Chapitre III : L'attentat et ses
conséquences
A présent que nous avons présenté les
lieux de l'agression, ses deux protagonistes ainsi que les méthodes
employées pour y arriver, il reste à rentrer dans le vif du
sujet. Tant de paramètres matériels et humains entrent en jeu et
doivent être décryptés, alors que l'attentat ne dure
généralement qu'une poignée de secondes, quelques minutes
tout au plus. En revanche, leur incidence sur l'existence de l'agresseur comme
celle de la victime est bien plus étendue.
De la masturbation au viol, panorama des diverses
pratiques sexuelles
L'ensemble des dossiers de procédures nous offre un
tableau diversifié des pratiques sexuelles relatives a l'attentat a la
pudeur et au viol. Celles-ci, bien que parfois l'oeuvre de personnages pervers,
ne sont jamais extrêmes dans le sens oü on l'entendrait aujourd'hui.
Par exemple, bien que la pratique ait été codifiée
antérieurement à notre période d'étude par le
célèbre marquis de Sade, on ne trouve aucune trace d'attentat a
caractère sadique. Cependant, une partie des usages que nous avons
rencontrés est considérée a l'époque comme une
débauche marginale et qu'on se doit de marginaliser. Nous les avons
classées par ordre inverse de gravité - sans doute de
manière subjective, mais en essayant de les regrouper par type - mais
dans la chronologie de l'attentat. En voici la liste : exhibitionnisme,
baisers, caresses, masturbation « autonome » de l'agresseur,
masturbation de la victime par ce dernier, puis inversement. Ensuite viennent
les rapports buccaux composés de la fellation et du cunnilingus,
ultérieurement les attouchements, tout d'abord de la victime sur son
bourreau, puis inversement, avec la main ainsi que la verge. Enfin, les
attentats les plus graves : sodomie, viol et tentative.
A la manière d'un véritable attentat,
commençons par les pratiques préliminaires. Après avoir
parfois conversé avec sa victime et tenté de la séduire ou
bien de la mettre en confiance - « Tu es bien gentille », « Tu
es bien mignonne »834 -, l'agresseur peut soit montrer son
sexe, soit tenter de la séduire par des baisers et des caresses. Nous ne
reviendrons que brièvement sur l'exhibitionnisme car nous avons
parlé de ses atours dans
834 ADI&L, 2U, 696, affaire Léanté.
un chapitre antérieur, nous nous contenterons de donner
quelques chiffres. Il est d'ailleurs difficile de faire une évaluation
de leur nombre réel car la limite est floue entre exhibition
véritable et simple exposition des parties sexuelles, avant un acte plus
grave par exemple. Toujours est-il que près d'une victime sur cinq est
concernée par un fait de cet acabit. Si le procès pour attentat
à la pudeur débouche sur un acquittement, la magistrature se
réserve le droit de poursuivre l'accusé en correctionnelle pour
ces actes d'exhibition, a condition qu'ils se soient produits dans un lieu
public.
Avec les baisers débutent les contacts physiques
à proprement parler. Ceux-ci sont la marque d'une recherche d'affection,
et l'espoir de voir ce geste accepté montre combien les agresseurs
sexuels recherchent avant tout le consentement de leur victime. Celles-ci sont
18% à avoir été abusées de la sorte, et cela suffit
pour engager des poursuites pour attentat à la pudeur835. Il
faut dire qu'au XIXème siècle la majorité de la
population rejette le baiser sur la bouche, bien qu'à la fin de cette
période il tende a se diffuser836. Les acteurs du crime sont
peu prolixes sur la zone où il est déposé, sans doute sur
la bouche la plupart du temps, mais rien ne permet de donner des proportions
plus précises. On peut signaler que le baiser avec la langue est banni
des habitudes et n'est jamais mentionné dans notre corpus.
Si beaucoup de baisers sont placés sous le signe du
consentement car proposés et non imposés, on ne peut pas en dire
autant des caresses. Elles représentent la première contrainte
véritable exercée sur la victime, bien que cette dernière
ne la ressente pas comme une atteinte grave à sa vertu. Elles sont
mentionnées par plus de 8% des victimes, mais leur aspect secondaire a
sans doute poussé certaines à les passer sous silence dans leurs
dépositions et interrogatoires. La majorité de ces contacts se
fait au niveau des cuisses, sorte de prélude à un attouchement
des parties sexuelles. On en trouve parfois au niveau du ventre, et très
rarement sur les seins, que l'agresseur peut également embrasser - bien
que cela soit extrêmement rare, le seul exemple que nous ayons
trouvé étant celui d'une relation incestueuse. Au même
titre que les baisers, les caresses sont la marque d'une approche « douce
», qui tente de mettre la victime en confiance, en donnant a un crime
l'apparence d'une relation ordinaire.
835 Arrêt de la Cour de cassation du 5 novembre 1881.
836 SOHN (1996-a), p. 94.
Dernière étape des approches
préliminaires, la masturbation. Tout d'abord celle de l'accusé
qui satisfait tout seul sa passion : elle est citée par à peine
4% des victimes. Elle n'est pas nécessairement empreinte de
pédophilie contrairement aux apparences, car parfois c'est de cette
manière que les abuseurs parviennent a l'éjaculation si les
autres moyens employés n'y ont pas amené. Ce n'est donc pas la
vision d'un enfant, même en partie dénudé, qui a produit la
jouissance.
Plus nombreux sont les cas oü c'est a la victime de
manipuler ainsi le sexe de son agresseur : plus de 14% de celles-ci l'ont
évoquée. Soit l'abuseur en fait la demande explicite - «
Branlez ~, ordonne un maître d'école837 -, soit il
prend la main de l'enfant - assez jeune la plupart du temps - et la pose sur
son sexe, en montrant comment s'y prendre. Cette pratique est surtout le fait
de l'attentat a caractère homosexuel, puisqu'environ les deux tiers des
victimes sont de sexe masculin - ce qui signifie que plus d'un garçon
sur deux est abusé de cette manière, contre seulement une fille
sur vingt environ. Les instituteurs et les ecclésiastiques sont friands
de ces usages car comme la grande majorité des attouchements ont lieu au
milieu des autres enfants, il est commode de rester entièrement
habillé. Aussi les maîtres et les curés enlèvent les
coutures de leurs poches de pantalon, permettant ainsi a la victime d'y passer
sa main sans trop attirer l'attention.
Dernier cas de masturbation, bien plus rare et pour cause,
celui de l'agresseur sur la victime, forcément masculine. Plus d'un
cinquième de celles-ci ont dénoncé de tels actes. Leur
moyenne d'âge, neuf ans et demi environ, illustre le décalage des
abuseurs avec les réalités physiologiques. Du reste aucun
garçon n'a déclaré avoir joui a la suite de l'attentat,
bien que cette information soit a placer au conditionnel a cause de la honte
ressentie. Dans tous les cas cette situation montre une fois de plus que
l'adulte tente de donner à ce crime les allures d'une relation
profitable aux deux parties. De plus, la masturbation apparaît comme
moins grave aux yeux de la population - nous aurons l'occasion d'en reparler -,
ce qui renforce peut-être le sentiment d'impunité de
l'agresseur.
837 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.
Le sexe buccal apparaît davantage comme une perversion
pour les contemporains de notre corpus. Cependant Lacassagne parle d'une «
grande extension » prise par ce type de coït838. Son
évocation s'accompagne de commentaires sur son aspect scandaleux et
d'obscène839. L'Église place ces pratiques au
même rang que la sodomie, c'est-à-dire à une place
méprisée et rejetée. Elles sont a l'initiative des hommes
que ce soit pour la fellation ou le cunnilingus, et ne se pratique qu'entre
adultes expérimentés. C'est pourquoi imposer par la force ces
rapports à une petite fille « montre le lien entre domination,
sadisme et censure érotique »840. La première est
peu répandue et n'a pas encore acquis la renommée qui sera la
sienne grâce au président Félix Faure. Effectivement la
majorité des femmes, de tous milieux d'ailleurs, la
refuse841. Même son de cloche chez les jeunes filles : «
*...+ Je ne suçais pas parce que je trouvais cela sale »,
témoigne une victime d'une douzaine d'années842. En
effet, une raison d'ordre pratique existe également pour comprendre ce
dégoût attaché à la sexualité orale :
l'hygiène intime hasardeuse n'est pas pour arranger les
choses843. Un ouvrier tourangeau qui apprécie visiblement le
cunnilingus puisqu'il l'a pratiqué sur trois de ses quatre victimes,
déclare ne pas avoir voulu lécher la dernière parce qu'
« elle avait des boutons, que c'était trop gras et que
c'était comme de l'huile »844. Un autre fait preuve de
pragmatisme : « *...+ Après m'avoir lavée il me passait sa
langue a mon c... et me suçait », déclare une jeune
fille845.
