Chapitre II : la victime
« On a tous tendance à voir dans la force un coupable
et dans la faiblesse une innocente victime. »766 Milan
Kundera.
La victime, parent pauvre des procès, n'est pas un
objet d'attention et son étude est plus délicate, et donc
brève, que celle de son agresseur. Du reste, elle est bien moins
à l'origine de l'attentat que ce dernier et intéresse bien moins
ceux qui cherchent une explication au crime. De plus, elle s'avère le
plus souvent être un acteur passif de ce dernier, qui plus est lorsque
c'est un enfant. Elle s'avère être avare en paroles, bien que
celles-ci aient parfois une portée et une importance qu'elle ne
soupçonne pas.
A l'inverse de ce qui a été fait dans le
chapitre précédent, nous allons commencer par un portrait de
celle-ci, basé sur les statistiques. Il a pour objectif de cerner ce
personnage moins connu afin de pouvoir par la suite en apprécier les
comportements.
Un personnage aux contours flous
L'institution judiciaire, qui multiplie au
XIXème siècle les données sur les
accusés, se fait plus discrète au sujet des victimes, et
très peu de statistiques lui sont consacrées. Il faut alors se
contenter des données issues du corpus de dossiers judiciaires, qui
offre un panorama limité a l'âge de celles-ci.
La répartition entre les sexes est la suivante : plus
de 82% des victimes sont des filles. Ce chiffre pourrait être
considéré au premier abord comme logique, au vu du sexe des
accusés et de la nature du crime. Anne-Marie Sohn ne constate pas autre
chose, avançant même que plus de 97% des attentats à la
pudeur ont été consommés sur des petites
filles767. Malgré tout, Ambroise-Rendu a relevé que
depuis les années 1880, nombre de textes législatifs et de
discours médiatiques nous montrent une égalité des sexes
entre les
766 Extrait de son roman L'Insoutenable
légèreté de l'être.
767 SOHN (1996-a), p. 42.
victimes d'abus sexuels768. Bien sûr, ces
annonces ne s'appliquent qu'à une période récente, mais
invitent à se questionner sur les plus anciennes. Il semble peu probable
que ce soient les envies et orientations des abuseurs qui aient pu changer en
un siècle. Nous devons donc formuler d'autres hypothèses : les
conséquences d'un attentat sur un garçon sont bien moins visibles
que celles sur une fille, et par leur nature, apparaissent aux yeux des
victimes comme sans grande gravité. Nous essaieront d'éclairer
ces propositions a partir des exemples qui ressortent des dossiers de
procédure.
Poursuivons notre travail de description par l'âge des
victimes : celui-ci a son importance car il fait varier les façons
d'aborder l'enfant, et modifie les pratiques sexuelles employées. En
Touraine, la majorité des filles sont abusées avant l'âge
de dix ans, pour les garçons l'estimation est comparable. En moyenne,
les premières citées sont agressées pour la
première fois autour de neuf ans et neuf mois, pour leurs homologues
masculins la moyenne s'établit a dix ans. Les chiffres sont semblables
pour les affaires incestueuses : neuf ans et sept mois769. La classe
d'âge la plus touchée est en revanche différente selon le
sexe : les filles les plus abusées ont dix ans, chez les garçons
la classe la moins épargnée est celle des douze
ans770. L'amplitude des âges relevés est moins
étendue pour les victimes masculines, ce qui est peut-être
dû a la faible représentativité de l'échantillon :
aucun garçon n'a été abusé avant quatre ans, aucun
après treize771. Pour leurs alter egos elle est plus
large puisque la plus jeune victime féminine a deux ans, et la plus
âgée dixsept. Si la quasi-majorité des enfants
abusés a entre huit et onze ans, c'est qu'ils commencent a
acquérir un semblant d'autonomie.
En effet, les enfants de la fin du XIXème
siècle sont mis à contribution, et ce dès le plus jeune
âge. Après l'école ou bien l'été, on leur
confie les volailles, puis ensuite les agneaux et les moutons, qu'ils doivent
mener aux pâturages. Avant la première communion les enfants des
deux sexes s'occupent des mêmes animaux. C'est par la suite que cela
768 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 247.
769 Chiffre corroboré par Anne-Marie Sohn pour qui plus de
la moitié des crimes incestueux sont perpétrés sur une
fille de huit à douze ans. (SOHN (1996-a), p.65.).
770 Comme les jeunes garçons sont souvent agressés
a l'école, ils sont donc plus nombreux que les filles a se faire
attoucher en groupe, ce qui peut déformer les résultats si, par
exemple, cinq individus d'une même classe d'âge sont victimes d'un
même instituteur. Cette altération est d'autant plus importante
qu'elle concerne un échantillon moindre que celui des files.
771 Pour cette limite haute, la raison est strictement
pénale : le viol sur un individu de sexe masculin n'est pas reconnu, et
se trouve inscrit dans les attentats à la pudeur. Ce qui impose que le
crime ait été violent pour qu'il soit passible de poursuites au
tribunal d'assises.
change : les filles se voient confiées les vaches et
les travaux de l'étable, ainsi que certaines tâches
ménagères. Les garçons doivent s'occuper des cochons puis
des boeufs772.
