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Crimes sexuels sur enfants en Indre-et-Loire à  la fin du XIXème siècle

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par Timothée Papin
Université François-Rabelais (Tours) - Master 2 Histoire contemporaine 2011
  

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TROISIÈME PARTIE : LES PROTAGONISTES ET L'ATTENTAT

Chapitre I : L'agresseur

« *...+ Tu n'ignores point le rôle de l'homme qui n'est au fond qu'un mâle comme tous les autres mâles de la nature. »594

Les crimes, qu'ils soient de sang ou contre les moeurs, ont toujours plus focalisé l'attention sur l'agresseur que sur sa malheureuse victime. Il est vrai et nous venons de le constater, cette dernière n'a que des désavantages a se mettre en avant dans ce genre d'affaire. Qui plus est, celle-ci n'ayant la plupart du temps rien fait qui ait pu encourager la violence dont elle a été victime, elle n'a aucun intérêt du point de vue de la psychologie.

L'agresseur, lui, fascine. Les apparentes différences avec le commun des mortels lui confèrent une sorte d'aura de la part du public, qui en fait un être particulier. Nombreux sont pourtant les dossiers à mettre en valeur la rapidité de la procédure, tant le crime comme l'accusé s'illustrent par leur banalité595. A dire vrai, beaucoup d'affaires sont inintéressantes, pour les contemporains presque comme pour les historiens, car aucun fait ni personnage ne ressort. Mais elles permettent de dresser une sorte de portrait de l'agresseur, que viennent agrémenter par leur diversité les dossiers plus complexes. Débutons notre tableau par les origines du mal.

De nos jours, l'image de l'agresseur sexuel est comme bien d'autres le fruit de stéréotypes : le prédateur sexuel s'est imposé comme l'archétype de l'agresseur de femmes, tandis que celui d'enfants s'apparente a un pédophile. La réalité, qui plus est celle de l'époque, est bien différente. Toutefois il est vrai que pour deux crimes différents,

594 Raymonde MACHARD, Les Deux baisers, Paris, Flammarion, 1930, p. 60. Cité dans ADLER (1990).

595 Bien que les exemples soient assez rares, il est des dossiers qui contiennent très peu d'interrogatoires, le plus petit n'en rassemblant que six.

il y a deux agresseurs différents. En 1884 dans son enquête sur la criminalité, Bournet livre déjà une analyse semblable : le violeur de femmes n'a pas le même profil que celui d'enfants. Il décrit les agresseurs de fillettes comme « presque toujours des célibataires, des paysans, des ignorants ». Quant aux violeurs de personnes majeures, ce sont le plus souvent des alcooliques596. Nombre de comportements sont donc transformés en symptômes597.

L'anthropologie criminelle, sous l'égide du légiste italien Cesare Lombroso, est née à la fin du XIXème siècle sous l'influence de l'évolutionnisme. Elle a pour objectif de décrire l'homme violent par le biais de signes distinctifs et spécifiques. Ceux-ci sont catégorisés entre les indices physiques - allant de la taille et du poids aux lobes d'oreilles et autres plissures des mains - et les caractéristiques sociales - passion pour le jeu, par exemple598. Toutefois dès les années 1890 l'existence de critères physiques identifiables est remise en cause car jugée peu crédible. Au contraire, on s'attache désormais a la description des attitudes, de l'intelligence et des sentiments599.

Tous ces portraits restent très réducteurs, et surtout n'évoquent que la majorité des prévenus. Or ils ont tous plus ou moins des particularités qui font la complexité de leur étude. Parfois, ils sont un mélange de plusieurs de ces portraits, les frontières entre ceuxci ne sont donc pas clairement définies. Alors, un peu à la manière de ce qui se met en place dans la dernière décennie du siècle, nous allons nous appuyer sur des critères plus comportementaux et « humains » serait-on tentés de dire, plutôt que sur des éléments d'ordre scientifique ou sociaux. Il nous faut pourtant ajouter à ces descriptions une caution plus rationnelle, à travers les statistiques. Mais les nuances entre les types d'agresseur sont si difficiles a établir que ces classements chiffrés comportent immanquablement un degré de subjectivité.

Généralement, deux visions de l'agresseur sexuel s'opposent : une le voit comme un
malheureux qui cède a une pulsion passagère, l'autre, y compris ce qu'on commence a
appeler un pédophile, qui recherche tout particulièrement un enfant pour assouvir sa

596 CHESNAIS (1981), p. 166.

597 VIGARELLO (1998), p. 210.

598 Ibid., p. 208.

599 VIGARELLO (1998), p. 210.

passion perverse600. Il est très difficile de départager les uns et les autres et d'établir des proportions, et si l'on devait se risquer à le faire, les deux catégories seraient à peu près égales601. Avec humilité, signalons qu'Anne-Marie Sohn semble donner un rapport différent, même si elle se garde de donner des chiffres précis : elle indique que souvent les hommes qui agressent sexuellement un enfant l'ont choisi par défaut602. Nos portraits ne sont pourtant pas enfermés dans un cadre strict. Chaque individu se compose d'éléments souvent assez variés pour les faire figurer dans les différentes catégories que nous allons énumérer. Pour plus de clarté, nous avons donné deux qualificatifs, de manière grossière certes, à ces deux classes : les impulsifs d'une part, les passionnés de l'autre.