Quantitativement, la fellation est bien moins
représentée que le cunnilingus : plus de 4% des enfants ont
dû se résoudre à la première, contre plus de 7% pour
la seconde846. Quelles peuvent être les raisons de cet
important écart ? Premièrement, les petites filles semblent moins
révoltées par le cunnilingus, peut-être parce qu'elles
voient moins cela comme une agression. Deuxièmement, il faut prendre en
compte le haut-le-coeur éprouvé par certaines victimes lors de la
fellation, qui les en dégoûte naturellement.
838 LACASSAGNE (1906), p. 739.
839 SOHN (1996-a), p. 96.
840 Ibid., p. 98.
841 Ibid., p. 97.
842 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.
843 SOHN (1996-a), p. 100.
844 ADI&L, 2U, 717, affaire Moreau.
845 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.
846 Qui plus est la totalité des enfants peut
être victime d'attentat par fellation, quand le cunnilingus ne concerne
que les filles. Ainsi, si on rapporte le nombre de cunnilingus a l'effectif
féminin seulement, on s'aperçoit que 9% des filles abusées
l'ont été de cette manière.
Troisièmement, il est plus aisé pour l'agresseur
d'imposer un cunnilingus qu'une fellation car la première ne requiert
pas une participation active de la part de la victime. La seconde est
partagée à peu près équitablement entre filles et
garçons. Seul un abuseur a pratiqué une fellation directement sur
deux de ses victimes. L'amplitude d'âge de celles-ci est très
importante, puisque sur les douze enfants agressés de cette
manière, une a quatre ans, deux en ont cinq, et nous en avons
répertoriées trois d'une douzaine d'années. Cette
constatation ne se retrouve pas chez les filles sur lesquelles l'accusé
a pratiqué un cunnilingus : la majorité n'est pas très
âgée, et la moyenne se situe un peu en-dessous de huit ans. Ce
dernier chiffre indique bien que nous sommes dans le domaine de la duperie, les
petites filles se laissant faire car ne comprenant pas le sens de ces baisers
et de ces léchages.
Les attouchements, contrairement aux pratiques buccales, sont
bien plus répandus. Il en existe trois, le premier d'entre eux
étant celui pratiqué, sous la contrainte, par la victime sur son
bourreau. Il ne faut pas réduire le toucher dans ce sens à la
seule masturbation, et d'ailleurs dans la plupart des cas il n'y a pas de lien
entre les deux. Ces gestes, sortes de caresses sur le sexe de l'agresseur, ont
été pratiquées par près de 13% des victimes.
Celles-ci sont très jeunes pour la plupart, la moyenne d'âge se
situant aux alentours de huit ans et cinq mois. Une nouvelle fois cela
témoigne de la douceur qui caractérise, du moins en apparence,
l'attentat sur un jeune enfant. L'agresseur semble également plus enclin
à prendre le temps d'une relation basée sur l'éducation -
la corruption diront les autres - de l'enfant.
Deuxième catégorie d'attouchements, les plus
fréquents, ceux pratiqués avec la main. Par leur commodité
et leur rapidité d'exécution, ils représentent le choix de
la facilité pour les agresseurs. Ces agressions sont également
faciles à dissimuler, toujours en prenant l'enfant sur ses genoux, ou en
se cachant derrière un muret, un buisson, ou même derrière
un parapluie. Avantage supplémentaire, ces attentats laissent beaucoup
moins de traces sur la victime, et lorsque c'est le cas elles disparaissent
assez rapidement. « Personne est capable de s'en être aperçu
», affirme un homme en avouant avoir mis trois ou quatre fois son doigt
dans le vagin d'une enfant847. Un tel sentiment d'impunité
n'est pas rare et explique l'attirance des agresseurs pour cette pratique. Six
victimes sur
847 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard.
dix ont été abusées de cette façon,
les attouchements manuels étant soit une sorte de préliminaire
avant le coït complet, soit une solution de secours en cas d'échec
du viol.
L'agresseur n'a qu'une chose a faire : baisser les jupons de
sa victime pour satisfaire son dessein. C'est pourquoi il ruse pour pouvoir le
faire plus facilement, par exemple en disant aux petites filles de ramasser des
fruits. Il se joue plus aisément d'elles car les victimes de ce type
d'attouchement sont beaucoup plus jeunes que la moyenne. Si l'on exclut les
affaires où un crime grave - de la classe des trois cités
précédemment - a été perpétré en plus
de ces attouchements manuels, on obtient un âge moyen de la victime qui
s'élève a huit ans et demi848. Il y a peu de choses a
dire sur cette catégorie d'attentat a la pudeur, si ce n'est qu'il en
existe deux types : soit l'attouchement est une simple caresse appuyée
du sexe de la victime, soit l'agresseur enfonce un ou plusieurs doigts dans la
« matrice » de celle-ci. Pour ce qui est de la première
catégorie, les dépositions, de la part de la victime comme de
l'accusé, ne sont jamais précises : jamais on ne dit quelle zone
a été attouchée. Nous ne savons donc pas si ces criminels
sexuels préfèrent caresser les lèvres ou plutôt le
clitoris, par exemple. Seuls les examens médicaux pourraient
éclaircir ces zones d'ombre, mais ils restent difficiles a
interpréter. Aussi rien ne dit qu'un clitoris gonflé soit le
résultat d'un attouchement perpétré
précisément sur celui-ci. Pour le second type de manipulation,
les dépositions se font parfois plus précises, l'agresseur
pouvant indiquer de combien de centimètres son doigt a
pénétré dans le vagin de sa victime. Quant aux
garçons, leurs témoignages manquent très souvent de
précision, bien que certains mentionnent des attouchements sur le gland.
En revanche impossible de savoir si ceux-ci ont provoqué une
érection chez la victime car ils passent toujours cela sous silence,
sans doute par honte. Seuls les agresseurs se félicitent ouvertement de
cela.
Quand l'usage des mains ne suffit pas a amener le plaisir
souhaité, l'abuseur peut effectuer de semblables attouchements avec sa
verge. Cette pratique est assez répandue puisque près d'une
victime sur cinq a dû supporter de tels outrages. Attention toutefois a
ne pas voir dans ces gestes la seule conséquence d'une tentative
avortée d'introduction
848 Nous avons retranché les affaires incluant un crime
plus grave, car cela pouvait signifier, comme nous l'avons dit plus haut, que
le but de l'agresseur n'était pas d'attoucher la victime mais bien de la
violer.
complète849. Ce procédé est
bien plus le résultat d'une connaissance de la part de l'agresseur de
l'anatomie des petites filles. Sachant qu'il lui est impossible de
pénétrer sa victime, celui-ci opte pour une solution
intermédiaire. Elle lui offre l'avantage visuel de ressembler a un
coït complet, et lui permet, dans un cas sur quatre, d'atteindre tout de
même la jouissance souhaitée.
Il nous reste à décrire la dernière
classe de pratique sexuelle, celle des coïts. La sodomie est le moins
grave car à la fin du XIXème siècle elle n'est
pas considérée pénalement comme un viol, et ne peut donc
être poursuivie que sous le chef d'inculpation d'attentat a la pudeur.
Cependant elle est moralement considérée avec gravité, et
rajoute à l'humiliation de la pratique celle de la position sexuelle. La
commodité commande a l'agresseur de se placer sur le dos de sa victime,
c'est le seul procédé que nous avons relevé dans les
dossiers étudiés. Dans un cas sur six il lubrifie au
préalable sa verge, soit avec sa salive, soit avec de l'huile.
Quantitativement, la pratique est assez marginale : un peu plus de 3% des
victimes seulement ont subi ce genre d'outrage - proportion en hausse d'un
point lorsqu'on y ajoute les tentatives restées infructueuses.
Anne-Marie Sohn fait état d'une proportion encore moindre, puisque sur
les 210 dossiers parlant de pratiques « honteuses », seulement six
concernent un attentat à la pudeur par sodomie850. Selon les
médecins, elle se serait développée à partir des
années 1850, mais resterait rare et toujours jugée comme «
perverse »851. Elle est surtout marquée par une
résistance farouche de la part des femmes852. Aussi fort
logiquement la sodomie apparaît comme la marque de l'attentat homosexuel,
néanmoins il faut relever que près de 17% des victimes sont de
sexe féminin. L'envie de braver les interdits ne semble pas avoir une
place prépondérante dans les choix des agresseurs. Anne-Marie
Sohn précise que le coït anal est rarement tenté sur de
jeunes enfants, mais dans une grande majorité sur des
adolescents853. Sur ce point, nos affaires montrent des
différences notables puisque seulement la moitié des victimes de
sodomie ont dix ans ou plus, et la plus jeune enfant du corpus a
été attaquée de la sorte.
849 Dans près de 73% des affaires de ce type
recensées, il n'y a aucune tentative de viol.
850 SOHN (1996-b), p. 772.
851 SOHN (1996-a), p. 101.
852 Ibid., p. 100. L'auteur précise qu'elle n'a
recensé qu'un seul cas de sodomie consentie, hors du cadre des crimes
sexuels, bien sûr.
