs. Supporter le poids d'un adulte peut engendrer des courbatures ainsi que des douleurs lombaires et sur les hanches, tout comme des ecchymoses au coccyx. Les maux de ventre pendant plusieurs jours font partie du tableau et ont parfois de graves conséquences : (( Je suis pourri, mon père m'a écrasé, il m'a fait mourir », se lamente le petit Emile sur son lit de mort881. Un peu moins impressionnant mais non sans gravité, une jeune fille a craché du sang pendant deux jours parce que son agresseur lui a appuyé les genoux sur la poitrine pour la maîtriser882. Les pratiques pour lesquelles le corps d'en enfant n'est pas conçu peuvent compromettre son bon fonctionnement en occasionnant une grande fatigue : (( A la suite des attouchements *...+, je ressentis une telle fatigue que pendant huit ou dix ans, j'en fus souffrant », affirme un garçon qui a vu son agresseur le masturber et lui pratiquer une fellation883.

Pour clore cette section intéressons-nous brièvement au ressenti des victimes, qui transparaît souvent au travers de leurs déclarations. Près d'un tiers d'entre elles a déclaré avoir eu mal lors de l'agression, plus d'un tiers a assuré du contraire884. La totalité des filles violées a affirmé avoir souffert, telle cette jeune fille qui déclare : (( La douleur a été assez grande pour que je ressente qu'il avait accompli son dessein »885. Plus étonnant, 16% des victimes de tentative déclarent ne pas avoir eu mal, de même qu'un quart des enfants sodomisés. Signe que l'on trouve des agresseurs modérés dans les moyens employés pour satisfaire leurs passions. Près de quatre enfants sur dix déclarent ne pas avoir eu mal au cours d'un attouchement pratiqué avec la main, la proportion étant étrangement plus élevée - plus de 47% - lorsqu'il a été exercé au moyen de la verge. Lorsque l'on applique de pareils filtres aux âges des victimes on s'aperçoit que les plus jeunes - moins de dix ans - sont ceux qui ressentent le moins de souffrance vis-à-vis de ces attentats. Ce résultat est assez logique puisqu'ils sont victimes d'agressions moins graves que les enfants plus âgés. Mais cela pourrait aussi signifie, bien qu'il soit impossible de le quantifier, que les abuseurs sont plus prudents et moins violents

881 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier. L'autopsie pratiquée a imputé la mort a une méningite tuberculeuse accompagnée de tuberculation pulmonaire. Cependant l'examen n'a pas permis d'établir un lien avec les attentats dont a été victime l'enfant.

882 ADI&L, 2U, 679, affaire Chamballon.

883 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.

884 Sur les 283 victimes répertoriées, 43% ne donnent aucune indication de ce type.

885 ADI&L, 2U, 616, affaire Chollet.

lorsqu'ils s'attaquent a de très jeunes enfants. Ils adaptent leurs gestes aux caractéristiques physiques de leur victime, dictées par leur âge.

Les conséquences physiques d'un attentat sont très variées, et finalement dépendent bien plus des particularités physiques de l'enfant et des circonstances du crime, que de la nature de l'agression. De semblables attouchements peuvent avoir des conséquences plus ou moins graves selon l'âge de la victime, sa constitution, la violence employée ou encore l'hygiène de l'agresseur. Ces éléments sont également à relier à la variété de l'amplitude de douleur ressentie lors de l'agression. Malgré toute la place abandonnée à ces incertitudes, certains points font preuve de plus de constance : les viols apparaissent comme étant les plus graves au niveau du vagin - fourchette et hymen compris - alors que les attouchements avec la main réservent de sérieux dommages à la vulve. Si ces répercutions physiques ont le mérite de s'effacer pour la grande majorité avec le temps - hormis la déchirure de l'hymen bien entendu -, difficile d'en dire autant des conséquences psychiques.

Du vague a l'âme a la dépravation : « Qui a été torturé reste torturé »886

Comme pour les contrecoups physiques, chaque enfant ne réagit pas de la même manière au crime dont il a été victime. Ce n'est que justice de consacrer quelques pages à ces séquelles morales qui intéressent si peu les juges et dans une moindre mesure la population masculine française. Car si l'examen médical de l'accusé cible parfois son cerveau, celui de la petite victime se contente d'observer « l'origine du monde ». Les légistes d'Indre-et-Loire ne sont pas empreints de la vision de leur auguste collègue Ambroise Tardieu, le premier à prendre en considération la blessure psychique dans l'attentat a la pudeur887.