L'impulsif

En premier lieu, l'homme victime de ses passions. C'est celui qui a, selon la population, le plus d'excuses, s'il en est. Nous l'avons dit, il est admis à partir de la fin des années 1880 que les pulsions peuvent affecter de manière irrépressible n'importe qui, n'importe quand, même les personnes les plus respectables603. Les hommes cédant à leurs pulsions sont donc des criminels d'un jour, pourrait-on dire. Leurs actes ne s'inscrivent pas dans la durée, aussi ils ont peu d'antécédents du point de vue des moeurs - vis-à-vis des enfants, tout du moins. « Si l'acte est pervers, tous ceux qui commettent des actes de ce type ne sont pas pervers », indique le célèbre psychiatre Roland Coutanceau604. Les pulsions sont en chacun, même si tout le monde n'est pas logé a la même enseigne, puisque certains y sont plus fréquemment sujets605.

600 De nos jours, cette distinction n'a pas changé, il y a toujours deux types d'abuseurs : les impulsifs qui ne peuvent refreiner une pulsion sexuelle ou un désir, et les pervers narcissiques. (Victor SIMON, Abus sexuel sur mineur, Paris, Armand Colin, 2004, p. 81-82).

601 Précisons qu'outre la subjectivité des critères employés pour définir les deux catégories, nous avons classé les accusés selon l'élément qui domine chez eux. Beaucoup sont au croisement des deux groupes, il a fallu, le moins arbitrairement possible, les intégrer dans l'un ou l'autre.

602 SOHN (1996-a), p. 59.

603 VIGARELLO (1998), p. 212.

604 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 286.

605 Les psychiatres en donnent la définition suivante : « Il s'agit d'une poussée, interne, c'est-à-dire interne à l'appareil psychique, dont on ne connaît que la manifestation. Elle agit sur le mode d'une force constante - devant laquelle rien ne sert de fuir : on ne se dérobe pas devant quelque chose qui vous attend « chez

vous » - dont le but consiste à se satisfaire. » (Raphaël HERR, « Petite lecture des "Trois essais sur la théorie sexuelle" », Le Portique [En ligne], 10 | 200, mis en ligne le 06 juin 2005. URL : http://leportique.revues.org/index160.html, § 13.)

Dans quelles circonstances rencontrent-ils leurs proies ? Premièrement, ce terme n'est pas exagéré pour une partie des accusés : le qualificatif de prédateur sexuel, emprunté plutôt au registre du viol sur adulte, peut s'appliquer ici et montre les limites d'une catégorisation trop simpliste. Certains épient leur future victime, d'autres attendent patiemment qu'elle arrive a leur hauteur sur le chemin, c'est la préméditation, parfois relevée par les magistrats comme une circonstance aggravante - mais pas au sens pénal du terme. En un sens, ces individus sont un peu à la marge de la catégorie des impulsifs, puisqu'ils cherchent le crime et ne subissent pas leurs instincts. Néanmoins ils semblent bien plus en quête d'un moyen de satisfaire leurs désirs qu'à la recherche d'une jeune fille exclusivement, ce qui les exclue de la seconde catégorie. Cependant, la plupart du temps ces rencontres sont fortuites, et les agresseurs peuvent être qualifiés d'opportunistes. Au hasard des chemins au retour du travail, à la faveur de parents qui confient la garde de leur enfant, ou d'un état d'ébriété, toutes ces situations relèvent de la coïncidence. L'homme ne recherche pas particulièrement un enfant, ni même un partenaire sexuel adulte, c'est la vue de cet être animé qui enclenche la pulsion.

Les approches verbales des impulsifs dénotent d'une maladresse vis-à-vis des enfants. Beaucoup emploient des mots crus, la formule « veux-tu que je te baise ? » étant la plus répandue. Mais ce signe apparent de recherche de consentement masque mal la pression induite par la question606. « On m'a dit que tu étais en feu », dit un autre personnage indélicat a une jeune fille d'une douzaine d'années607. Les agresseurs se comportent là comme s'ils avaient une femme adulte en face d'eux. Peu leur importe l'âge de leur interlocuteur, ce qu'ils veulent, ce sont des plaisirs charnels immédiats. Un journalier d'une trentaine d'années est ainsi accusé d'avoir tenté de violer une vieille femme de quatre-vingt-quatre ans608. « Il faut que tu y passes », annonce sans ambages un jeune cultivateur609. La victime n'est qu'un exutoire et a cet égard ils ne lui portent aucune considération préalable : ce qu'ils veulent, ils sont prêts a l'obtenir a n'importe quel prix, ou presque. Seule une de ces brutes est repoussée par l'âge de sa victime potentielle : ce domestique de dix-neuf ans descend du lit une fillette, après l'avoir « examinée »610.

606 MARTIN (1996), p. 652.

607 ADI&L, 2U, 691, affaire Guion.

608 ADI&L, 2U, 613, affaire Cathelin.

609 ADI&L, 2U, 674, affaire Maratrat.

610 ADI&L, 2U, 648, affaire Besnard.

Motif : elle est trop petite - effectivement, elle n'a que trois ans. La brusquerie employée par le reste du contingent a pour conséquence d'éveiller l'enfant aux dangers qu'il encoure, et de provoquer une réaction de sa part, telles que la fuite ou la défense.