853 Ibid., p. 43.
Premier d'entre les crimes sexuels et le plus
réprimé pénalement, le viol est au
XIXème siècle définit de façon
restreinte, puisque qu'il faut qu'il y ait eu pénétration
complète pour qu'il soit considéré comme tel. Ceci a pour
incidence de minimiser leur nombre dans notre corpus, puisque seules 6,7% des
283 victimes recensées ont été violées. Elles sont
souvent plus âgées que les autres victimes : près de onze
ans, soit une année de plus que l'ensemble des enfants abusés.
Rien d'étonnant a cela puisque les médecins légistes
avancent que la disproportion des organes sexuels entrave souvent
l'accomplissement total de l'introduction. Il faut dire que la plupart du temps
celle-ci est brusque et ne peut tirer profit des préliminaires, qui
d'habitude courants, sont ici presque absents. De plus, plus la victime est
âgée plus elle est autonome, et donc isolée dans les champs
du reste de la population locale. Il est très rare que l'agresseur
parvienne a la finalité de ses desseins du premier coup. C'est pourquoi
ce type d'agression est très présent dans les affaires
incestueuses, car le père a le temps de s'employer a forcer petit a
petit sa victime. Les relations « complètes ~ comme on les nomme a
l'époque, représentent donc l'aboutissement de ce type de
relation, caractérisé par un « viol progressif », selon
les termes d'Anne-Marie Sohn854. L'auteur ajoute que le coït
complet apparaît dans un tiers des cas incestueux, dans notre corpus la
proportion est sensiblement la même.
Le caractère restrictif de la définition du viol
amène une bien plus forte représentativité des tentatives,
bien qu'une infime partie seulement soit jugée comme telle, nous aurons
l'occasion d'y revenir. La tentative telle que nous l'avons définie est
un viol inachevé, soit parce que l'accusé n'a pu
pénétrer la victime a cause de sa résistance ou d'un
évènement imprévu - l'arrivée d'un passant, par
exemple -, soit parce que son sexe n'était pas proportionné aux
parties de l'enfant, ou encore qu'il n'était pas assez rigide. Plus
rarement parce que la pénétration, qui a bien eu lieu, n'a pas
été complète et n'a pas défloré la victime.
L'éventail des possibilités, notons-le, est plus large que celui
prévu par l'article 2 du code pénal qui définit la
tentative. Un peu plus d'un tiers des victimes sont concernées par un
tel acte. Ainsi, c'est près d'un enfant sur trois qui a subi les
prémices d'un viol, ou son accomplissement. Ces crimes démontrent
néanmoins la spécificité de l'attentat sur un enfant, car
le coït « classique ~ n'est pas tenté dans la majorité
des cas, quand il est bien souvent l'unique objet de l'agression d'une femme
adulte. Les dossiers
854 SOHN (1996-a), p. 66. Le viol est l'étape finale d'un
cheminement qui débute par des attouchements, puis se poursuit par la
masturbation.
judiciaires nous montrent que ce crime est plutôt rural,
puisque seulement un viol sur les dix-neuf recensés a eu une ville pour
théâtre. Les hommes de la campagne sont-ils pour autant plus
violents et moins mesurés dans leurs objectifs ? Difficile de
répondre à une telle question, même s'il est vrai qu'on le
représente souvent sous l'apparence d'une brute à la
sexualité animale. Certains aspects de la vie rurale influencent plus
sûrement ces statistiques : d'une part, plus nombreux sont les lieux
préservés des regards extérieurs, et plus isolées
sont les victimes potentielles, ce qui donne plus de temps à l'agresseur
pour atteindre ses objectifs.
Pour conclure notre tour d'horizon des pratiques sexuelles,
arrêtons-nous un instant sur les positions de l'amour criminel. Elles
n'ont pas la diversité qu'on leur connaît aujourd'hui, par la
faute de préceptes ancrés dans les mentalités. Il existe
de nombreux interdits, portés par la morale bourgeoise et
l'Église, et relayées par le courant hygiéniste,
très en vogue à partir du milieu du XIXème
siècle. Les rapports sexuels se doivent d'être mesurés dans
la fréquence comme dans la manière. Ainsi, la position du
missionnaire est une règle à laquelle il ne faut pas
déroger, selon une partie du corps médical855. Robert
Muchembled parle à ce propos de « sécularisation de la
crainte du péché, transférée dans des conseils
d'hygiène physique »856. A la différence de des
médecins hygiénistes, les simples citoyens ont une vision moins
morale que physiologique des interdits en matière de sexe857.
Ainsi, la position de la levrette est ostracisée et limitée a
l'inceste, car on l'assimile au monde animal858. Dans notre corpus
les victimes féminines se bornent à dire que l'agresseur s'est
couché sur elles, ce qui semble indiquer que la position du missionnaire
est de loin la plus prisée, même dans le cas d'une relation
non-consentie. Un second élément permet de l'indiquer : lorsque
l'expert légal découvre des traces de violence dans le vagin,
celles-ci se trouvent toujours à la partie postérieure de
celui-ci, ce qui signifierait que le pénis y a
pénétré alors que l'agresseur était en face de sa
victime. Dans le cas d'une position de la levrette, le membre viril aurait
plutôt abîmé la paroi antérieure. Une seule victime
l'a décrite ouvertement, ce que retrace l'acte d'accusation :
855 ADLER (1990), p. 91-92.
856 MUCHEMBLED (2005), p. 225.
857 SOHN (1996-a), p. 79.
858 Ibid., p. 93.
« *...+ Il forçait son fils a se coucher sur le
ventre les jambes fléchies et appuyé sur les coudes,
s'étendait sur lui, lui écartait les jambes et le sodomisait
»859.
Quoi qu'il en soit, la position du missionnaire est
peut-être surtout prisée parce qu'elle de nombreux avantages pour
l'assaillant, qui peut maîtriser plus facilement les bras et les jambes
de la victime. De plus son poids est un atout non-négligeable sur le
corps frêle de jeunes enfants. Le seul bémol qu'on puisse apporter
a ces déclarations est le suivant : puisque la morale interdit certaines
positions, les victimes, déjà souillées dans leur vertu et
leur honneur, n'ont peut-être pas envie de rajouter une marque
supplémentaire d'avilissement a leur récit. Une seule avoue que
son agresseur lui a indiqué comment se placer pour qu'il puisse la
pénétrer, ce qui semble attester la présence d'une autre
position que celle du missionnaire860. Une seconde posture est
souvent évoquée, qui a trait aux attentats sur de plus jeunes
enfants, et sur un mode d'agression non-violent : l'homme prend la victime sur
ses genoux ou la place sur lui à califourchon, et essaie de la
pénétrer ainsi, le plus fréquemment en profitant de
l'ingénuité de la petite fille. De plus n'oublions pas que cela
permet de moins attirer l'attention, de la victime comme de possibles
témoins, car beaucoup de gens jouent avec les enfants ou les font lire
de cette manière.
Dans notre corpus un dossier a attiré notre attention
tant la victime fait un récit très précis de la relation,
peut-être consentie, qu'elle a eue avec l'amant de sa mère. Rachel
a douze ans lorsque s'installe a côté du domicile familial un
homme proche de la cinquantaine861. Ce dernier se pare de
mystère, toujours est-il qu'il a de l'argent et en fait profiter Rachel
et sa mère. Il ne tarde pas à attirer quotidiennement la jeune
fille dans sa demeure, et là débute leur liaison, qui s'est
maintenue pendant un mois. Celle-ci la raconte de façon très
circonstanciée, et fait étalage de l'éventail des
pratiques sexuelles qui constituent une telle relation criminelle. « Il
s'est déboutonné et s'est secoué cela tombait par terre,
c'était tout blanc », explique-t-elle à propos du premier
attentat, avant de poursuivre : « Il me faisait secouer aussi
jusqu'à ce que cela tombe mais je n'ai jamais arrivé a le faire
tomber parce que j'avais la main lasse c'était lui qui finissait,
ensuite il s'essuyait avec un mouchoir. Depuis ce jour nous nous couchions tous
les deux dans son
859 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.
860 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.
861 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.
lit je ne gardais que ma chemise et lui la sienne il se
mettait sur moi et se secouait, il m'ouvrait les jambes le plus que je pouvais
pour m'introduire son affaire mais il ne pouvait pas y entrer parce qu'il me
faisait mal ». Débutent alors les pratiques de substitution :
« Voyant cela il me faisait secouer et se secouait cela me tombait sur le
ventre et il s'essuyait avec son mouchoir de poche pour ne pas que ma
mère voie cela dans ma chemise ». Ensuite elle détaille la
mise en condition, intellectuelle d'abord, puis physique, à travers des
raffinements du langage et du corps : « Il m'a appris également que
son affaire s'appelait une bitte et que la mienne s'appelait un c... *cul ? con
?]. Avant de commencer a nous amuser il me lavait avec de l'eau chaude. Ensuite
me frottait son affaire sur le mien, puis me chatouillait avec son doigt et me
demandait si cela me faisait du bien. Je lui répondais que oui, mais
cela ne me faisait rien ». Les rapports ne tardent pas à devenir
buccaux : « Il ma mis sa b... dans la bouche et me disait d'y passer la
langue et de sucer mais je ne suçais pas car je trouvais cela sale. Une
fois après s'être secoué il m'a jeté cela dans la
bouche et m'a dit qu'il fallait l'avaler, mais je ne l'ai pas fait et je l'ai
craché dans mon mouchoir de poche. Au-dessous de sa b... il y avait deux
boules dont il ne m'a pas dit le nom et au-dessus il y avait des cheveux. Il
m'a dit que cela s'appelait du poil, que le mien commençait à
pousser et que si j'allais en Algérie il fallait que je lui en envoie
lorsqu'il serait plus long. D'autres fois avant de se secouer et après
m'avoir lavée il me passait sa langue a mon c... et me suçait
».