Une fois le jugement rendu et le procès terminé l'enfant souillé s'en retourne dans l'oubli, mais lui ne peut effacer le souvenir de ce qui a sans doute déjà modifié sa vie à venir. Les feuilles qui composent un dossier d'instruction sont donc avares de ces révélations sur le comportement a posteriori des victimes. Le temps nécessaire à la dénonciation et à l'aboutissement du processus judiciaire est donc ici un précieux allié pour l'historien, qui

886 Citation de l'essayiste autrichien Jean AMÉRY, qui devait bien connaître le sujet puisqu'il s'est suicidé. Cité dans PEWZNER, in CHANOIT, VERBIZIER (1999), p. 61.

887 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 343.

peut trouver trace de ces troubles psychiques au gré des témoignages de l'instruction. On les classe en deux catégories distinctes mais qui toutes deux illustrent la condition de victime dont l'enfant abusé ne se défait presque jamais au cours de son existence.

Paradoxalement, du moins pour celui qui n'est pas familier des notions de psychiatrie, peu d'enfants abusés se renferment sur eux-mêmes et intériorisent cette souffrance au point de perdre le goût de la vie. Les psychiatres contemporains décrivent de la manière suivante les symptômes consécutifs à une agression sexuelle : « L'enfant peut réagir par un état de stress, qui se manifeste par l'agitation ou la sidération et le repli, une anesthésie des affects, puis la terreur, les régressions, des manifestations psychosomatiques »888. Cela peut même aller jusqu'à déclencher une maladie nerveuse889. Notre corpus présente également l'exemple d'une régression de la victime, qui semble retourner en enfance : une adolescente régulièrement violée par son ascendant fait encore pipi au lit890.

Les affaires incestueuses concentrent ce type de réactions, car cet enfer est quotidien, la victime côtoyant sans cesse son bourreau, ce qui n'a de cesse de lui rappeler une situation qu'elle endure et devra encore endurer. Sans doute le sentiment d'être responsable la ronge également, de même que le poids trop lourd du secret891. En psychiatrie on lui donne un nom : le « transfert de culpabilité ~, qui montre que l'abuseur n'en a aucune, alors que l'enfant la supporte seul892. Une jeune fille abusée pendant sept ans par son père est décrite comme étant toujours triste par sa mère, qui n'arrive pas a lui tirer un mot d'explication893. Le malheureux petit Émile, dont nous avons parlé un peu plus haut, ne voit que la mort pour l'arracher a ses tourments894. Alors que sa mort se rapproche, il perd le peu d'humanité qu'il lui restait encore et déclare à son oncle qui le veille : « Plus tôt je serai mort plus tôt je serai débarrassé ». L'inceste a été considéré

888 Michèle ROUYER, « Les enfants victimes, conséquences à court et moyen terme », in Marceline GABEL (dir.), Les enfants victimes d'abus sexuels, Paris, Presses universitaires de France, 1992 (4ème édition 2002), p. 84.

889 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier. Malheureusement la mère de l'enfant n'a pas précisé la nature de celleci.

890 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.

891 Les psychiatres expliquent en partie cette culpabilité par le fait d'avoir ressenti ou donné du plaisir pendant la relation. (PEWZNER-APELOIG, in CHANOIT, VERBIZIER (1999), p. 56.).

892 Ibid., p. 61.

893 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches.

894 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.

comme a l'origine de la plus grande dépression narcissique possible895. Un psychiatre a fait d'une de ses patientes une constatation qu'on pourrait appliquer au petit Émile, disant qu'elle se trouvait « au-delà des idées suicidaires comme ceux qui ont déjà fait le deuil d'eux-mêmes ».