Ce sont ces raisons qui, entre autres, poussent l'agresseur a se montrer impétueux : cette catégorie représente près des deux tiers des crimes jugés comme violents611. Ce premier chiffre illustre les différences d'approches entre les criminels sexuels classiques et ceux qui ont pour cible privilégiée voire exclusive des enfants. La violence des attaques montre combien ces adultes oublient dans leur irrépressible pulsion la condition particulière des enfants. Celle-ci, qui en fait des êtres inférieurs du point de vue psychique, devrait suffire a accomplir ces tristes desseins sans l'aide de la violence physique. Les légistes avaient pris en compte cette caractéristique lors de la rédaction du code pénal de 1832.

D'autres raisons entrent en ligne de compte : outre l'état d'ivresse, d'autres caractères sont a chercher dans les caractéristiques intellectuelles de l'accusé, ou dans son histoire personnelle. Premièrement donc, petit focus sur l'alcoolisme. Celui-ci préoccupe entre autres l'institution judiciaire, qui y voit un facteur prépondérant dans l'augmentation du nombre de crimes sexuels sur enfants. Il est vrai qu'il suit cette même courbe ascendante, dommage collatéral de l'industrialisation qui voit s'imposer un nouveau modèle alimentaire, principalement urbain, qui valorise les boissons alcoolisées612. Les autorités juridiques ont tendance, à la fin du siècle, à associer la violence au crime sur adulte, et l'alcoolisme a l'attentat sur enfant613. Pourtant cette hypothèse n'a pas toujours eu cours : en 1858, le garde des Sceaux attribue la hausse du nombre de crimes contre les personnes a l'abondance de la récolte en vin614. S'il en fait un facteur déclencheur des meurtres et autres rixes, il réfute toute implication dans les crimes sexuels sur enfants, qu'il attribue simplement a la progression affligeante de la dépravation des moeurs. Quelques décennies plus tard, le constat s'est inversé : « Si l'on confronte les deux cartes

611 Plus d'un tiers des accusés de cette catégorie ont commis un crime avec violence.

612 BARJOT, CHALINE, ENCREVÉ, (1995), p. 348. En 1881 on compte 367 825 débits de boisson, pour plus de 482 000 trente ans plus tard. (p. 182).

613 VIGARELLO (1998), p. 197.

614Compte général, année 1858 (1860), p. VI-VII.

criminelles *...+ avec celle de l'alcoolisme, on remarque aisément que celle-ci offre bien plus de concordance avec celle du viol d'enfants qu'avec celle de l'homicide »615.

Mais une distinction de ce type est trop réductrice, bien qu'elle concerne tout de même une bonne partie des criminels sexuels. En Touraine, un quart des prévenus voit mentionnés les problèmes d'alcool dans les renseignements fournis aux forces de l'ordre - à des degrés divers toutefois, allant de l'enivrement régulier a l'alcoolisme invétéré616. Les impulsifs représentent 29% des accusés d'ivrognerie, ils sont donc proportionnellement moins touchés que la seconde catégorie, celle des passionnés. Mais le caractère spontané et inhabituel de leur crime rend leur dépendance à la boisson bien plus responsable de leurs excès617. Inversement, elle ne saurait être a l'origine des attirances sexuelles des hommes appartenant a la seconde classe d'agresseurs. Mais une réputation ne se vérifie pas nécessairement au quotidien, et ils sont moins nombreux à invoquer l'ivresse comme explication de leur acte, ce qui permet en outre d'abaisser d'un degré leur responsabilité. L'alcool a certainement emporté la raison de certains et les a poussés a commettre l'attentat. Un brigadier de gendarmerie écrit dans son rapport qu'à jeun l'accusé n'aurait jamais commis les faits qui lui sont reprochés, mais qu'il en est tout différemment parce que celui-ci était ivre618. Les renseignements donnés sur un autre sont du même acabit : quand il a un peu bu, « il perd la tête et peut faire des bêtises »619. « Qu'on est bête quand on a bu un coup », reconnaît un autre lors de ses aveux620. Marie-Louise Leclerc a tenté de façon incompréhensible au premier abord, d'avoir des relations sexuelles avec un petit garçon de six ans621. Interrogée par le juge d'instruction, elle déclare ne se souvenir de rien, car les quelques jours oü elle a été la voisine de l'enfant, elle les a passés à boire. Le témoignage de celui-ci est en accord avec la réputation de la jeune femme, puisqu'il indique que l'après-midi du crime, elle a bu pas moins de deux bouteilles de vin.

615Compte général, année 1895 (1897), p. XII.

616 Un accusé, pour ainsi dire « ivre mort » quotidiennement, boit pas moins d'un demi-litre d'eau-de-vie par jour. Il est tellement atteint par son addiction que lorsque les gendarmes viennent l'arrêter, il est dans un état tel qu'ils l'emmènent directement a l'hôpital. Il met tout de même une journée entière pour s'en remettre. (ADI&L, 2U, 610, affaire Frileux).

617 Ceci se vérifie dans les visites médicales, puisque parfois - la teneur de chaque examen étant différente - le légiste vérifie une potentielle addiction a l'alcool.