Ce témoignage montre ainsi la progression - ainsi que
le mouvement inverse - entre les actes que l'on remarque parfois dans de
semblables affaires. Le juge d'instruction ne s'y est d'ailleurs pas
trompé : « Vous avez procédé d'après elle pour
arriver a vos fins par une sorte de gradation que les enfants ne peuvent
guère inventer ». L'acte d'accusation tourne les faits de semblable
manière : « *L'accusé + finit par faire passer sa victime
par toutes les phases de la dégradation la plus honteuse ».
Afin de clore la section consacrée au
déroulement d'un attentat, examinons les durées qui y sont
associées. Premièrement, la durée d'une agression :
même composée la plupart du temps de plusieurs
éléments, celle-ci brille par sa rapidité
d'exécution. Beaucoup ne durent pas plus de deux minutes, certains se
s'étalent que sur quelques secondes, le temps de surprendre l'enfant, et
de se s'en aller. Nombreuses sont les victimes qui pleurent ou crient aux
premiers attouchements, ce qui « refroidit »
l'assaillant et écourte d'autant la durée de
l'agression. C'est pour ces raisons qu'un enfant laissé sans
surveillance ne serait-ce que quelques minutes représente tout de
même une cible appréciable. Fort logiquement, plus les agressions
sont graves et plus elles mettent de temps à se mettre en place. Le viol
est souvent plus long qu'un simple attouchement, bien que cela dépende
de nombreux facteurs, qui en modifient la durée : défense de la
victime, interruption de la scène par une arrivée impromptue, ou
encore temps nécessaire a l'agresseur pour assouvir totalement sa
passion. Si bien que l'enfant peut endurer pendant longtemps : « Il est
resté sur moi une demi-heure à ce que je crois, car le temps m'a
paru bien long », se plaint une jeune fille862. Dans les
affaires d'inceste les attentats sont bien plus longs car le père peut
se permettre de prendre le temps nécessaire a l'épanouissement de
ses envies. Cela peut donc prendre plusieurs heures, au grand dam de la
victime.
Second élément chronologique : la
répétition des crimes. Beaucoup sont des attentats isolés,
car 44% n'ont jamais de suite. On peut mettre cela sur le compte de la peur
d'une dénonciation, car l'abuseur est conscient que plus les faits se
multiplient et plus ils peuvent s'ébruiter. Les victimes
également ont un rôle : soit elles changent leurs trajets pour
éviter les zones oü travaille ou habite leur agresseur, soit elles
refusent d'aller travailler chez lui, ou encore s'enfuient a sa seule vue.
Elles sont 16% a s'être faites attaquer deux fois, une sur dix trois
fois. Près de 8% ont eu cette malchance plus d'une dizaine de fois, dont
2,7% à avoir déclaré plus de cent attentats - dont un
tiers lors d'une affaire incestueuse. Nous avons même découvert
par deux fois une même victime, mais dans deux affaires
différentes, agressée a plusieurs années d'intervalle. La
fréquence du crime révèle les situations les plus diverses
: certaines victimes sont attaquées par le même homme deux ou
trois fois en plusieurs années, quand d'autres le sont plus
ponctuellement, par le biais de rendez-vous par exemple. Toutefois peu sont
réguliers au point d'arriver plusieurs fois par semaine, sauf dans les
cas d'inceste oü l'on rencontre des enfants abusés presque
quotidiennement. Extrêmement rares sont ceux ayant subi plusieurs
attentats dans une même journée.
862 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault. Au final, il
s'avère que le crime n'a pas été consommé, ce n'est
donc qu'une tentative de viol.
Quant à la durée de la relation criminelle
établie entre les deux protagonistes, elle est très variable, a
l'image du laps de temps nécessaire a la dénonciation. D'ailleurs
ces deux espaces temporels sont la plupart du temps presque identiques, surtout
dans les longues relations. Celles de très courte durée,
c'est-à-dire d'un jour, sont les plus nombreuses : elles
représentent plus de la moitié du total. Et contrairement a ce
qu'on pourrait croire, les viols et tentatives ne sont pas synonymes d'attaque
sans lendemain, puisqu'un tiers seulement appartiennent a cette
catégorie. Il est donc plutôt le fruit d'un long processus,
à la manière des incestes.
En définitive, les proportions affichées pour
chacune des pratiques ne sont pas surprenantes au regard des portraits
d'accusés que nous avons dressés précédemment. Peu
sont empreintes de perversion ou de sadisme, ou dénotent une passion
refoulée. Les attentats les plus violents et les plus graves ne sont pas
les plus fréquents, au contraire de ceux recherchant la participation ou
le plaisir de la victime, celui de l'agresseur étant plus lié a
l'excitation qu'à de réelles actions sur son « membre viril
». Néanmoins peu ont le temps de développer une liaison en
ce sens, et la majorité des attentats reste sans lendemain. Tous les
paramètres énoncés ont une influence a posteriori
sur la victime, que ce soit physiquement ou psychologiquement.
La chair a l'épreuve de l'attentat
Dans des instructions judiciaires où on fait peu de cas
de la victime, les suites de l'agression n'ont d'importance que dans l'optique
de constituer un dossier a charge. Ce n'est que lorsque celles-ci sont graves
qu'on porte une plus grande attention au malheureux enfant. Certains ont plus
de chances que d'autres et pour des faits similaires ne récoltent pas
les mêmes châtiments de la nature. Beaucoup de paramètres
entrent en compte, la corpulence, la maturité sexuelle de l'enfant, ou
la force employée par l'agresseur. Les conséquences psychiques
d'une agression proposent le même cas de figure, bien que
dépendante en grande majorité de la personnalité de la
jeune victime.
Les symptômes physiques d'une agression se
décomposent selon la zone touchée : vulve, clitoris, vagin,
hymen, anus, et pour les garçons, verge. Pour chacune d'elles nous
allons énumérer les aspects faisant suite a l'attentat, et
indiquer ce qui a pu les provoquer. Nous ferons également état
des proportions dans lesquelles la victime peut déclarer de tels
symptômes. Tout d'abord, signalons que seules 38% des
enfants abusés ont subi des dégâts consignés par la
suite dans le dossier d'instruction. La proportion est sans doute bien plus
importante dans la réalité, mais le temps que la
dénonciation ou que l'examen se fassent, les marques peuvent avoir
complètement disparu.
Parce que c'est la région la plus vaste, qui englobe
les parties génitales et qui est la plus facile à atteindre du
fait qu'elle soit apparente, la vulve concentre la majeure partie des dommages
liés à un attouchement. Les grandes et petites lèvres
peuvent présenter des blessures dues à une pression
inappropriée - érythème, tuméfaction - ou à
des coups d'ongle - écorchure, égratignure, érosion,
excoriation. Lorsque les rapports ont été
répétés, les grandes lèvres peuvent afficher un
caractère flasque et flétri, ou même être
légèrement entrebâillées voire
écartées. Un médecin légiste constate « un
aspect mollasse et relâché du tissu qui compose les parties
génitales externes ; *...+ de nombreux attouchements libidineux ont
été nécessaires pour que les parties génitales
portent l'aspect qu'elles présentent »863. Cette
apparence est également celle qu'on prête aux conséquences
de la masturbation, d'oü la difficulté des médecins a
évaluer son origine.
Près de la moitié des victimes féminines
chez qui on a retrouvé des traces physiques de l'attentat sont atteintes
d'une inflammation de la vulve. Les premiers signes sont de couleur : les
grandes et les petites lèvres se parent d'un rouge plus ou moins vif
selon le degré d'irritation. Il peut également y avoir des
boursouflures. Ce qui provoque des démangeaisons avec le frottement des
vêtements ou en marchant. Lorsque l'inflammation est assez
conséquence, on parle de vulvite, lorsqu'elle est très
importante, on ajoute l'adjectif « aiguë », surtout si elle a
entraîné l'apparition d'un écoulement. Outre la
difficulté à se déplacer, qui peut même aller
jusqu'à les obliger a garder le lit pendant de nombreuses semaines, les
victimes peuvent ressentir une profonde gêne pour uriner, parfois durant
plusieurs jours. Certaines ne cessent de se toucher entre les cuisses, avec
frénésie. Dans la très grande majorité des cas la
vulvite disparaît au bout de quelques jours.