Le dégoût de la vie est lié à la culpabilité mais aussi à la honte, qui poursuit comme une malédiction la victime. Puisque c'est d'enfant dont nous parlons, la principale incidence a court terme de cette délicate réputation concerne l'école et les camarades. Abusés par leur maître de classe, les petites filles et les petits garçons peuvent se plaindre d'être malades et refuser d'aller a l'école, sans pour autant en révéler la raison. Mais la situation est parfois inversée, l'enfant voyant sa place parmi ses camarades d'école remise en cause par l'évènement malheureux dont il n'est pourtant pas responsable. Une fillette abusée et qui se confie à une voisine voit celle-ci lui donner une réponse à laquelle elle ne s'attendait sûrement pas : (( Si la soeur savait ça, elle te renverrait de l'école ! »896. Croire qu'il ne s'agit là que d'une défiance religieuse vis-à-vis de tout ce qui a trait à la sexualité serait une erreur. Le cas de la petite Delphine, sept ans et violée par son père, est là pour l'illustrer897. Sur défense de ce dernier, elle n'a jamais mis les pieds a l'école. Dès l'arrestation de son père elle a demandé a y aller, mais la gendarmerie note d'elle n'y est restée que trois ou quatre jours car les parents des élèves se sont plaints. Fins connaisseurs des mentalités humaines, les agents suspectent que ces réclamations aient pour cause le crime dont a été victime Delphine. Finalement, sur avis du préfet le maire de la commune lui interdit l'accès a l'établissement.

Dans son livre Toinou, le cri d'un enfant auvergnat, Antoine Sylvère rapporte l'histoire d'une jeune vachère qui « s'abandonnait au fils de ses maîtres comme les vaincus de la vie s'abandonnent au malheur »898. Violée à quinze ans et menacée de mort, elle finit par se supprimer lorsqu'elle est victime d'un viol collectif : (( Ce soir, ils s'y sont mis a quatre pour s'amuser avec moi. J'en suis tellement honteuse que je vais me noyer ». C'est là certes une manière extrême de résoudre les problèmes nés d'une agression sexuelle, mais qui illustre l'état de détresse de la jeune victime, qui ne voit plus sa vie que comme

895 PEWZNER-APELOIG, in CHANOIT, VERBIZIER (1999), p. 60.

896 ADI&L, 2U, 683, affaire Grimault.

897 ADI&L, 2U, 618, affaire Chevallier.

898 Cité dans FARCY (2004), p. 51-52.

un long calvaire à endurer. Les pleurs qui durent parfois plusieurs jours - « J'avais la figure toute enflée a force d'avoir pleuré »899 - n'attireront pas forcément la pitié, mais plus sûrement la défiance et l'opprobre populaire. Une adolescente violée s'emporte, indignée, lors de la confrontation avec son agresseur : « Est-ce que vous croyez que ça ne me fait pas du mal à moi-même, car vous avez perdu ma réputation »900.

Une jeune fille l'a bien compris et demande a l'inspecteur du service des enfants assistés : « Je vous prie de me placer dans une autre commune, oü l'on ne saura pas ce que j'ai subi de ce malheureux »901. Une autre, attouchée par son père pendant de longs mois, préfère se retirer au couvant902. Il est effectivement difficile pour une victime d'échapper a ce déshonneur, puisque que la plupart des gens demeurent dans la commune où ils sont nés903. Cela compromet les chances de trouver une place de domestique, et donc met en péril la situation pécuniaire de la victime mais surtout de sa famille. Un vieux cultivateur l'a bien compris et fait du chantage a sa jeune victime, lui disant de ne rien dire sous peine de passer pour une « putain » et de ne plus trouver à se placer904.

Plus difficile encore, une réputation douteuse met à mal les possibilités de mariage. En effet, si la chasteté des garçons n'a que peu d'importance, celles des filles est fondamentale905. Puisque la plupart des unions se font entre personnes d'un même « pays », l'exil est recommandé pour la malheureuse victime. Pire serait la situation si de ce viol naissait un enfant, lequel constituerait un fardeau pour une fille-mère, ainsi qu'une marque d'infamie. Cette crainte est si présente que même les agresseurs en sont conscients : « Tu vois bien que je ne veux pas te faire d'enfant », dit un jeune homme après s'être retiré et avoir éjaculé sur la chemise de sa victime906. La peur de tomber enceinte est présente chez les adolescentes de même que chez leurs mères. La voisine d'une jeune fille de quatorze ans raconte qu'elle est venue la voir en lui montrant le devant de sa chemise tachée, et lui demandant si elle pouvait tomber enceinte907. La

899 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.

900 ADI&L, 2U, 618, affaire Ledoux.

901 ADI&L, 2U, 608, affaire Hallard.

902 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.