618 ADI&L, 2U, 752, affaire Bochaton.

619 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet.

620 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

621 ADI&L, 2U, 631, affaire Leclerc.

Deuxièmement, les carences psychiques. Bien sûr, il faut employer des pincettes, car outre la délicatesse du sujet, cela reste soumis aux critères employés par la population de l'époque pour désigner cette infériorité intellectuelle622. Celles-ci sont tout de même assez rares, puisque seulement un accusé sur vingt est signalé comme tel, mais 57% appartiennent à la première catégorie de criminels. De la même manière que précédemment, l'échelle des affections mentales est assez large, allant du simple imbécile au dangereux malade. Un médecin légiste caractérise de la manière suivante les attentats à la pudeur commis par des « malades atteins d'infirmité cérébrale » : ils sont d'une violence bestiale623. « Ils ont un côté absurde, niais, incohérent, et ils sont fiers de leurs crimes », poursuit-il. L'un d'eux est suivi depuis des années par un docteur, qui le décrit comme faible d'esprit mais surtout très nerveux624. Un autre est représenté comme un indomptable, sorte de brute épaisse dénué de tout sens moral625. L'inspecteur départemental du service des enfants assistés - le jeune prévenu de dix-sept ans est orphelin et a été élevé a l'hospice - dresse le portrait d'un individu pathétique : « Nous avons essayé envers lui de tous les moyens possibles : nous n'avons jamais pu en obtenir ni une parole, ni une larme, ni même une réponse. Aucune corde ne semble pouvoir vibrer en lui ». Au-delà du lyrisme du fonctionnaire, l'image d'un jeune homme régit non par ses pulsions mais par son manque d'humanité626. Pourtant il lui en reste, puisque lorsqu'il tente de sodomiser l'enfant, les pleurs de celle-ci le stoppent dans son acte. Ce n'est pas un hasard si sa victime est la moins âgée de toutes celles répertoriées : elle n'a que deux ans. « Cet enfant s'est mise sur le ventre par terre puis la voyant dans cette position j'ai déboutonné mon pantalon ~, explique l'agresseur. Éclaircissement qui illustre l'aspect immédiat et irréfléchi de la chose.

Toujours au chapitre des désordres mentaux, les hommes atteints de maladies affectant
leurs sens et instincts. On trouve au fil des dossiers certains exemples d'accusés décrits
comme « dérangés », atteints de delirium tremens, mais rien ne prouve que ces

622 Il faut se méfier des conclusions trop hâtives, car le jeune homme qui a finalement renoncé à attoucher la petite fille de trois ans, dont nous avons précédemment cité l'exemple, est désigné comme peu intelligent dans les renseignements de gendarmerie.

623 ADI&L, 2U, 648, affaire Besnard.

624 ADI&L, 2U, 754, affaire Mauclerc.

625 ADI&L, 2U, 692, affaire Leothier. Ces caractéristiques semblent être héréditaires puisque sa mère et ses frères et soeurs sont dépeins de la même manière.

626 Dans l'examen médical pratiqué sur l'accusé, le praticien se fait plus réservé : il affirme que son niveau intellectuel n'est pas assez abaissé pour annihiler toute notion de bien et de mal.

caractères soient a l'origine des crimes commis. De manière identique, les vieillards peuvent voir disparaître leurs mécanismes de contrôle avec le temps qui passe. Ils peuvent même avoir tendance a en faire une excuse toute faite lors de l'interrogatoire. Un vieil homme de soixante-quatorze ans déclare ainsi qu'il a été amené a toucher les enfants par l'affaiblissement de ses facultés, à cause de son âge627. En revanche l'un d'eux, déclaré épileptique - il fait dans les derniers temps plus d'une crise par mois -, voit sa responsabilité atténuée par l'examen du médecin628. Bien que l'on puisse établir de naturelles réserves sur ce jugement, les dates semblent correspondre : le voisinage fait remonter a une dizaine d'années l'apparition de sa maladie, et le premier attentat sur sa fille a eu lieu seulement quelques mois après. Les renseignements évoquent également le caractère de ces hommes livrés à leurs pulsions. Certains sont légers, mais d'autres montrent un visage renfermé, comme ce jeune carrier de dix-neuf ans, le doublement bien nommé Pierre Sauvage, qui est décrit par les habitants comme étant « timide et peu parleur »629. Au détour d'une route celui-ci croise deux adolescentes, fait demi-tour, en rattrape une et consomme sur la malheureuse un attentat avec violence.

Troisième particularité mentale : l'appétit sexuel démesuré. C'est a compter du dernier quart du XIXème siècle qu'on évoque de plus en plus « l'instinct génésique » pour expliquer les crimes sexuels630. En 1897, Krafft-Ebing lui donne un nom, celui d'hypersthésie, qui est une accentuation anormale du comportement sexuel631. Chez certaines personnes ce penchant, ce dérèglement, cette exagération sont constatés par les médecins légistes. « Ses manières dénotent chez lui un instinct génital exagéré », consigne le docteur, qui ajoute que la verge du patient a un développement exagéré632. Un jeune tourangeau se définit lui-même comme « très passionné pour les femmes »633. Leur situation matrimoniale ne les empêche pas d'avoir une libido insatisfaite : « Je n'avais pas assez de

627 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu. Finalement, l'examen de l'accusé ne rend compte d'aucun trait de ce genre.