Lorsque le délai de guérison s'allonge, comme
c'est parfois le cas avec la version aiguë de la maladie, c'est
l'écoulement qui en est responsable. Attention toutefois à ne pas
le
863 ADI&L, 2U, 711, affaire Catinat.
confondre avec un autre, appelé «
leucorrhéique ~, qui n'a aucun rapport avec de possibles attouchements,
et de couleur blanche, quand celui d'origine criminelle est jaune le plus
souvent, et d'apparence visqueuse et épaisse. Les experts
légistes le disent fréquent chez les petites filles au
tempérament humide - « lymphatique » -, ou qui n'ont pas une
hygiène intime des plus poussées. Lui aussi peut engendrer une
vulvite, qu'on appelle « spontanée ». De la même
façon, l'écoulement d'origine criminelle n'est pas rare puisque
plus d'un quart des petites filles chez qui l'attentat a eu des
conséquences physiques en présente un. Un médecin en fait
la description suivante : « La vulve est baignée par un liquide
muco-purulent, qui s'écoule en abondance par l'orifice vaginal et suinte
par les surfaces érodées des grandes et des petites lèvres
»864. Toujours selon le praticien, cette vulvite aiguë
« peut résulter, ou d'une contagion blennorragique, ou de
frottements violents et prolongés, opérés par le contact
du membre viril d'un adulte ». Ici l'écoulement provient du vagin,
mais d'autres cas montrent qu'il tel liquide peut également sortir du
méat du canal de l'urètre, le rendant très douloureux et
compliquant la miction à défaut de la rendre impossible. «
Ça me cuit », déplore une petite fille de cinq ans,
agressée deux semaines plus tôt865. Si la plupart des
cas montrent un écoulement localisé, certains font état
d'une telle abondance de liquide que celui-ci se répand sur le haut des
cuisses et la région anale, entraînant les brûlures et les
démangeaisons qu'on imagine.
Si la plupart du temps la vulvite disparaît au bout de
quelques jours, il existe des complications qui peuvent se
révéler très graves. Les possibilités d'en arriver
a ce stade sont inversement proportionnelles a l'âge de l'enfant. Une
petite fille d'une demidouzaine d'années est atteinte d'une vulvite
aigüe ainsi que d'un écoulement866. Trois mois
après l'agression son état ne s'est pas amélioré et
le flux de muco-pus n'a jamais cessé, si bien qu'elle est admise a
l'hospice. Un témoin note que le mal doit être très grand,
car elle n'a de cesse d'essayer d'uriner. L'écoulement peut même
étendre l'infection a d'autres parties du corps lorsqu'il est
persistant. Plus de deux mois après avoir subi de simples attouchements
avec les doigts, une enfant de cinq ans est toujours gênée par
l'écoulement purulent qu'il a entraîné, et ce malgré
la guérison du canal de
864 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.
865 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.
866 ADI&L, 2U, 739, affaire Jabveneau.
l'urètre867. Le légiste qui l'a
auscultée note alors qu'elle souffre de « violentes douleurs
abdominales, compliquées de fièvre, et qui *...+ paraissent
devoir être rattachées a l'obtention de l'état
inflammatoire a la vessie et aux organes du petit bassin ».
A l'avant de la vulve, le clitoris est assez peu
endommagé par les attouchements, ce qu'on peut interpréter comme
le signe d'une préférence pour le vagin de la part des
agresseurs. Il est vrai que si le « bouton d'amour » comme on le
surnomme parfois est connu et reconnu par la médecine depuis
l'Antiquité, sa notoriété semble s'arrêter aux
portes des facultés et des librairies. Le mot n'est jamais
prononcé par les protagonistes de ces affaires, on n'en fait mention que
dans les rapports d'expertise. Cette ignorance est donc peut-être sa
meilleure protection. Néanmoins quand il est irrité par des
frottements ou encore par un écoulement muco-purulent, il gonfle
anormalement et devient rouge vif, situation d'autant plus facile a
déceler pour le médecin que les victimes sont jeunes et leur
clitoris n'a pas encore atteint son complet développement. A la
manière des grandes et petites lèvres, l'attentat peut
entraîner une flétrissure, qu'on peut alors également
considérer comme une preuve d'onanisme. Plus rarement il peut être
le siège d'une congestion ou d'une tuméfaction, au même
titre que le méat urinaire. Ce dernier est cependant plus volontiers
abîmé par un écoulement urétral purulent. Cela
implique donc qu'en amont, le canal de l'urètre peut être
très douloureux, symptôme de ce qu'on nomme l'urétrite.
Dans un cas unique, des attouchements criminels avec la main - souillée
toutefois de liquide d'origine blennorragique - ont provoqué une
crête de coq sur une petite fille de huit ans, au niveau du méat
urinaire868. Ce qui a nécessité une opération
chirurgicale, réalisée avec succès quelques semaines plus
tard.
Plus en arrière de la vulve, le pourtour du vestibule
du vagin est plus rarement touché. En effet le plus souvent il faut
qu'il y ait eu viol ou tentative pour qu'il ait subi des dommages. Toutefois
l'introduction de doigts peut avoir des effets similaires, à savoir une
irritation des parois ainsi que des boursouflements, et plus rarement des
petites excoriations sans doute le fait d'un ongle. A l'arrière de cet
orifice, à la commissure des grandes lèvres se trouve la
fourchette, laquelle peut se déchirer en cas d'introduction violente du
pénis. Ces cas sont relativement rares, mais les déchirures ont
une amplitude
867 ADI&L, 2U, 605, affaire Ferbeuf.
868 ADI&L, 2U, 614, affaire Petit.
très variable selon les situations. Cela entraîne
en tout cas un saignement qui peut mettre quelques jours a s'arrêter.
Dans un viol particulièrement brutal, cette rupture s'est produite sur
dix centimètres, prouvant que malgré des disproportions
évidentes entre les parties sexuelles d'un enfant et celles d'un adulte,
un viol reste possible, si l'on emploie la force nécessaire. La taille
du sexe de l'assaillant a bien sûr son importance, puisqu'une
déchirure de six centimètres a été produite par une
verge ayant un « développement exagéré
»869. De telles agressions peuvent avoir de graves
répercutions, sur la vie même de la victime.
Cette rupture de la fourchette peut se poursuivre plus en
profondeur, a l'intérieur même du vagin : une déchirure de
seulement un centimètre de la première peut en entraîner
une de six sur les parois du deuxième870. Ces manifestations
peuvent être très impressionnantes, en témoigne la
grand-mère d'une victime qui a « remarqué quelque chose
d'atroce, cette enfant était blessée aux parties sexuelles d'une
façon épouvantable »871. Néanmoins la
plupart du temps l'expert légiste n'y constate que de
légères érosions, ainsi que des rougeurs sur la muqueuse.
Mais comme souvent certaines victimes ont moins de chance : «
L'inflammation *du vagin+ est telle qu'à la moindre traction la muqueuse
donnerait du sang », note un médecin légiste872.
Il peut arriver, mais nous ne l'avons recensé que dans un seul dossier,
que le vagin d'une petite fille encore vierge - dans ce cas précis
âgée de neuf ans - soit dilaté lors de l'examen
pratiqué873. S'agit-t-il là d'une dilatation «
naturelle » ? Rien n'est moins sûr au regard de l'âge de la
victime, et le médecin note que c'est là la conséquence de
l'introduction d'un petit pénis ou d'un doigt. Cet élargissement
vaginal est en revanche bien plus fréquent lorsque les rapports ont
été répétés : le médecin
légiste le repère par l'introduction sans aucune
difficulté de son index. Ainsi, une petite fille de onze ans
abusée à de très nombreuses reprises par son père
déclare qu'au bout de la troisième ou quatrième tentative
de viol elle n'a plus eu mal, alors qu'elle avait confié a cette
époque a un témoin : « Papa me fait mal, il en a une si
grosse ! »874.
869 ADI&L, 2U, 721, affaire Cosson. La petite victime est en
outre âgée de seulement sept ans.
870 ADI&L, 2U, 754, affaire Montault.
871 ADI&L, 2U, 731, affaire Bigot.
872 ADI&L, 2U, 612, affaire Deballon.
873 ADI&L, 2U, 619, affaire Arnault.
874 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.
Reste l'hymen, sujet de toutes les attentions, du
légiste comme des juges, qui est d'une importance capitale car au
contraire de certaines traces elle ne disparaît pas avec le temps. Tout
d'abord, son pourtour peut être le siège de rougeurs et
d'ecchymoses. La membrane en elle-même, quand elle n'a pas
été déchirée dans son intégralité,
peut présenter les aspects suivants : il peut être rouge et
tuméfié, ecchymosé et donner du sang à chaque
mouvement, ou encore présenter des éraillures saignantes et des
dépressions, ainsi que des excoriations voire de petits ulcères.