D'autres enfants sont placés en domesticité
après leur première communion, ou à la sortie de
l'école773. Dans les régions rurales, cette situation
touche un jeune sur quatre774. Cette mesure concerne en grande
majorité les filles, qui représentent plus de quatre domestiques
non-agricoles sur cinq775. Cette tradition est toutefois sur le
déclin dans les dernières décennies du
siècle776. Un attentat sur cinq est commis sur une fille
ayant une profession ancillaire - bergère, servante, fille de
ferme777. La promiscuité, à la manière des
affaires incestueuses, joue un rôle dans les débordements : un
folkloriste note à la fin du siècle que « les parents
couchent, en général, à la cuisine, tandis que les enfants
et les domestiques de l'un et l'autre sexe sont répartis dans les autres
chambres, souvent une seule »778. Les jeunes domestiques sont
souvent victimes du harcèlement sexuel de la part du maître, de
ses fils ou encore des autres domestiques779. Cela toucherait un
tiers de celles-ci780. Il n'est pas rare de croiser dans nos
archives des hommes qui changent très souvent de servantes pour cette
raison. Selon les estimations du Compte général de 1890,
un avortement sur dix est attribué à ces
dernières781. Les aspects néfastes d'une telle
occupation trouvent un écho dans l'affirmation suivante : seulement 6%
des attentats à la pudeur et 4% des viols touchent une fille de milieu
favorisé782.
Lorsque les enfants ne travaillent pas pour le compte de leurs
parents ou d'autrui, ils vont a l'école. Celle-ci est en fort
développement au XIXème siècle, et s'adresse
à une grande majorité des enfants. En effet en 1881 naissent
les écoles maternelles, qui sont toutefois
772 FARCY (2004), p. 23-24.
773 Ibid., p. 46. La situation pour ces enfants est meilleure
dans les petites exploitations où « ils font partie
de la famille ~, dans les grandes fermes c'est au contraire une
attitude despotique qui l'emporte.
774 Ibid., p. 59.
775 CHARLE (1991), p. 317. Les données
énoncées sont pour l'année 1866, et prennent en compte les
individus de tous âges.
776 Ibid., p. 144. Leur nombre baisse de 120 000 unités
entre 1882 et 1892.
777 SOHN (1996-a), p. 252.
778 SEGALEN (1980), p. 142.
779 FARCY (2004), p. 51.
780 SOHN (1996-a), p. 252.
781 Anne MARTIN-FUGIER, La place des bonnes : la
domesticité féminine à Paris en 1900, Paris,
Grasset,
1979, p. 339.
782 SOHN (1996-a), p. 253.
le fait du milieu urbain783. Un an plus tard, on
compte en Touraine 610 écoles primaires, laïques comme
congréganistes, pour 282 communes. Selon les données issues des
recensements, les trois quarts des filles âgées de six à
treize ans sont inscrites dans une école, mais impossible de
déterminer combien la fréquentent régulièrement.
Dans tous les cas celles qui sont attaquées a l'école ou sur le
chemin de l'établissement ne sont pas les plus nombreuses.
Les profils donnés sont assez peu bigarrés dans
les chiffres, ce qui est normal au regard de l'âge des victimes. A
présent que nous connaissons mieux les enfants de cette époque,
voyons quels sont les moyens employés par les agresseurs pour les
abuser, au deux sens du terme.
Corruption de l'innocence
Nous l'avons dit, l'enfant se caractérise par son
innocence a priori, et c'est d'ailleurs ce qui attire une partie des
agresseurs. Ils y voient la promesse d'une manipulation facile et par
conséquent de rapports profitables. Mais parfois le criminel a une
vision plus large que celle qui réduit cette liaison à une seule
relation sexuelle. Il se met en tête d'éduquer à sa
manière la jeune victime, et d'en faire une femme dans le corps d'une
fillette. De tels faits sont très tôt pris en compte dans
l'optique de défendre les bonnes moeurs de la société
française. Dès 1810 le code pénal prévoit une
répression en correctionnelle de la « corruption de la jeunesse
», celle-ci ayant un large cadre puisqu'elle concerne toute personne
âgée de moins de vingt-et-un ans.
Les faits extraits des dossiers judiciaires nous renvoient
l'image d'un homme qui cherche, consciemment ou non, à devenir en
quelque sorte le mari de la petite fille. La comparaison n'est pas valable pour
les attentats sur les garçons, mais seulement pour des raisons verbales
: un homme ne peut pas être le mari d'un autre homme. Mais cela
n'empêche pas de construire une relation comparable dans les actes et
dans leur évolution, ainsi que dans les sentiments qui animent
réciproquement les deux partenaires. Au XIXème
siècle la virginité féminine avant le mariage ayant
l'importance qu'on lui connaît, il revient donc au mari d'éduquer
sexuellement cette oie blanche qui lui a été confiée.
783 FREDJ (2009), p. 218. Elles sont au nombre de vingt-trois en
Indre-et-Loire en 1882.
On peut poursuivre cette comparaison en égrenant les
différentes étapes qui mènent à l'union finale.
Bien entendu des dissemblances entre les cheminements, puisque dans les franges
élevées de la société les futurs époux en
règle générale ne quittent pas le cadre d'une relation
platonique. Ils se « découvrent » donc seulement lors de la
nuit de noces, alors que dans les classes populaires les relations ont
déjà pu être plus élaborées sur le plan
sexuel. Cela ne va pas jusqu'à consommer le mariage avant qu'il ait eu
lieu, mais néanmoins on commence à en parler et même
à expérimenter. Les baisers et les caresses se trouvent
bientôt accompagnés des premiers effleurements sur les parties
sexuelles. Enfin la nuit de noces est traditionnellement celle du
dépucelage de la tendre épouse.
Cette gradation dans les actes a sa place également
dans les relations criminelles entre un adulte et un enfant - nous
l'évoquerons plus en détail dans quelques pages. Seulement, comme
dans les mariages dont nous venons brièvement de retracer quelques
traits, il faut préparer le terrain. En effet brusquer l'enfant
dès le départ serait une bien mauvaise idée, qui lui
ferait perdre toute confiance, et qui pourrait même amener à une
dénonciation sans tarder. L'abuseur doit donc avancer dans sa
démarche de pervertissement patiemment, et procéder par
étapes.
La première est verbale : la mise en confiance passe
par là, donc les premiers pas vers le pervertissement également.