903 En 1886, la moitié des citoyens habitent la commune de leur naissance.

904 ADI&L, 2U, 710, affaire Magloire.

905 FARCY (2004), p. 73.

906 ADI&L, 2U, 651, affaire Bourgouin.

907 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.

mère d'une victime un an plus jeune annonce au juge que c'est avec soulagement qu'elle a vu les règles de sa fille revenir908. Cette situation d'infortune aurait pu avoir de graves conséquences pour la jeune Juliette, victime de son géniteur : lorsque sa mère enfin au courant lui a demandé ce qu'elle aurait fait si elle était tombée enceinte, elle lui répond qu'elle se serait noyée, et que personne ne l'aurait su909.

La majorité des victimes ne deviennent pas maussades et ne pensent pas à se supprimer, mais souffrent cependant d'une névrose qui les pousse a extérioriser ce qu'elles ont subi. La plupart du temps cela se traduit par un vocabulaire ordurier peu approprié aux conversations d'enfants. Une petite fille qui se dispute avec deux de ses camarades leur dit « Va donc petite sale sucer la bitte au père Charles », et les deux autres ont un lexique tout aussi fleuri910. Le ton peut être moins vindicatif, et les mots utilisés en parfaite innocence : « As-tu vu la boutique à Besnard as-tu vu sa boutique ? » chantent au passage de leur agresseur deux fillettes de six et sept ans911. Cependant ce langage, bien qu'il heurte les oreilles des adultes, n'en demeure pas moins inoffensif « physiquement parlant ».

En effet bien rares sont les cas oü cette dépravation précoce n'en reste qu'au stade verbal. Les conséquences d'un attentat ont des répercussions sur la manière dont la victime voit son propre corps. Première d'entre elles, l' « activité auto-érotique compulsive bien avant la puberté », comme la surnomment les psychiatres912. Dans le langage du XIXème siècle on parlerait plutôt de corruption, de dépravation consécutive à l'attentat. L'ostracisme ambiant au sujet de la masturbation fait prendre a ces répercussions des dimensions démesurées.

Deuxièmement, une propension particulière a l'exhibitionnisme et au non-respect des codes de la société concernant le corps humain. Une petite fille d'une dizaine d'années a montré son sexe devant tout le monde, et plus grave encore, une autre s'est mise a nu devant pas moins de six jeunes garçons, les invitant a venir s'amuser avec elle913. C'est là

908 ADI&L, 2U, 618, affaire Ledoux.

909 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches.

910 ADI&L, 2U, 647, affaire Ligeard.

911 ADI&L, 2U, 630, affaire Besnard. Le terme « boutique » désignant ici le sexe masculin.

912 SIMON (2004), p. 49.

913 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard, 637, affaire Roubouin.

une autre particularité de l'enfant victime d'abus sexuel : il semble ne plus attacher une importance particulière au code de l'honneur qui sied a son corps, et le donne en quelque sorte en pâture. « Il faudra que je demande a Lebray *l'employé de son père+ a faire ça avec lui, pour voir s'il fait comme papa », confie à une jeune servante une fille de onze ans914.

Cette curiosité peut-être, corruption sans doute, entraîne même parfois des agressions sur d'autres enfants, surtout de la part des jeunes voire très jeunes victimes. Ainsi deux soeurs ont été accusées d'avoir déboutonné le pantalon d'un petit garçon et de lui avoir tiré les parties915. L'une des deux a également « pincé jusqu'au sang ~ celles d'une fillette de quatre ans. Ce ne sont là que des réactions à assez court terme, mais celles sur une période plus lointaine ne sont pas forcément meilleures. Les cicatrices de l'agression et les comportements qui en découlent ne disparaissent pas facilement. Victime à onze ans d'une tentative de viol de son ascendant, Françoise est condamnée quatre années plus tard pour outrage public à la pudeur916. La rumeur court que ce soit à cause de son grandpère qui l'a débauchée qu'elle ait commis cet acte. Enfin, quand leur maturité sexuelle le permet, certaines recherchent des aventures multiples, quand d'autres n'hésitent pas à monnayer leurs charmes917. Elles ont perdu le respect de leur propre corps et peu leur importe celui a qui elles sont prêtes a l'offrir, et pour quelles raisons. Chez les garçons de tels abus peuvent entraîner la recherche de relations homosexuelles918. Sodomisé par son maître d'école, un jeune garçon d'une dizaine d'années continue dans la voie de telles pratiques, avec deux de ses camarades cette fois919.