628 ADI&L, 2U, 731, affaire Bigot.

629 ADI&L, 2U, 609, affaire Sauvage.

630 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 106.

631 LANTERI-LAURA (1979), p. 38.

632 ADI&L, 2U, 721, affaire Cosson. Cette dernière affirmation nous fait tout de même émettre des doutes sur le diagnostic du praticien. Celui-ci n'aurait-il pas été d'abord influencé par les caractéristiques physiques de l'accusé, et non pas ses particularités psychiques ?

633 ADI&L, 2U, 610, affaire Fontaine.

ma femme », reconnaît un septuagénaire634. Un homme de quarante-deux ans, non content des attouchements interdits qu'il pratique sur ses trois filles, est également accusé d'avoir déjà tenté de violer il y a une vingtaine d'années sa belle-mère, et peutêtre aussi sa belle-soeur635. Il se rend régulièrement à Tours voir des prostituées, cela ne l'empêchant pas au sortir du bordel de violer sa fille. D'autres semblent ne pas se satisfaire des possibilités offertes par le commerce des corps. Quelques citadins vont même jusqu'à parcourir la campagne pour trouver une petite fille isolée636. La masturbation régulière peut-être une pratique compensatoire, mais n'exclut pas le recours a l'agression pour satisfaire ce trait de caractère obsessionnel.

Enfin, dernière affection, qu'il est difficile toutefois de qualifier de mentale : celle des hommes chez qui la différenciation entre filles et femmes semble être absente - attention à ne pas voir là le portrait de pédophiles, car il y a une nuance. Ces agresseurs n'aiment pas particulièrement les fillettes, mais sont incapables de les distinguer, sexuellement parlant, de leurs aînées. Nous avons déjà évoqué la gaucherie des approches, et le crime et ses conséquences donnent sensiblement la même impression d'erreur sur la personne. Certains hommes se croient provoqués par l'attitude de jeunes filles - coquetteries, cajoleries637. Un ouvrier tourangeau proclame que ce sont ses jeunes victimes qui l'ont « excité par leurs manières libres »638. Un jeune homme explique que lorsque l'enfant a voulu s'en aller au moment oü il l'attouchait, il lui a dit : « Mais quand tu auras un mari il te fera la même chose »639. Un autre qui voit ses avances malhonnêtes repoussées par une fillette de huit ans lui rétorque : « Tu es bien délicate tu ne te marieras jamais »640. L'absence de connaissance des subtilités psychiques de l'enfant s'accompagne également d'une difficulté a en saisir la particularité physique. Un journalier de vingt-et-un ans, jugé pour viol, voit sa petite victime saigner après ce qu'elle a enduré, et lui dit : « Oh mon Dieu, ça a dû te faire grand mal »641. La fillette de dix ans fait preuve de bien plus de maturité que lui : « En disant cela, *il+ blanchissait, il avait l'air

634 ADI&L, 2U, 637, affaire Roubouin.

635 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

636 SOHN (1996-a), p. 251.

637 KNIBIEHLER (2002), p. 204.

638 ADI&L, 2U, 717, affaire Moreau.

639 ADI&L, 2U, 728, affaire Richard.

640 ADI&L, 2U, 619, affaire Alsace.

641 ADI&L, 2U, 754, affaire Montault.

bien sot ». Le jeune homme n'a certainement pas mesuré les conséquences physiques de son acte, surtout sur une enfant de cet âge.

Il est temps d'évoquer, après les motifs comportementaux et psychiques, une troisième caractéristique de l'accusé, celui qui a une lourde histoire derrière lui. Nous l'avons dit, les juges s'intéressent de près au passé du criminel et les médecins légistes suivent le même chemin. Il arrive qu'on demande a l'accusé a la fin de l'interrogatoire final de raconter sa vie, afin d'y voir ce qu'on espère être les motivations qui ont amené au passage a l'acte. Une enfance malheureuse et abandonnée offrira peut-être au juge le sentiment que le prévenu était en quelque sorte prédestiné à sombrer dans la criminalité. L'influence des jeunes années sur le comportement de l'adulte n'est plus a démontrer. Questionné sur les raisons de son acte, un jeune homme répond : « L'idée *...+ m'est peut-être venue parce que j'avais vu plusieurs fois a Tours des enfants de l'hôpital en faire autant entre eux »642.

De la même manière, il est courant de nos jours d'attribuer a l'enfant abusé les forfaits commis lors de la vie adulte. « Des chercheurs affirment *...+ qu'une majorité de sujets *...+ ont été eux-mêmes abusés sexuellement », annonce un psychiatre643. Une seule affaire, concernant un instituteur de vingt-trois ans accusé d'attouchements sur huit petites filles, porte le sceau de cette enfance malheureuse644. L'individu, enfant naturel et abandonné a la naissance par sa mère, a été placé a l'adolescence chez un vicaire, pour parfaire son éducation. Il raconte son calvaire fait de masturbations réciproques et d'honteuses propositions, et ajoute : « C'est lui qui m'a corrompu », ainsi que « Il a fait mon malheur en m'apprenant ses vices ». Difficile de dire si, comme l'affirme l'accusé, cette situation antérieure est bien a l'origine des attentats commis. Mais au chapitre des hypothèses, elle peut, sans les excuser, tenter d'en donner une explication.