Les juges d'instruction et les procureurs se font souvent l'écho de
telles manoeuvres : « A toutes trois il essayait de corrompre
l'imagination, et leur apprenait toutes sortes de termes obscènes
»784. Il ne faut jamais sous-estimer la curiosité d'un
enfant, qui plus est s'il n'a pas encore acquis les codes de la
société relatifs à la sexualité. « La
curiosité est un vilain défaut », a-t-on coutume de dire.
Cet adage bien souvent destiné aux enfants n'est que peu suivi, on peut
le constater dans les dossiers judiciaires. Nombreux sont ceux qui bravent les
interdits parentaux avec la candeur qui sied à leur âge.
Beaucoup savent de quoi il en retourne et ne sont pas dupes de
la nature des propos auxquels ont soumet leur attention. On parle de «
cochonneries » et cela ne plaît pas à tous les enfants,
toutefois la grande majorité n'y voir rien de grave, tout juste quelque
chose d'un tant soit peu révoltant. Pour passer outre cet a
priori qu'on inculqué les
784 ADI&L, 2U, 640, affaire Bouchet. La citation est extraite
de l'acte d'accusation.
parents, l'agresseur peut employer une manoeuvre
détournée qui consiste à masquer la finalité des
mots en leur donnant les apparences d'un jeu, ou du moins d'une plaisanterie.
Le meilleur endroit pour apprendre étant l'école, la plupart des
situations de ce genre s'y déroulent. Un jeune instituteur libre est
assez proche de ses élèves et pendant la classe se permet de
faire avec deux doigts de la main gauche une sorte de trou dans lequel il fait
passer avec un mouvement de va-et-vient un doigt de la main droite, tout en
riant785. Les élèves font de même et de bon
coeur, car ils ne voient pas pour quelles raison peu avouables leur
maître leur raconte cela. Les garçons semblent d'ailleurs bien
plus prompts a rire de ce genre de choses, mais il faut reconnaître que
les filles n'ont pas la même éducation.
Mais revenons aux différents aspects que revêt la
corruption. Le premier d'entre eux est d'ordre verbal, et consiste, comme une
sorte d'étape préliminaire, a mettre des mots sur les
éléments qui constituent le corps humain, et plus
précisément sur les organes sexuels, bien entendu. Ce sont les
tentatives de débauche les plus courantes, les plus inoffensives aussi.
L'agresseur peut instruire sa victime sur le sexe masculin comme sur le
féminin, toutefois il préfère le premier dans la plupart
des cas. L'éventail du vocabulaire employé est très large,
sans doute influencé par les particularismes locaux, allant des
classiques « verge » et « bitte » aux expressions plus
recherchées, telles que « la carabine » ou « le gros
pouce ». Le lexique employé peut donc être classé en
deux catégories, qui à défaut d'avoir les mêmes
méthodes gardent les mêmes objectifs. Pour corrompre l'imagination
de la jeunesse avec de vilains mots, on peut aussi leur adjoindre des dessins
qui feront le lien entre le côté abstrait du vocable et le concret
du visuel786.
Deuxième aspect du pervertissement, celui d'ordre
visuel. Il se rapproche fortement de l'exhibitionnisme mais comporte une nuance
tout de même. Nous l'avons vu, l'homme qui se montre nu cherche avant
tout à se rassurer sur son intégrité physique. Ici il en
fait de même, mais ajoute a cela une référence a
l'évolution physiologique future de l'enfant. En d'autres termes il
cherche a lui montrer comment il sera conformé lorsqu'il aura atteint sa
pleine maturité sexuelle.
785 ADI&L, 2U, 755, affaire Granier.
786 ADI&L, 2U, 681, affaire Leliard. Ce domestique a
montré à un groupe de petites filles deux esquisses
représentant des verges, accompagnées de descriptions
obscènes : « Pine à pucellage », « Mlle plotte
mais couilles » ainsi que « Pine à putin de bordel ».
Quand la victime est de sexe masculin, ce qui ressemble a un
cours d'éducation anatomique a pour objet la verge. Loin de
l'idée de l'agresseur de détailler les éléments qui
composent les organes reproducteurs de l'homme, il va plutôt en
décrire l'utilité. Bien sûr il y a dans ces manoeuvres une
autoglorification, une vantardise qui font dire a un soixantenaire lochois ((
Tiens quand tu seras grand tu en auras une comme ça
»787. Mais le caractère éducatif est là,
l'adulte cherchant a éveiller l'admiration sur sa personne, et l'envie
de devenir comme lui, tout au moins dans les « proportions ». Parfois
il arrive que l'agresseur mêle a la séduction le caractère
de la corruption, en flattant sa victime. Bien sûr il serait
étonnant que celle-ci prenne le compliment comme tel, toujours est-il
que les intentions sont là. (( Il doit être beau ma foi, à
ton âge ! », lance un vieil homme qui cherche a attirer un
garçon d'une douzaine d'années788.
On remarque en parcourant les dépositions et les
témoignages que si les accusés sont diserts au sujet de leur
membre viril, ils le sont nettement moins quand il s'agit d'évoquer
celui de la gent féminine. Difficile de le croire tant il semble les
attirer, eux qui désirent le toucher voire même lui (( faire du
bien ». En effet on peut mettre des mots dessus - la (( mignonne »
par exemple - mais quand il s'agit de rentrer dans le vif du sujet et de le
décrire, les bouches se ferment. Peut-être est-ce là un
dernier vestige du respect dû à l'intimité féminine.
Décrire c'est « vulgariser », à comprendre ici aux deux
sens du terme. Une seule affaire nous donne à voir le contraire : celle
de deux petites filles toutes deux âgées de onze ans, qui ont pour
leur malheur croisé le chemin d'un journalier qui s'est manifestement
mis en tête de les instruire sur leur anatomie789. L'une
d'elle a envoyé un billet à son amie sur lequel on pouvait lire :
(( Je te dis que j'ai une bite qui est petite. Un biteau qui est bien gros et
du poil qui commence à pousser ». Il semblerait que l'homme ait
informé la petite sur l'existence de son clitoris, et c'est d'ailleurs
l'unique évocation de ce type dans nos sources puisque seuls les
médecins légistes semblent s'y intéresser et en parler.