Le viol ou sa tentative ont pu également le déformer : il peut
être gonflé et boursouflé, relâché ou bien
encore élargi et aminci. La défloration partielle peut l'avoir
presque intégralement déchiqueté. Une victime sur huit a
perdu sa virginité dans une agression sexuelle. L'hymen peut rester
rouge et tuméfié pendant de longues semaines, malgré la
cicatrisation des bords libres de ses lambeaux. La présence à la
place de la membrane de petites excroissances - caroncules - est le signe de
rapports répétés.
La blennorragie est l'objet d'une véritable psychose a
la fin du XIXème siècle, mais reste une
conséquence assez rare d'un attentat. Malgré tout elle est
recherchée attentivement lors des examens médicaux et a
été repérée sur 1,8% des victimes. Cette maladie a
de fortes chances de se transmettre lors d'un rapprochement sexuel avec une
personne contaminée, mais elle peut aussi avoir l'avoir
été par un simple attouchement avec le doigt. L'infection se loge
la plupart du temps dans l'urètre duquel émane un liquide
purulent qui provoque de très grandes souffrances. Elle peut
également amener l'apparition de boutons autour des parties
génitales.
« Il me fourre sa chose dans le fondement et me le fait
rougir », se plaint un petit garçon875. En effet la
pénétration anale et la tentative laissent pour les
légistes des marques appréciables - qui peuvent toutefois
disparaître complètement au bout de deux ou trois jours -, qui le
sont beaucoup moins pour les malheureux qui les portent. Le même enfant,
victime d'inceste, raconte que ces agissements criminels le faisaient crier
toute la nuit et qu'il ne pouvait pas dormir. Dans la majorité des cas
ils ont pour conséquence une grande gêne lors de la marche ou
l'impossibilité de s'asseoir, le tout accompagné de
démangeaisons, voire d'une « infirmité passagère
»876. « Il avait une
875 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.
876 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier.
démarche extraordinaire, il écarte les jambes
d'une façon insolite, des accidents plus graves même se
manifestaient tels que la perte de matières fécales ~,
décrit l'oncle d'un jeune garçon877. Le sphincter anal
perd donc de sa tonicité et dans le cas cité
précédemment a même rendu l'anus « béant et
dilaté ». Il peut en outre présenter des fissures et des
excoriations, tout comme la muqueuse rectale. Si les rapports sont
répétés les plis de l'anus peuvent totalement s'effacer.
Sur le tableau des symptômes sont inscrites des fortes inflammations, des
taches ecchymotiques ainsi que des ulcérations de toute la région
anale, laquelle peut également subir des lésions qui perdurent
encore audelà d'une dizaine de jours si le traumatisme a
été violent. Une majorité a également connu une
effusion de sang consécutive a l'agression, parfois de grande ampleur :
« Elle était remplie de sang ~, témoigne le père
d'une petite fille victime d'un acte de sodomie878. A l'origine
peuvent être des commotions ou des érosions, dont une a atteint le
diamètre d'une pièce de cinquante centimes - cette
circonférence bien que non chiffrée semble au vu du discours du
médecin d'une assez grande proportion879. De tels agissements
peuvent également entraîner une constipation ou a l'inverse des
coliques.
Les attouchements ainsi que la masturbation du sexe d'un petit
garçon peuvent également avoir de néfastes
répercussions sans doute dues à une trop forte pression
exercée. Toutefois ces cas sont loin d'être majoritaires, un
enfant sur cinq environ rentrant dans cette catégorie. L'inflammation
touche la verge comme le gland, parfois dans des proportions impressionnantes.
Le médecin qui a examiné le sexe d'un petit garçon d'une
dizaine d'années constate « une inflammation considérable de
la verge, si bien que celle-ci s'en trouve déformée, comme
étranglée a la base, et une tuméfaction recouvre les
trois-quarts supérieurs du membre. Le gland est très
gonflé et le prépuce déformé par l'irritation
»880.
A présent passons en revue les différentes
marques qu'un attentat peut laisser sur l'ensemble du corps d'une victime. Les
premières concernent l'aine et les cuisses, auxquelles ont peut rajouter
le cou, qui peuvent porter des ecchymoses résultant de la violence
employée pour maîtriser l'enfant. L'écartement forcé
des cuisses risque
877 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.
878 ADI&L, 2U, 692, affaire Leothier.
879 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.
880 ADI&L, 2U, 611, affaire Valetoux.
d'entraîner des douleurs au niveau des adducteurs.
Supporter le poids d'un adulte peut engendrer des courbatures ainsi que des
douleurs lombaires et sur les hanches, tout comme des ecchymoses au coccyx. Les
maux de ventre pendant plusieurs jours font partie du tableau et ont parfois de
graves conséquences : (( Je suis pourri, mon père m'a
écrasé, il m'a fait mourir », se lamente le petit Emile sur
son lit de mort881. Un peu moins impressionnant mais non sans
gravité, une jeune fille a craché du sang pendant deux jours
parce que son agresseur lui a appuyé les genoux sur la poitrine pour la
maîtriser882. Les pratiques pour lesquelles le corps d'en
enfant n'est pas conçu peuvent compromettre son bon fonctionnement en
occasionnant une grande fatigue : (( A la suite des attouchements *...+, je
ressentis une telle fatigue que pendant huit ou dix ans, j'en fus souffrant
», affirme un garçon qui a vu son agresseur le masturber et lui
pratiquer une fellation883.
Pour clore cette section intéressons-nous
brièvement au ressenti des victimes, qui transparaît souvent au
travers de leurs déclarations. Près d'un tiers d'entre elles a
déclaré avoir eu mal lors de l'agression, plus d'un tiers a
assuré du contraire884. La totalité des filles
violées a affirmé avoir souffert, telle cette jeune fille qui
déclare : (( La douleur a été assez grande pour que je
ressente qu'il avait accompli son dessein »885. Plus
étonnant, 16% des victimes de tentative déclarent ne pas avoir eu
mal, de même qu'un quart des enfants sodomisés. Signe que l'on
trouve des agresseurs modérés dans les moyens employés
pour satisfaire leurs passions. Près de quatre enfants sur dix
déclarent ne pas avoir eu mal au cours d'un attouchement pratiqué
avec la main, la proportion étant étrangement plus
élevée - plus de 47% - lorsqu'il a été
exercé au moyen de la verge. Lorsque l'on applique de pareils filtres
aux âges des victimes on s'aperçoit que les plus jeunes - moins de
dix ans - sont ceux qui ressentent le moins de souffrance vis-à-vis de
ces attentats. Ce résultat est assez logique puisqu'ils sont victimes
d'agressions moins graves que les enfants plus âgés. Mais cela
pourrait aussi signifie, bien qu'il soit impossible de le quantifier, que les
abuseurs sont plus prudents et moins violents
881 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier. L'autopsie
pratiquée a imputé la mort a une méningite tuberculeuse
accompagnée de tuberculation pulmonaire. Cependant l'examen n'a pas
permis d'établir un lien avec les attentats dont a été
victime l'enfant.
882 ADI&L, 2U, 679, affaire Chamballon.
883 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.
884 Sur les 283 victimes répertoriées, 43% ne
donnent aucune indication de ce type.
885 ADI&L, 2U, 616, affaire Chollet.
lorsqu'ils s'attaquent a de très jeunes enfants. Ils
adaptent leurs gestes aux caractéristiques physiques de leur victime,
dictées par leur âge.
Les conséquences physiques d'un attentat sont
très variées, et finalement dépendent bien plus des
particularités physiques de l'enfant et des circonstances du crime, que
de la nature de l'agression. De semblables attouchements peuvent avoir des
conséquences plus ou moins graves selon l'âge de la victime, sa
constitution, la violence employée ou encore l'hygiène de
l'agresseur. Ces éléments sont également à relier
à la variété de l'amplitude de douleur ressentie lors de
l'agression. Malgré toute la place abandonnée à ces
incertitudes, certains points font preuve de plus de constance : les viols
apparaissent comme étant les plus graves au niveau du vagin - fourchette
et hymen compris - alors que les attouchements avec la main réservent de
sérieux dommages à la vulve. Si ces répercutions physiques
ont le mérite de s'effacer pour la grande majorité avec le temps
- hormis la déchirure de l'hymen bien entendu -, difficile d'en dire
autant des conséquences psychiques.
Du vague a l'âme a la dépravation : «
Qui a été torturé reste torturé
»886
Comme pour les contrecoups physiques, chaque enfant ne
réagit pas de la même manière au crime dont il a
été victime. Ce n'est que justice de consacrer quelques pages
à ces séquelles morales qui intéressent si peu les juges
et dans une moindre mesure la population masculine française. Car si
l'examen médical de l'accusé cible parfois son cerveau, celui de
la petite victime se contente d'observer « l'origine du monde ». Les
légistes d'Indre-et-Loire ne sont pas empreints de la vision de leur
auguste collègue Ambroise Tardieu, le premier à prendre en
considération la blessure psychique dans l'attentat a la
pudeur887.