Quatrième disposition, et non des moindres, les carences sexuelles sont de plus souvent
évoquées à partir des années 1870 pour éclairer cette criminalité645. Anne-Marie Sohn
indique que la moitié des crimes sexuels sur enfants sont le résultat de l'isolement et de

642 ADI&L, 2U, 692, affaire Leothier. L'accusé, dont nous avons déjà évoqué la situation un peu plus haut, est un orphelin de l'hospice.

643 SIMON (2004), p. 91.

644 ADI&L, 2U, 627, affaire Charot.

645 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 107.

la misère sexuelle646. Cependant Vigarello note qu'ils reculent a compter des années 1880 : en milieu urbain la proportion entre hommes et femmes redevient normale, et à la campagne l'exode rural supprime peu a peu les groupes de journaliers socialement et sexuellement marginalisés647. Détenu à la colonie de Mettray, un jeune homme de dixneuf ans agresse sauvagement son camarade pour un manque évident dans sa vie sexuelle648. Alors qu'ils étaient tous deux aux champs, une femme est passée sur le chemin voisin, et aurait exprimé sa frustration de la manière suivante : « Je lui mettrais bien ça à celle-là ». Les jeunes hommes subissent, déjà à cette époque, la « tradition » qui veut qu'il faille perdre au plus vite sa virginité. Alors le viol d'une fille peut s'avérer être une solution, bien que peu répandue à en croire Anne-Marie Sohn649.

Au chapitre des privations liées à la sexualité, celles que représentent pour un homme la séparation avec sa femme, ou les cycles d'empêchement - règles et grossesses. Ces trois explications ont le plus souvent cours dans les affaires d'inceste, dans quatre cas sur cinq plus exactement. La plupart du temps, l'accusé est séparé de sa femme, ou en instance de divorce. Et les magistrats prennent cette situation matrimoniale très au sérieux : dans une affaire de viol incestueux, le procureur demande aux gendarmes de procéder à une enquête afin d'établir si l'accusé est bel et bien marié comme l'indique sa fiche de renseignements, ou séparé ou veuf comme semble le révéler la déposition de la victime650. Anne-Marie Sohn, dans son imposante étude, a relevé 101 dossiers évoquant la frustration sexuelle dans le couple651. Une vingtaine d'hommes ont cherché une compensation dans l'attentat a la pudeur. Un journalier trentenaire entame une coupable relation avec sa belle-fille lorsque sa concubine se trouve enceinte de sept mois652. « Je n'ai pas pu le faire a ta mère parce qu'elle a ses affaires, je vais te le faire a toi », annonce sans ambages un père incestueux653. En quelque sorte, ces hommes sont eux aussi, à la manière de ceux que nous avons évoqués plus haut, gouvernés par leur instinct sexuel, mais sans doute dans une moindre proportion.

646 SOHN (1996-a), p. 253.

647 VIGARELLO (1998), p. 186.

648 ADI&L, 2U, 674, affaire Maratrat.

649 SOHN (1996-a), p. 250.

650 ADI&L, 2U, 618, affaire Chevallier.

651 SOHN (1996-b), p. 789.

652 ADI&L, 2U, 640, affaire Vaudeleau et Léprivier.

653 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

La cinquième et dernière particularité de l'agresseur impulsif regroupe dans les faits une grande partie de ceux-ci, elle ne leur est d'ailleurs pas propre puisqu'on la retrouve, dans de bien moindre proportions, dans la seconde catégorie de criminels sexuels. C'est la pulsion par excellence, qui efface toute raison pour laisser court aux instincts les plus primaires. Un psychiatre contemporain affirme que la plupart du temps, l'agresseur déclare avoir eu du plaisir « a l'excès »654. Mais parfois cela le dépasse et il se sent alors dans un état anormal, comme s'il n'était plus lui-même. La question fascine, et un juge d'instruction demande, visiblement incrédule, au jeune prévenu les raison de son débordement : « Quel est le mobile qui a pu vous faire agir : vous étiez de sang-froid, au moment oü vous avez commis l'acte qui vous est reproché ? »655. Cet abandon du discernement, presque aucun agresseur ne peut l'expliquer. De nombreux témoignages abondent en ce sens, à des degrés divers, allant de la simple perte de raison au comportement bestial. « Je ne sais quelle idée m'est venue » est le semblant d'explication que l'on retrouve le plus fréquemment, mais c'est le plus simpliste656. Dans la gradation vient ensuite l'effacement de soi-même : « C'est un instant d'oubli : je n'avais pas bu, et j'avais toute ma raison »657. « Je suis un malheureux. *...+ Je ne savais oü j'avais la tête, j'étais fou »658. La folie passagère est telle que les risques pris sont inconsidérés : « J'étais tellement aveuglé par ma folle passion que je n'avais pris la précaution de fermer la porte *...+ », raconte un homme sans antécédents concernant les moeurs659. Enfin, le dernier stade, la « déshumanisation ». Coupable de viol, un jeune homme avoue : « Ne me connaissant plus, étant pire qu'un animal, je me suis couché sur elle »660.