Le pervertissement des petites filles et des jeunes demoiselles
passe également par la fière évocation du membre viril.
De telles situations amènent parfois, quand elles sont
787 ADI&L, 2U, 637, affaire Musnier.
788 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.
789 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet. La petite avoue avoir
écrit ce petit papier, mais précise que c'est l'accusé qui
lui a appris tous ces mots.
exagérées, a se demander s'il n'y a pas une
touche d'érotomanie dans de telles pratiques. L'admiration des
agresseurs pour leur propre objet phallique ne se dément pas, et ils
tentent par là même de provoquer un semblable engouement chez leur
victime. Évidemment ceci a également un objectif fonctionnel qui
est d'attirer l'enfant a le toucher, voire à le masturber. Vient ensuite
l'évocation de la fonction du membre érectile vis-à-vis de
la gent féminine. L'autosatisfaction grimpe encore d'un cran lorsqu'un
journalier soixantenaire qui exhibe fièrement son sexe dit que «
c'*est+ bien joli que c'*est+ pour amuser les femmes » 790. Il
récidive quelques années plus tard, annonçant « que
les femmes aim[ent] bien ça quand elles [sont] grandes ».
Il faut à présent en dire plus sur cet âge
fameux où les fillettes deviendront des femmes et pourront elles aussi
s'amuser avec cette curieuse chose. Les agresseurs restent très
terre-à-terre sur ce sujet et font preuve de bien moins d'imagination
que lorsqu'il s'agit de nommer leur verge. Aucun ne mentionne les
règles, tous en revanchent évoquent les poils pubiens. L'aisance
avec laquelle ils parlent des leurs - « Mets-y donc ta main tu verras
comme il y a du poil »791 - prouve l'importance symbolique
qu'ils y apportent. Peut-être parce que la caractéristique est
commune aux deux sexes, elle incarne la nubilité pour la fille et le
« pouvoir sexuel » pour les garçons. « Tiens, voila le
plaisir du ménage, regarde donc ça ne te fera pas de mal et quand
tu seras grande tu auras du poil à ton cul [à prendre ici au sens
de poil pubien] tout comme moi », proclame sans vergogne un scieur de
long792. On peut relever au passage l'ambivalence du discours
corrupteur : alors qu'il reconnaît que les plaisirs de la chair sont
réservés aux grandes personnes, il n'a cure d'en
révéler l'instrument a une enfant. Il semble ne pouvoir
résister a l'envie d'être le premier a révéler a la
petite fille ce qui en fera une grande.
Bien évidemment le rôle dévolu à la
femme par la société toute entière est de perpétrer
l'espèce en offrant au monde de beaux enfants. C'est l'étape
suivante du discours corrupteur, mais arrêtons-nous un instant pour
remarquer que ces hommes, si prompts dans leur agression à vouloir
éviter toute grossesse de la jeune fille, parlent bien souvent de cet
objectif de procréation au moment de débaucher la victime.
Lorsque le but de la discussion est purement éducatif - quand ne se
cache pas derrière la promesse d'un
790 ADI&L, 2U, 628, affaire Perrigault.
791 ADI&L, 2U, 674, affaire Grosbois.
792 ADI&L, 2U, 605, affaire Bailleux.
attentat imminent -, ils ne sont pas plus nombreux à
évoquer le plaisir charnel que la mission reproductrice. Peut-être
est-ce là une volonté de garder la confiance de la petite
interlocutrice en restant dans le cadre dans lequel la sexualité est
traditionnellement confinée - du moins dans les conversations avec les
enfants. Et si certains soulignent l'amusement lié a l'activité
sexuelle et prennent soin d'associer la femme dans les voluptés de la
chair, d'autres sont plus volontiers misogynes. Émile Trouvé n'a
que dixneuf ans mais a déjà une idée bien précise
du rôle dévolu selon lui à la gent
féminine793. Devant témoin il n'hésite pas a
exposer ses projets concernant la jeune domestique de douze ans qu'il se plait
a séduire au point de la rendre semble-t-il consentante à ce qui
était au début un acte criminel en bonne et due forme. Un
témoin déclare que le jeune homme a dit « qu'il allait la
dresser en s'amusant cette année et que plus tard elle ferait une
fameuse putin, qu'il était bon maître d'école ». Voila
donc le seul exemple avoué d'instrumentalisation de la jeune fille comme
« objet sexuel ». La plupart, bien que similaires sur le fond, s'en
distinguent sur la forme, comme ce cultivateur qui dit a sa victime consentante
que le Bon Dieu a fait les petites filles exprès pour qu'on leur fasse
cela794.
Plus nombreux sont ceux qui voient dans leur jeune victime une
future mère voire un futur père, et qui comptent bien lui
apprendre comment le devenir. L'exemple que nous avons trouvé concernant
un garçon ne va pas aussi loin dans la description de la fabrication des
enfants que ceux qui s'adressent aux filles. Un enfant de dix ans se voit dire
« Tu bandes, tu ferais bien des enfants » par son voisin qui pourrait
être son grandpère795. Mais puisque la plupart des
victimes sont de sexe féminin, ces dernières sont bien plus
nombreuses à subir de tels discours. Ici l'éducation
délaisse le membre viril pour s'intéresser de plus près au
sperme, dont l'importance n'est jamais démentie dans l'esprit des
hommes, et pas seulement celui des abuseurs d'enfants. Certains se font vagues
comme ce vigneron de soixante-trois ans qui montre son sexe en apprenant aux
petites filles que c'est par là que les enfants sortent796.