La rumeur d'une agression ne tardant pas a se répandre, la victime peut attirer les convoitises de ses camarades. Elle est alors prise pour cible et peut risquer un nouvel abus, car l'impression d'impunité qui ressort de l'agression encourage a sauter le pas. Les autres jeunes gens peuvent avoir tendance à profiter de la situation et de la faiblesse

914 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.

915 ADI&L, 2U, 620, affaire Enrit et Galland.

916 ADI&L, 2U, 628, affaire Perrigault. L'instruction ne nous révèle pas ce en quoi consistait le délit. Toutefois étant donné que l'accusée n'avait pas atteint seize ans, il est possible que les faits incriminés soient assez graves mais n'étant jugés qu'en tribunal correctionnel, ils n'aient pas pris la dénomination d'attentat a la pudeur, par exemple.

917 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

918 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 299.

919 ADI&L, 2U, 747, affaire Piffeteau.

psychologique de la victime. A l'intérieur même du cercle familial peuvent se forger de nouvelles relations entre frères et soeurs. Ce sont justement les sévices subis qui les font se rapprocher920. La mère d'une fillette attouchée confie au juge d'instruction que depuis l'attentat elle dit a son petit frère de quatre ans : « Couche-toi donc sur moi comme a fait le berger »921.

Le mouvement inverse existe également puisqu'il n'est pas si rare de voir un frère violer sa soeur après que celle-ci se soit fait abuser par le chef de famille, instaurant ainsi une sorte de tradition incestueuse. L'histoire la plus évocatrice a ce sujet est sans nul doute celle de la famille Enrit922. La mère étant morte depuis six ans, la cadette de la fratrie, Armantine, une douzaine d'années, est régulièrement violée par son père, qui la prostitue même à des étrangers de passage contre quelques litres de boisson. Elle semble donc être devenue la nouvelle femme de son géniteur. Son petit frère Lucien, de trois ans son cadet, finit lui aussi par rentrer dans cette morbide danse et à avoir des relations avec son aînée. Il va même jusqu'à violer sa plus jeune soeur, Antoinette, trois ans de moins que lui - les faits ont d'ailleurs été confirmés par les examens médicaux. Ledit Lucien raconte même lors de l'instruction, sans honte aucune d'ailleurs, qu'un soir un dénommé Galland - qui porte mal son nom puisqu'il est ici accusé d'attentat a la pudeur sur Armantine -, après avoir fini de s'amuser avec sa soeur, a appelé le chef de famille qui a fait tout comme lui, avant de laisser sa place a son fils lorsqu'il a eu fini. Au-delà de l'apparence on ne peut plus malsaine d'un tel ménage, il faut bien comprendre l'abandon qui caractérise Armantine. Encerclée de toutes parts, elle prend sans doute le parti de se détacher en quelque sorte de son corps, et d'abandonner cette coquille vide aux charognards. On a donc l'impression lointaine d'une relation consentante, mais il y a fort a parier qu'elle n'en a que les apparences.

Les conséquences d'une agression sont donc diverses sur le psychisme et l'existence en général, mais un élément demeure : l'enfant abusé reste la seule victime de l'agression sexuelle. Soit il souffre directement de l'affaire en s'en sentant coresponsable, soit il en subit les conséquences et voit sa réputation s'altérer gravement, soit il cherche dans la dépravation une solution a ce qu'il a enduré et endure encore. Même lorsqu'il donne

920 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 297.

921 ADI&L, 2U, 697, affaire Guiet.

922 ADI&L, 2U, 620, affaire Enrit et Galland.

l'impression d'avoir pris le parti de tirer profit de cette débauche précoce, il reste victime de l'exploitation sexuelle923.

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L'enfant abusé sexuellement se caractérise par une chose : son faiblesse physique ainsi que son innocence. Elle n'offre pas de multiples profils a examiner, et par conséquent les aspects les plus remarquables sont postérieurs a l'attentat, car celui-ci imprime dans leur chair et dans leur âme le sceau de la victime. On ne se débarrasse pas si facilement de cette condition. Toutefois les incidences physiques peuvent disparaître dans un laps de temps assez court, la défloration restant néanmoins une croix difficile à porter de par sa signification sociale. Finalement les plus grandes peines naissent bien souvent dans les coeurs, meurtris dans leur dignité par ces crimes déshonorants. Incompris de leurs semblables ils resteront des âmes en peine, à moins que le temps ne les débarrasse de ce lourd fardeau.

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