L'abuseur impulsif est donc un individu assez complexe et surtout imprévisible, puisque lui-même n'est bien souvent pas au courant des accès qui peuvent être les siens. Ses attaques sont donc a priori hors du contrôle de qui que ce soit, mais ont l'avantage de ne pas s'inscrire dans la durée. Bien entendu, les sujets de cette catégorie sont plus jeunes que ceux de la seconde, car le travail est la première source de rencontre a l'origine du

654 SIMON (2004), p. 84.

655 ADI&L, 2U, 728, affaire Richard. 656ADI&L, 2U, 713, affaire Elmanouvsky. 657 ADI&L, 2U, 728, affaire Richard. 658ADI&L, 2U, 749, affaire Marlin.

659 ADI&L, 2U, 661, affaire Poisson.

660 ADI&L, 2U, 719, affaire Bassereau.

crime, et la violence parfois employée requiert une force physique qui a abandonné une partie des vieillards.

Le passionné

Nous l'avons dit, définir les individus de cette classe s'avère difficile, premièrement a cause du vide scientifique de la fin du XIXème siècle à ce sujet. La définition des perversions sexuelles dont la pédophilie fait partie est toute récente, et n'a pas encore atteint la justice, que ce soit dans les paroles des magistrats ou dans les examens d'experts médicaux. Anne-Marie Sohn donne tout de même une estimation, évaluant à un peu plus d'un accusé sur huit le nombre des véritables pédophiles661. On pourrait alors s'appuyer sur la caractérisation de l'époque, mais tous les dossiers judiciaires ne se prêtent pas à un pareil examen. L'objectif du juge étant de dénouer un problème et non d'expérimenter le psychisme des accusés, l'instruction est plus orientée vers les faits - même si, nous l'avons constaté, les magistrats s'intéressent de plus en plus aux éléments déclencheurs du crime, notamment à travers une étude centrée sur le profil social. Beaucoup de dossiers passent sous silence la personnalité du prévenu, et empêchent toute analyse approfondie sur ce point. Nous avons donc tenté de dégager quelques aspects récurrents et significatifs qui caractérisent les criminels passionnés, éléments qui apparaissent au détour des divers témoignages.

Première d'entre elles, qui correspond au sens littéral du mot pédophile, l'amitié, la sympathie que ces hommes éprouvent vis-à-vis des enfants. Le développement de la considération pour les enfants, et de l'affection qu'on leur porte, est né dans les familles bourgeoises, mais s'insère peu a peu dans toute la société a la fin du siècle. A partir des années 1870 les caresses et les baisers ne sont plus l'exclusivité de la mère662. Caresses, baisers et affection deviennent presque synonymes dans les esprits, toutefois ces gestes sont asexués663. En conséquence, la méfiance est moins grande, les attitudes indécentes sont couvertes d'un voile de normalité. Cette apparente banalité est sans doute un des facteurs a l'origine de la naïveté dont les enfants font parfois preuve face au danger. Un exemple parmi tant d'autres, celui d'un maçon qui demande a une petite fille s'il peut

661 SOHN (1996-a), p. 59.

662 SOHN (1996-b), p. 435.

663 Ibid., p. 431.

l'embrasser, ce à quoi elle acquiesce, avant de se faire finalement attoucher. De nombreux hommes prennent sur leurs genoux des petits enfants, et la plupart du temps on ne trouve rien à y redire, les enfants se laissant faire. Un vieil homme de soixante-sept ans avoue jouer souvent avec les petites filles car il aime beaucoup les enfants664.

Seconde raison, la (( passion )) qui habite certains agresseurs. A la manière des criminels impulsifs, les passionnés savent expliquer leur acte. L'attentat est plus mûrement réfléchi, l'homme est conscient de ses actes - bien qu'il n'en connaisse pas les conséquences la plupart du temps. L'addiction est également bien plus présente. (( C'est ma passion )), avoue un cinquantenaire au trouble passé qui ne peut se passer de fillettes665. Les voisins déclarent même qu'il leur aurait dit que « le jour où il ne pourrait plus [en avoir] il irait se jeter a l'eau )). Il est donc des abuseurs pour clamer ouvertement leur attirance pour les petites filles, et même pour révéler à leurs victimes leurs précédents (( exploits )). Ils racontent parfois avec cynisme et délectation morbide comment ils sont arrivés à leurs fins. Un père incestueux raconte sans honte aucune qu'après une première tentative avortée, sa fille (( ne [lui] fit pas beaucoup de résistance et les autres fois, elle céda à [ses] désirs sans aucune difficulté ))666. L'accusé semble même s'enorgueillir de ses actes, fait déjà remarqué par une historienne des femmes, qui parle de (( solidarité machiste )) autour du crime667. Un autre homme est en tel décalage avec la morale qu'il n'hésite pas à parler de ses (( exploits )) en public, et même devant un garde-champêtre668. Ledit homme s'est vanté d'avoir réussi a pénétrer une jeune fille d'une douzaine d'années, et lorsque le garde lui a rétorqué que ce n'était pas possible, il a répondu impudemment (( que si mais qu'il avait eu bien du mal et que la petite était toute en sang )).