D'autres mêlent la théorie a la pratique et lancent au moment
fatidique : « Regarde bien ce qui va sortir de là-dedans, c'est
avec ça
793 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.
794 ADI&L, 2U, 640, affaire Bouchet.
795 ADI&L, 2U, 674, affaire Landais.
796 ADI&L, 2U, 630, affaire Besnard.
qu'on fait les enfants ))797. Comme ce n'est
visiblement pas assez, on peut rentrer encore plus dans les détails
à la manière de ce domestique qui explique après
éjaculation à ses trois interlocutrices qu'il faut quatre verres
de cela pour concevoir un enfant798. Quand certains ajoutent
à cela des dessins représentant un homme et une femme faisant
l'amour799, il ne reste en somme plus que la pratique pour que ces
jeunes enfants perdent totalement leur innocence. C'est le stade auquel est
arrivée une fillette de six ans qui annonce - fièrement ? -
à sa mère : « Tu me disais que c'était le bon
Jésus qui envoyait les enfants mais c'est papa qui m'a fait
))800. C'est ce que regrette une mère de famille qui se
confie au curé du village, lui avouant que sa fille de dix ans «
était instruite dans tous les menus détails sur ce qui concerne
les choses du sexe ))801.
Cette méthode est régulièrement
employée par les auteurs de crimes incestueux, sans doute par ce que
leur position naturelle d'éducateur de leurs enfants les y pousse plus
sûrement que les autres. Leur sensation d'omnipotence et leur
volonté de faire de leur fille leur bien personnel et inaliénable
les incite à vouloir être leur premier amant, et avant toute
chose, le premier à leur révéler comment elles ont
été conçues. Un couvreur amboisien en est le parfait
exemple, voici son discours : « Prend une serviette, je vais te faire
comme je fais à ta mère, je vais te montrer comment se fait un
petit enfant, tu n'es pas assez bête de croire qu'ils viennent par le
chemin de fer au moins comme cela tu le sauras * · ·+
))802.
Dernier exemple de corruption, et pas des plus rares, celui
qui consiste à inciter les enfants à se faire des attouchements
entre eux. Cette situation relève indéniablement de la
perversité de celui qui en est a l'origine. Si l'un d'eux ne fait que
conseiller a un petit garçon de relever les jupons des filles, d'autres
n'hésitent pas a aller plus loin803. Nous avons
recensé plusieurs cas de cet acabit, dont celui d'un homme qui demande a
une petite victime de masturber son petit frère, ou un autre qui incite
à en faire de même sur
797 ADI&L, 2U, 605, affaire Bailleux.
798 ADI&L, 2U, 681, affaire Leliard.
799 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.
800 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.
801 ADI&L, 2U, 741, affaire Lallier.
802 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.
803 ADI&L, 2U, 672, affaire Picard.
des petites filles : « Quand tes petites soeurs seront
couchées, tu relèveras leur chemise et tu mettras un doigt dans
leur derrière »804.
La corruption de la jeunesse obéit à une
volonté double : premièrement, l'adulte souhaite avoir la
primauté sur l'éducation sexuelle de la jeune victime. Bien que
cela soit impossible à vérifier dans la plupart des cas, il
semble que cette manoeuvre ne cache pas nécessairement un viol a court
ou long terme. Le plaisir d'apprendre à son prochain, qui plus est des
choses interdites, prime. Deuxièmement, l'agresseur veut créer un
lien avec sa victime, afin que celle-ci s'enthousiasme en retour. C'est
l'expression se rapportant le plus a l'exhibitionnisme, qui a pour but de
susciter l'admiration afin de redonner confiance en lui à l'agresseur.
Bien que de telles manoeuvres ne constituent pas un crime du point de vue
pénal, en réduire la signification serait maladroit. Elles
restent très mal vues, aussi bien par les citoyens ordinaires que par
les magistrats. Ambroise-Rendu nous offre l'exemple d'un président de
cour d'assises qui semble accorder bien plus d'importance a la notion de
pervertissement de la jeune victime qu'à celle d'attentat physique, qui
ne souille que le corps805.
Attirer et maîtriser l'enfant
Nous avons analysé en amont comment les criminels
sexuels séduisaient leur jeune victime, ou bien la violentaient pour
mieux la duper. La recherche d'une petite fille ou d'un petit garçon que
l'on connaît et qui aura confiance, ou bien d'une idiote, sont des atouts
pour parvenir à ses fins806. Soit parce que ces ruses ne sont
pas suffisantes, ou tout simplement parce que l'abuseur n'a pas jugé bon
de s'en servir, il existe une autre moyen de forcer la confiance de la future
victime : les menaces ainsi que les promesses et les rétributions.
Il faut bien noter que les intimidations dont il est ici
question ne mènent pas toute à une violence exercée sur la
victime. Dans la majorité des cas la victime s'exécute et
évite le châtiment promis. Il est impossible de quantifier ces
brutales approches car tous les enfants n'en parlent sans doute pas. En
revanche lorsqu'ils le font, on peut évaluer les proportions que
prennent telles ou telles menaces.
804 ADI&L, 2U, 713, affaire Elmanouvsky, 647, affaire
Ligeard.
805 AMBROISE-RENDU, Revue d'histoire moderne et
contemporaine, 2009, n°4, p. 174.
806 Un viol sur cinq et 6% des attentats à la pudeur
touchent une idiote. (SOHN (1996-a), p. 252).
Le moins qu'on puisse dire, c'est que les attoucheurs n'ont
pas peur des mots : dans quatre cas sur dix, ils terrorisent l'enfant en le
menaçant de mort. Les formules employées peuvent être
classiques comme plus originales, ce qui n'est pas forcément une
mauvaise idée car cela peut impressionner encore plus la victime, car on
n'emploie pas le terme, assez vague finalement, de « mort », mais un
autre qui renvoie plus à une réalité. On trouve,
pêle-mêle, des hommes qui brandissent un couteau, qui parlent de
pendaison, d'étouffement, ou encore de jeter les enfants dans un puits.