Une fois le jugement rendu et le procès terminé
l'enfant souillé s'en retourne dans l'oubli, mais lui ne peut effacer le
souvenir de ce qui a sans doute déjà modifié sa vie
à venir. Les feuilles qui composent un dossier d'instruction sont donc
avares de ces révélations sur le comportement a
posteriori des victimes. Le temps nécessaire à la
dénonciation et à l'aboutissement du processus judiciaire est
donc ici un précieux allié pour l'historien, qui
886 Citation de l'essayiste autrichien Jean AMÉRY, qui
devait bien connaître le sujet puisqu'il s'est suicidé.
Cité dans PEWZNER, in CHANOIT, VERBIZIER (1999), p. 61.
887 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 343.
peut trouver trace de ces troubles psychiques au gré
des témoignages de l'instruction. On les classe en deux
catégories distinctes mais qui toutes deux illustrent la condition de
victime dont l'enfant abusé ne se défait presque jamais au cours
de son existence.
Paradoxalement, du moins pour celui qui n'est pas familier des
notions de psychiatrie, peu d'enfants abusés se renferment sur
eux-mêmes et intériorisent cette souffrance au point de perdre le
goût de la vie. Les psychiatres contemporains décrivent de la
manière suivante les symptômes consécutifs à une
agression sexuelle : « L'enfant peut réagir par un état de
stress, qui se manifeste par l'agitation ou la sidération et le repli,
une anesthésie des affects, puis la terreur, les régressions, des
manifestations psychosomatiques »888. Cela peut même
aller jusqu'à déclencher une maladie nerveuse889.
Notre corpus présente également l'exemple d'une régression
de la victime, qui semble retourner en enfance : une adolescente
régulièrement violée par son ascendant fait encore pipi au
lit890.
Les affaires incestueuses concentrent ce type de
réactions, car cet enfer est quotidien, la victime côtoyant sans
cesse son bourreau, ce qui n'a de cesse de lui rappeler une situation qu'elle
endure et devra encore endurer. Sans doute le sentiment d'être
responsable la ronge également, de même que le poids trop lourd du
secret891. En psychiatrie on lui donne un nom : le « transfert
de culpabilité ~, qui montre que l'abuseur n'en a aucune, alors que
l'enfant la supporte seul892. Une jeune fille abusée pendant
sept ans par son père est décrite comme étant toujours
triste par sa mère, qui n'arrive pas a lui tirer un mot
d'explication893. Le malheureux petit Émile, dont nous avons
parlé un peu plus haut, ne voit que la mort pour l'arracher a ses
tourments894. Alors que sa mort se rapproche, il perd le peu
d'humanité qu'il lui restait encore et déclare à son oncle
qui le veille : « Plus tôt je serai mort plus tôt je serai
débarrassé ». L'inceste a été
considéré
888 Michèle ROUYER, « Les enfants victimes,
conséquences à court et moyen terme », in Marceline GABEL
(dir.), Les enfants victimes d'abus sexuels, Paris, Presses
universitaires de France, 1992 (4ème édition 2002), p.
84.
889 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier. Malheureusement la
mère de l'enfant n'a pas précisé la nature de celleci.
890 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.
891 Les psychiatres expliquent en partie cette culpabilité
par le fait d'avoir ressenti ou donné du plaisir pendant la relation.
(PEWZNER-APELOIG, in CHANOIT, VERBIZIER (1999), p. 56.).
892 Ibid., p. 61.
893 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches.
894 ADI&L, 2U, 635, affaire Fournier.
comme a l'origine de la plus grande dépression
narcissique possible895. Un psychiatre a fait d'une de ses patientes
une constatation qu'on pourrait appliquer au petit Émile, disant qu'elle
se trouvait « au-delà des idées suicidaires comme ceux qui
ont déjà fait le deuil d'eux-mêmes ».
Le dégoût de la vie est lié à la
culpabilité mais aussi à la honte, qui poursuit comme une
malédiction la victime. Puisque c'est d'enfant dont nous parlons, la
principale incidence a court terme de cette délicate réputation
concerne l'école et les camarades. Abusés par leur maître
de classe, les petites filles et les petits garçons peuvent se plaindre
d'être malades et refuser d'aller a l'école, sans pour autant en
révéler la raison. Mais la situation est parfois inversée,
l'enfant voyant sa place parmi ses camarades d'école remise en cause par
l'évènement malheureux dont il n'est pourtant pas responsable.
Une fillette abusée et qui se confie à une voisine voit celle-ci
lui donner une réponse à laquelle elle ne s'attendait
sûrement pas : (( Si la soeur savait ça, elle te renverrait de
l'école ! »896. Croire qu'il ne s'agit là que
d'une défiance religieuse vis-à-vis de tout ce qui a trait
à la sexualité serait une erreur. Le cas de la petite Delphine,
sept ans et violée par son père, est là pour
l'illustrer897. Sur défense de ce dernier, elle n'a jamais
mis les pieds a l'école. Dès l'arrestation de son père
elle a demandé a y aller, mais la gendarmerie note d'elle n'y est
restée que trois ou quatre jours car les parents des
élèves se sont plaints. Fins connaisseurs des mentalités
humaines, les agents suspectent que ces réclamations aient pour cause le
crime dont a été victime Delphine. Finalement, sur avis du
préfet le maire de la commune lui interdit l'accès a
l'établissement.
Dans son livre Toinou, le cri d'un enfant auvergnat,
Antoine Sylvère rapporte l'histoire d'une jeune vachère qui
« s'abandonnait au fils de ses maîtres comme les vaincus de la vie
s'abandonnent au malheur »898. Violée à quinze
ans et menacée de mort, elle finit par se supprimer lorsqu'elle est
victime d'un viol collectif : (( Ce soir, ils s'y sont mis a quatre pour
s'amuser avec moi. J'en suis tellement honteuse que je vais me noyer ».
C'est là certes une manière extrême de résoudre les
problèmes nés d'une agression sexuelle, mais qui illustre
l'état de détresse de la jeune victime, qui ne voit plus sa vie
que comme
895 PEWZNER-APELOIG, in CHANOIT, VERBIZIER (1999), p. 60.
896 ADI&L, 2U, 683, affaire Grimault.
897 ADI&L, 2U, 618, affaire Chevallier.
898 Cité dans FARCY (2004), p. 51-52.
un long calvaire à endurer. Les pleurs qui durent
parfois plusieurs jours - « J'avais la figure toute enflée a force
d'avoir pleuré »899 - n'attireront pas forcément
la pitié, mais plus sûrement la défiance et l'opprobre
populaire. Une adolescente violée s'emporte, indignée, lors de la
confrontation avec son agresseur : « Est-ce que vous croyez que ça
ne me fait pas du mal à moi-même, car vous avez perdu ma
réputation »900.
Une jeune fille l'a bien compris et demande a l'inspecteur du
service des enfants assistés : « Je vous prie de me placer dans une
autre commune, oü l'on ne saura pas ce que j'ai subi de ce malheureux
»901. Une autre, attouchée par son père pendant
de longs mois, préfère se retirer au couvant902. Il
est effectivement difficile pour une victime d'échapper a ce
déshonneur, puisque que la plupart des gens demeurent dans la commune
où ils sont nés903. Cela compromet les chances de
trouver une place de domestique, et donc met en péril la situation
pécuniaire de la victime mais surtout de sa famille. Un vieux
cultivateur l'a bien compris et fait du chantage a sa jeune victime, lui disant
de ne rien dire sous peine de passer pour une « putain » et de ne
plus trouver à se placer904.
Plus difficile encore, une réputation douteuse met
à mal les possibilités de mariage. En effet, si la
chasteté des garçons n'a que peu d'importance, celles des filles
est fondamentale905. Puisque la plupart des unions se font entre
personnes d'un même « pays », l'exil est recommandé pour
la malheureuse victime. Pire serait la situation si de ce viol naissait un
enfant, lequel constituerait un fardeau pour une fille-mère, ainsi
qu'une marque d'infamie. Cette crainte est si présente que même
les agresseurs en sont conscients : « Tu vois bien que je ne veux pas te
faire d'enfant », dit un jeune homme après s'être
retiré et avoir éjaculé sur la chemise de sa
victime906. La peur de tomber enceinte est présente chez les
adolescentes de même que chez leurs mères. La voisine d'une jeune
fille de quatorze ans raconte qu'elle est venue la voir en lui montrant le
devant de sa chemise tachée, et lui demandant si elle pouvait tomber
enceinte907. La
899 ADI&L, 2U, 624, affaire Arnault.
900 ADI&L, 2U, 618, affaire Ledoux.
901 ADI&L, 2U, 608, affaire Hallard.
902 ADI&L, 2U, 688, affaire Champigny.
903 En 1886, la moitié des citoyens habitent la commune de
leur naissance.