Il est important de souligner que ces formes de pression sont surtout le fait
des pères incestueux, qui savent que leur victime ne peut fuir leur
présence et donc cette épée de Damoclès. Viennent
ensuite d'autres formes d'intimidation qui regroupent plus d'un tiers du total,
et toujours dans le registre de la violence physique : on parle de battre la
petite victime, avec les mains, un fouet ou encore une règle
d'école. Plus en retrait, les chantages à la prison : dans 13%
des affaires l'accusé a sans scrupules menacé de prévenir
les gendarmes ou d'envoyer l'enfant derrière les barreaux. Enfin,
dernier groupe représentant un cas sur dix, celui des menaces
incertaines, dans un futur plus ou moins lointain : un jeune homme tente
d'épouvanter sa victime en lui annonçant que si elle ne consent
pas a se laisser toucher, son camarade lui fera la même chose que lui
essaie déjà de faire807. La plupart du temps,
l'agresseur se contente d'annonces comme « Tu me le paieras » ou
« Je te retrouverai ». Cette technique pour soumettre l'enfant a sa
volonté n'est pas la plus répandue, bien plus souvent le criminel
emploie une voie plus louche, celle des promesses et des
rétributions.
Celles-ci sont un peu simples à chiffrer car elles
laissent des preuves matérielles - sauf dans le cas d'une promesse sans
effet. Quatre victimes sur dix ont été approchées de la
sorte. On peut classer ces présents en trois catégories :
l'argent, les objets, et la nourriture et les boissons. Dons et promesses
confondues, le première groupe regroupe 43% du total, contre 21% pour le
deuxième et 36% pour le troisième808.
Le numéraire proposé est, à la
façon des règlements infrajudiciares, dépendant de
la volonté et de la bourse de l'agresseur. L'amplitude
constatée est importante, allant de la
807 ADI&L, 2U, 679, affaire Chamballon.
808 Si l'on sépare les dons effectués des promesses
non-tenues, les chiffres sont sensiblement les mêmes : tout au plus il y
a une plus grande propension a proposer de l'argent quand il s'agit de ne pas
le donner ensuite.
pièce d'un sou - équivalente à cinq
centimes de franc - aux pièces de plusieurs francs. Toutefois dans la
majorité des cas, surtout quand la victime est très jeune, on ne
parle que de centimes. Anne-Marie Sohn a été plus loin dans la
description, fixant le prix « d'achat )) d'un enfant entre dix et
vingt-cinq centimes809. On en trouve même qui se paient le
luxe d'un cynisme invraisemblable : « Je te donnerais bien dix sous, mais
je ne peux pas, je n'ai que des pièces de vingt sous sur moi »,
annonce un jeune journalier à sa victime810 ! Beaucoup de
celles-ci vivent dans des familles aux revenus modestes, ce que leurs bourreaux
savent bien, c'est pourquoi l'argent leur apparaît comme un bon moyen
pour corrompre l'enfant, ou d'éviter une possible dénonciation.
Ces derniers peuvent se laisser tenter par ce qui leur apparaît comme une
certaine forme d'autonomie vis-à-vis des parents.
Dans la deuxième catégorie se trouvent les
objets les plus divers, proposés en fonction du sexe de la victime, de
son âge ou de ses goûts. Comme les filles composent la
majorité de celles-ci, les habits, et notamment les robes, ainsi que les
bijoux, occupent une place de choix dans cet inventaire. On trouve
également des fleurs, des objets moins féminins comme des jouets
ou des images, obtenues en classe, et même des consommables à
résonance plus masculine, les cigarettes par exemple.
La nourriture et la boisson ont une importance semblable a
celle de l'argent dans la tête de l'enfant. La pauvreté dans
laquelle il vit parfois le prive des plaisirs sucrés offerts aux autres,
aussi les récompenses les plus courantes sont des fruits - souvent des
poires et du raisin -, des friandises ainsi que des gâteaux. La
proposition peut viser les aliments de base, que la victime est contente de
ramener chez ses parents car cela lui donne l'impression d'être utile au
fonctionnement de la famille et d'en défendre la
pérennité. Les pommes de terre et le pain sont donc les
comestibles les plus fréquemment offerts, sans doute également
parce c'est ce que les abuseurs ont sous la main811. Pour ce qui est
des boissons, les propositions de ce type sont rares, et ne concernent que les
garçons.
809 SOHN (1996-a), p. 75. Ces données ont
été calculées sur la période antérieure
à 1914.
810 ADI&L, 2U, 754, affaire Montault.
811 Le pain est une denrée de base, en 1880 chaque
Français en consomme 295 kilogrammes par an, donc près d'un par
jour. Par la suite ce chiffre décline, la consommation devient plus
variée. (BARJOT, CHALINE, ENCREVÉ (1995), p. 348.).
La majeure partie des enfants abusés accepte la
contrepartie offerte, sans penser à mal la plupart du temps. Une jeune
fille de douze ans avoue sans honte : (( cela me plaisait beaucoup car il me
faisait toujours des cadeaux »812. Une autre se fait encore
plus explicite : (( Si je l'ai fait c'est l'appât des sous qu'il me
donnait qui m'a décidé », racontet-elle813. Sans
en comprendre les tenants et aboutissants, une poignée de victimes se
donne a l'agresseur avec l'innocence qui sied à son statut. (( Je me
suis laissée faire ne sachant pas que c'était mal »,
explique une fillette de neuf ans814. Une fois encore, la pudeur
d'une partie de la société au sujet de la sexualité, et du
corps en général, est a l'origine de telles situations. ((
J'ignorais complètement la chose a laquelle il m'avait initié
», se défend un jeune homme abusé dans sa
jeunesse815. Néanmoins chez certaines, idiotes, la raison
n'est pas d'ordre culturel : (( Elle a dû se laisser faire sans avoir
conscience de la gravité des actes auxquels se livrait *l'accusé+
»816.
D'autres sont en revanche plus vénales et pratiquent
une sorte de prostitution appliquée aux mineurs. De la sorte on
découvre des jeunes filles qui recherchent, faisant fi de la
pudibonderie de l'époque, à profiter de l'attirance de certains
hommes pour les corps pas encore formés. Un exemple illustre
parfaitement ce point, et a pour décor la ville de Tours, ce qui n'est
pas anecdotique puisque c'est visiblement le lieu de prostitution le plus connu
du département. La jeune Mathilde, a peine âgée de treize
ans, et fille d'une prostituée, (( accoste », selon le terme
employé par les témoins, des inconnus sur les quais, en compagnie
de ses amies du même âge817. Lorsqu'elle voit passer un
domestique d'une quarantaine d'années, elle dit a ses camarades qu' ((
il a l'air cochon », et lui demande de les suivre dans un coin
reculé.
Le consentement peut même, dans certains cas assez
rares, être le fait d'un réel plaisir éprouvé par
l'enfant. « C'est toujours volontairement que je me suis donnée
à lui », avoue une jeune fille de douze ans818. Une
autre du même âge protège même cette relation
interdite, informant une domestique qui lui fait des remarques que cela ne
la
812 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.
813 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon.
814 ADI&L, 2U, 618, affaire Besnard.
815 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.
816 ADI&L, 2U, 721, affaire Boizard.
817 ADI&L, 2U, 681, affaire Leliard.
818 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon.
regarde pas819. Parfois ce sont elles, qui
déjà touchées par le même homme, finissent par se
laisser faire et demandent a ce qu'il s'amuse en leur compagnie. En
règle générale une telle relation s'établit avec
une adolescente, ou presque, mais ce n'est pas pour cela qu'elles sont
réglées et donc « femmes ~ sexuellement parlant. En effet
cet état n'est pas forcément nécessaire pour ressentir les
prémices des plaisirs de la chair : « Toute muqueuse
génitale excitée chez l'enfant engendre un plaisir qui est
d'ordre physiologique, par sécrétion d'une hormone, l'ocytocine
», explique un psychiatre820. Sigmund Freud écrit en
1905 dans La Sexualité infantile que celle-ci n'est pas la
réalisation directe d'une activité sexuelle, mais plus
généralement d'une recherche du plaisir821. Attention
toutefois à ne pas inverser les rôles : « Les enfants sont
toujours ceux qui souffrent de l'exploitation sexuelle, même quand ils
participent volontairement et avec enthousiasme aux rapports sexuels »,
défend une psychiatre822.
La situation opposée mais rarissime, a savoir l'absence
de plaisir, peut pourtant amener aux mêmes abus. Puisque la victime n'a
pas mal, au contraire de la majorité, elle ne conçoit pas que
l'acte auquel elle se soumet puisse être tout de même
répréhensible. Cette position n'est pas sans rappeler celle
occupée par une partie de l'opinion et des parents, face a l'absence de
conséquences physiques observables. Euphrasie, petite fille d'une
demi-douzaine d'années, en est le parfait exemple : « Cela ne me
faisait pas trop de mal, mais cela ne me faisait pas trop de bien non plus
», déclare-t-elle823. La découverte des sens et
la curiosité sont donc a l'origine de ces situations.
La victime n'est curieuse des attouchements dont elle est
l'objet justement parce qu'elle ne se sent pas victime d'un acte
répréhensible aussi bien moralement que pénalement. La
recherche du plaisir emprunte des chemins dont elle ne saisit pas
l'inadéquation a son âge. « *...+ Je voulais voir ce que
c'était », répond une petite fille au magistrat qui lui
demande pour quelle raison elle ne s'est pas débattue824.
Comme Fénelon deux siècles plus tôt dans son
Traité de l'éducation des filles, les abuseurs semblent
se dire que « la
819 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.
820 SIMON (2004), p. 45.
821 Nadeije LANEYRIE-DAGEN (dir.), Les grands
évènements de l'histoire des enfants, Paris, Larousse,
1995.
822 Suzanne M. SGROI (1986), cité dans Yves-Hiram L.
HAESEVOETS, L'enfant victime d'inceste : de la séduction traumatique
à la violence sexuelle, 2ème édition,
Bruxelles, De Boeck université, 2003, p. 117.
823 ADI&L, 2U, 614, affaire Petit.
824 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet.
curiosité des enfants est un penchant de la nature *...+ ;
ne manqu*ons+ pas d'en profiter ».
Il n'est pas étonnant que la victime ne comprenne pas
la gravité de ces actes, car n'ayant pas les connaissances suffisantes
sur ce sujet, elle n'y voit qu'une sorte de jeu éducatif. Certaines s'en
font d'ailleurs l'écho devant le magistrat instructeur sans aucune honte
: « Je ne résistais pas, car cela m'amusait », déclare
une jeune fille abusée par son père, puis devenue
consentante825. Les garçons semblent être assez
imprégnés par ce mode de pensée, sans doute parce que les
exemples que nous avons trouvés ne comportent que des actes de
masturbation réciproque. Cela les fait même rire, signe sans doute
que leur ressenti physique n'est pas celui que l'agresseur aurait attendu. Cet
esprit du jeu influence grandement la jeune victime, qui participe activement a
ce qu'elle ne sait pas être un crime. Âgée de huit ans, une
Tourangelle ne contredit pas l'accusé lorsqu'il raconte qu'une fois
qu'elle a relevé ses jupons sur sa demande elle a demandé a ce
qu'il lui fasse voir le sien826. Une fois que l'homme s'est
exécuté, elle aurait même ajouté : « Je
voudrais bien toucher aussi ». La curiosité des enfants n'est plus
a démontrer et les mène parfois sur des chemins dangereux.