904 ADI&L, 2U, 710, affaire Magloire.
905 FARCY (2004), p. 73.
906 ADI&L, 2U, 651, affaire Bourgouin.
907 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.
mère d'une victime un an plus jeune annonce au juge que
c'est avec soulagement qu'elle a vu les règles de sa fille
revenir908. Cette situation d'infortune aurait pu avoir de graves
conséquences pour la jeune Juliette, victime de son géniteur :
lorsque sa mère enfin au courant lui a demandé ce qu'elle aurait
fait si elle était tombée enceinte, elle lui répond
qu'elle se serait noyée, et que personne ne l'aurait
su909.
La majorité des victimes ne deviennent pas maussades et
ne pensent pas à se supprimer, mais souffrent cependant d'une
névrose qui les pousse a extérioriser ce qu'elles ont subi. La
plupart du temps cela se traduit par un vocabulaire ordurier peu
approprié aux conversations d'enfants. Une petite fille qui se dispute
avec deux de ses camarades leur dit « Va donc petite sale sucer la bitte
au père Charles », et les deux autres ont un lexique tout aussi
fleuri910. Le ton peut être moins vindicatif, et les mots
utilisés en parfaite innocence : « As-tu vu la boutique à
Besnard as-tu vu sa boutique ? » chantent au passage de leur agresseur
deux fillettes de six et sept ans911. Cependant ce langage, bien
qu'il heurte les oreilles des adultes, n'en demeure pas moins inoffensif «
physiquement parlant ».
En effet bien rares sont les cas oü cette
dépravation précoce n'en reste qu'au stade verbal. Les
conséquences d'un attentat ont des répercussions sur la
manière dont la victime voit son propre corps. Première d'entre
elles, l' « activité auto-érotique compulsive bien avant la
puberté », comme la surnomment les psychiatres912. Dans
le langage du XIXème siècle on parlerait plutôt
de corruption, de dépravation consécutive à l'attentat.
L'ostracisme ambiant au sujet de la masturbation fait prendre a ces
répercussions des dimensions démesurées.
Deuxièmement, une propension particulière a
l'exhibitionnisme et au non-respect des codes de la société
concernant le corps humain. Une petite fille d'une dizaine d'années a
montré son sexe devant tout le monde, et plus grave encore, une autre
s'est mise a nu devant pas moins de six jeunes garçons, les invitant a
venir s'amuser avec elle913. C'est là
908 ADI&L, 2U, 618, affaire Ledoux.
909 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches.
910 ADI&L, 2U, 647, affaire Ligeard.
911 ADI&L, 2U, 630, affaire Besnard. Le terme « boutique
» désignant ici le sexe masculin.
912 SIMON (2004), p. 49.
913 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard, 637, affaire
Roubouin.
une autre particularité de l'enfant victime d'abus
sexuel : il semble ne plus attacher une importance particulière au code
de l'honneur qui sied a son corps, et le donne en quelque sorte en
pâture. « Il faudra que je demande a Lebray *l'employé de son
père+ a faire ça avec lui, pour voir s'il fait comme papa »,
confie à une jeune servante une fille de onze ans914.
Cette curiosité peut-être, corruption sans doute,
entraîne même parfois des agressions sur d'autres enfants, surtout
de la part des jeunes voire très jeunes victimes. Ainsi deux soeurs ont
été accusées d'avoir déboutonné le pantalon
d'un petit garçon et de lui avoir tiré les parties915.
L'une des deux a également « pincé jusqu'au sang ~ celles
d'une fillette de quatre ans. Ce ne sont là que des réactions
à assez court terme, mais celles sur une période plus lointaine
ne sont pas forcément meilleures. Les cicatrices de l'agression et les
comportements qui en découlent ne disparaissent pas facilement. Victime
à onze ans d'une tentative de viol de son ascendant, Françoise
est condamnée quatre années plus tard pour outrage public
à la pudeur916. La rumeur court que ce soit à cause de
son grandpère qui l'a débauchée qu'elle ait commis cet
acte. Enfin, quand leur maturité sexuelle le permet, certaines
recherchent des aventures multiples, quand d'autres n'hésitent pas
à monnayer leurs charmes917. Elles ont perdu le respect de
leur propre corps et peu leur importe celui a qui elles sont prêtes a
l'offrir, et pour quelles raisons. Chez les garçons de tels abus peuvent
entraîner la recherche de relations homosexuelles918.
Sodomisé par son maître d'école, un jeune garçon
d'une dizaine d'années continue dans la voie de telles pratiques, avec
deux de ses camarades cette fois919.
La rumeur d'une agression ne tardant pas a se répandre,
la victime peut attirer les convoitises de ses camarades. Elle est alors prise
pour cible et peut risquer un nouvel abus, car l'impression d'impunité
qui ressort de l'agression encourage a sauter le pas. Les autres jeunes gens
peuvent avoir tendance à profiter de la situation et de la faiblesse
914 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.
915 ADI&L, 2U, 620, affaire Enrit et Galland.
916 ADI&L, 2U, 628, affaire Perrigault. L'instruction ne nous
révèle pas ce en quoi consistait le délit. Toutefois
étant donné que l'accusée n'avait pas atteint seize ans,
il est possible que les faits incriminés soient assez graves mais
n'étant jugés qu'en tribunal correctionnel, ils n'aient pas pris
la dénomination d'attentat a la pudeur, par exemple.
917 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.
918 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 299.
919 ADI&L, 2U, 747, affaire Piffeteau.
psychologique de la victime. A l'intérieur même
du cercle familial peuvent se forger de nouvelles relations entre frères
et soeurs. Ce sont justement les sévices subis qui les font se
rapprocher920. La mère d'une fillette attouchée confie
au juge d'instruction que depuis l'attentat elle dit a son petit frère
de quatre ans : « Couche-toi donc sur moi comme a fait le berger
»921.
Le mouvement inverse existe également puisqu'il n'est
pas si rare de voir un frère violer sa soeur après que celle-ci
se soit fait abuser par le chef de famille, instaurant ainsi une sorte de
tradition incestueuse. L'histoire la plus évocatrice a ce sujet est sans
nul doute celle de la famille Enrit922. La mère étant
morte depuis six ans, la cadette de la fratrie, Armantine, une douzaine
d'années, est régulièrement violée par son
père, qui la prostitue même à des étrangers de
passage contre quelques litres de boisson. Elle semble donc être devenue
la nouvelle femme de son géniteur. Son petit frère Lucien, de
trois ans son cadet, finit lui aussi par rentrer dans cette morbide danse et
à avoir des relations avec son aînée. Il va même
jusqu'à violer sa plus jeune soeur, Antoinette, trois ans de moins que
lui - les faits ont d'ailleurs été confirmés par les
examens médicaux. Ledit Lucien raconte même lors de l'instruction,
sans honte aucune d'ailleurs, qu'un soir un dénommé Galland - qui
porte mal son nom puisqu'il est ici accusé d'attentat a la pudeur sur
Armantine -, après avoir fini de s'amuser avec sa soeur, a appelé
le chef de famille qui a fait tout comme lui, avant de laisser sa place a son
fils lorsqu'il a eu fini. Au-delà de l'apparence on ne peut plus
malsaine d'un tel ménage, il faut bien comprendre l'abandon qui
caractérise Armantine. Encerclée de toutes parts, elle prend sans
doute le parti de se détacher en quelque sorte de son corps, et
d'abandonner cette coquille vide aux charognards. On a donc l'impression
lointaine d'une relation consentante, mais il y a fort a parier qu'elle n'en a
que les apparences.
Les conséquences d'une agression sont donc diverses sur
le psychisme et l'existence en général, mais un
élément demeure : l'enfant abusé reste la seule victime de
l'agression sexuelle. Soit il souffre directement de l'affaire en s'en sentant
coresponsable, soit il en subit les conséquences et voit sa
réputation s'altérer gravement, soit il cherche dans la
dépravation une solution a ce qu'il a enduré et endure encore.
Même lorsqu'il donne
920 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 297.
921 ADI&L, 2U, 697, affaire Guiet.
922 ADI&L, 2U, 620, affaire Enrit et Galland.
l'impression d'avoir pris le parti de tirer profit de cette
débauche précoce, il reste victime de l'exploitation
sexuelle923.
-o-o-o-
L'enfant abusé sexuellement se caractérise par
une chose : son faiblesse physique ainsi que son innocence. Elle n'offre pas de
multiples profils a examiner, et par conséquent les aspects les plus
remarquables sont postérieurs a l'attentat, car celui-ci imprime dans
leur chair et dans leur âme le sceau de la victime. On ne se
débarrasse pas si facilement de cette condition. Toutefois les
incidences physiques peuvent disparaître dans un laps de temps assez
court, la défloration restant néanmoins une croix difficile
à porter de par sa signification sociale. Finalement les plus grandes
peines naissent bien souvent dans les coeurs, meurtris dans leur dignité
par ces crimes déshonorants. Incompris de leurs semblables ils resteront
des âmes en peine, à moins que le temps ne les débarrasse
de ce lourd fardeau.
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