L'acte leur semble si ludique que les petites victimes en
entraînent innocemment d'autres. Une petite, victime des agissements de
son père, lui amène ses camarades de classe, sans paraître
traumatisée par cette faveur qu'on lui demande827. Dans une
autre affaire une des fillettes ne refuse pas les propositions
malhonnêtes qu'on lui a formulées, précisant par contre :
« Je veux bien mais après ma petite camarade »828.
Pire encore, cette corruption a parfois des conséquences au sein
même de la famille, en témoigne une adolescente qui, abusée
par son père demande un jour a sa jeune soeur : « Pourquoi ne
veux-tu pas le faire avec papa ? Moi ça me fait du bien !
»829.
Si l'immense majorité des enfants victimes d'attentat
reste sans défense face aux atteintes dont ils sont l'objet, une
petite partie de ceux-ci, souvent âgés, se débat
tant bien que mal. Bien évidemment, le déséquilibre des
forces fait que jamais il ne peut
825 ADI&L, 2U, 746, affaire Destouches.
826 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.
827 ADI&L, 2U, 748, affaire Lendemain.
828 ADI&L, 2U, 610, affaire Fontaine.
829 ADI&L, 2U, 747, affaire Sarton.
prendre le dessus sur son agresseur, cependant il peut, par sa
vaillance ainsi que son endurance, l'amener a abandonner ses odieux desseins.
On comprend bien toute l'importance de la révision pénale de
1832, car face a un adulte non seulement il faut que l'enfant ait la force de
se défendre et surtout d'en imprimer les marques sur le corps de son
agresseur, mais aussi il faut qu'il en ait eu seulement l'idée. Et
lorsqu'il s'agit de défendre son intégrité physique et
morale, les petites filles et les petits garçons ne manquent pas de
ressources. La plupart du temps ils menacent d'appeler parents et gendarmes, se
contentent de mettre des coups de pieds ou des gifles a l'assaillant, parfois
en criant « a l'assassin !». D'autres font preuve de plus
d'originalité : on peut lancer des pierres et même des mottes de
terre, menacer de faire mordre le chien, voire même de faire pipi dans la
main.
Les abuseurs, conscients de ces possibilités de
révolte, anticipent parfois, comme ce domestique qui prend soin
d'arracher les sabots de sa malheureuse proie afin d'en éviter toute
utilisation à son encontre830. De la même façon,
un certain nombre d'agresseurs s'emploie au préalable a neutraliser la
victime, en lui tenant les mains et lui entravant les mouvements des jambes -
ce qui peut laisser des traces sur le corps de l'enfant et amener a une
qualification d'attentat a la pudeur avec violence. Dans une affaire
incestueuse, le père maîtrise sa fille et se contente d'attendre
qu'elle s'essouffle pour la violer. Dans près de 3% des cas, il
l'empêche de crier, soit en mettant sur sa bouche un linge, soit sa main,
voie même en lui serrant la gorge - cette manière de
procéder étant la marque du viol. Dans de rares cas, l'abuseur ne
s'embarrasse pas de telles brutalités, et fait boire du vin au
préalable ou des liqueurs à sa victime : « Il les faisait
boire jusqu'à leur faire perdre la raison »831.
Ainsi l'enfant, lucide sur ses chances en cas de lutte,
préfère parfois ruser, ce qui peut effectivement avoir une
incidence puisque certains agresseurs n'osent pas employer a outrance leur
force physique, et se retirent. Malgré tout, ce
déséquilibre inhibe la plupart du temps la jeune victime, qui se
laisse faire, ce qui ne signifie pas pour autant qu'elle consente à quoi
que ce soit. « La frayeur de la victime lui enlevait la force de crier
», écrit
830 ADI&L, 2U, 616, affaire Chollet.
831 ADI&L, 2U, 644, affaire Authier.
un procureur832. Elle se contente de pleurer, de
crier voire d'implorer, ce qui peut suspendre l'agression dans certains cas.
Malheureusement, tous ces moyens offerts à la victime n'ont souvent
aucun effet, et laissent l'agresseur en user a sa guise.
-o-o-o-
Si les agresseurs sexuels se prêtent déjà
mal au petit jeu de la classification, que dire de leurs victimes. Ce statut
dépendant de l'attentat et donc de la volonté de son auteur,
l'enfant abusé n'est pas réellement acteur du crime. Aussi
puisque sa personne et sa personnalité sont assez peu
déterminantes dans l'agression, en étudier les contours perd de
son intérêt. Ce n'est pas parce qu'une petite fille est servante
qu'elle se fait attaquer, mais parce qu'on la voit avant tout comme un
être doublement fragilisé, par sa condition d'enfant ainsi que de
domestique.
La corruption de la jeunesse n'obéit pas tout a fait
aux mêmes règles. Elle sert avant tout chose a servir le
narcissisme de l'agresseur, qui éduque pour mieux dominer. Cette
domination est toujours l'objectif final de l'abuseur, seulement les chemins
empruntés pour y arriver ne sont pas toujours identiques. Quoi qu'il en
soit, une multitude de contraintes s'offrent a lui afin de forcer l'enfant :
verbale, visuelle, tactile, et bien sûr physique833. Quand
certains préfèrent la rapidité alliée a la force,
d'autres privilégient l'agression « en douceur » : la mise en
confiance de la victime, les liens - paternels, de camaraderie ou
d'éducation corruptive - noués, puis par une gradation des actes
jusqu'à la satisfaction de cette passion.
832 ADI&L, 2U, 608, affaire Hallard.
833 SIMON (2004), p. 40-47.
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