Les criminels cherchent à provoquer chez leur victime le même mouvement de sympathie. Ils attirent les enfants avec un langage qui est le leur, et ainsi captent leur confiance. Ils cherchent a imprimer sur l'enfant les sentiments qu'il leur inspire, et ainsi créer les liens qui unissent un couple (( classique )). C'est ce que les juristes du XIXème siècle appellent la (( séduction )). Ce besoin émotionnel, les psychiatres le rattachent

664 ADI&L, 2U, 730, affaire Challe.

665 ADI&L, 2U, 637, affaire Gautard.

666 ADI&L, 2U, 605, affaire Drouault.

667 COENEN (2002), p. 74. Dans le cas cité, il s'agit plutôt de la recherche d'une telle solidarité.

668 ADI&L, 2U, 618, affaire Besnard. Le garde lui a demandé s'il n'avait pas honte, a cela il a répondu que la jeune fille l'avait très bien reçu et avait pris du plaisir.

principalement aux pédophiles de plus de cinquante ans, en état de solitude affective et sensuelle, car ils sont inquiets au sujet de leur capacité sexuelle669. Les gestes d'affection ont donc une importance primordiale, pour mettre l'enfant en confiance mais aussi pour le préparer aux contacts à venir. Dans la majorité des cas, l'abuseur n'emploie pas la manière forte, et se contente, au départ tout au moins, de proposer. « C'est que je voudrais t'embrasser », demande timidement un journalier à une petite de dix ans670. Il arrive même, ce qui est toutefois extrêmement rare, que le futur agresseur reporte son attentat, faute de consentement de la part de l'enfant : « Cela sera pour une autre fois », se dit un jeune journalier en voyant sa cible faire demi-tour en repoussant ses avances671. A aucun moment il ne faut sortir de cette relation de confiance, quitte à faire du chantage : un jeune homme profite ainsi de la faiblesse d'une petite fille de cinq ans, et lui demande de ne rien dire, sinon il ne l'aimera plus672. Un autre joue sur le lien coupable qui lie le bourreau et sa victime, rendant en quelque sorte l'enfant responsable de cette relation. « Il ne faut pas crier, sinon les gendarmes m'emmèneraient », dit-il à une petite fille de six ans673. On a pu constater que des emprises de ce genre étaient souvent le lot de très jeunes victimes, bien plus influençables que leurs aînées.

Comme dans tout couple, du moins a priori, la sexualité doit contenter les deux parties, c'est sur ce point que la classe des passionnés se distingue le plus de celle des impulsifs. Une partie non négligeable des agresseurs a stoppé son action aux premiers cris de douleur de l'enfant. Il faut préciser l'existence de situations inverses : « Tais-toi donc c'est bientôt fini », lâche un charretier tourangeau674. Un autre, un brin cynique, tente de consoler sa victime à sa manière : « Ne pleure pas, ce n'est rien »675. Les hommes attirés par les petites filles ne souhaitent que leur bien. Bien sûr, on peut critiquer ce point de vue en arguant que cette attention n'est que le résultat de deux choses : la première étant de rendre docile la victime, la seconde de minimiser la portée du crime. Sans doute y a-t-il un peu de cela, mais la plupart du temps ces déclarations semblent sincères, et corroborées par la victime. Tout du moins celle-ci y croit : « Pourquoi n'avez-vous pas

669 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 286.

670 ADI&L, 2U, 749, affaire Marlin.

671 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet.

672 ADI&L, 2U, 629, affaire Renault.

673 ADI&L, 2U, 673, affaire Petit.

674 ADI&L, 2U, 647, affaire Ligeard.

675 ADI&L, 2U, 608, affaire Hallard.

crié ? ~, s'enquiert un magistrat676. Et la fillette de lui répondre : (( Parce qu'il m'a dit que ça faisait du bien ». Ici, le plaisir dont parlent tant ces criminels, est d'ordre charnel, et même si les enfants sont sans doute conscients de cet objectif, ils n'en saisissent peutêtre pas le procédé. Ce type de discours s'adresse le plus souvent a des enfants assez âgés, au seuil de l'adolescence. (( Si je pouvais la faire rentrer cela te ferait du bien », propose un cultivateur proche de la soixantaine, par ailleurs surnommé Adonis677 !

L'agresseur utilise séduction et persuasion pour que l'enfant participe aux contacts et les apprécie678. Pour les psychiatres, ce qui ressemble au charme met avant tout en jeu l'énergie narcissique de l'abuseur, pour le rassurer sur son pouvoir de séduction679. Il essaie donc d'employer des gestes légers, asexués tout d'abord, qui sont ceux des personnes proches de l'enfant, afin de le mettre en confiance. Le vocabulaire employé est également empreint de candeur et dissimule le véritable sens de la phrase. Un retraité tourangeau justifie la présence de sa main sous les jupons d'une petite fille en disant qu'il cherche le petit chat680. L'abuseur fait siens les termes que les parents utilisent avec leur progéniture, ou dont les enfants font usage entre eux. Par exemple, beaucoup emploient le verbe chatouiller pour masquer le sens véritable de leur question et ne pas s'attirer la méfiance de leur cible. D'autres annoncent a la future victime qu'ils vont bien s'amuser, à la manière de camarades jouant entre eux. Bien sûr, ce qui s'apparente a un simple jeu cache de plus graves desseins : (( Fais-moi donc voir ton cul, je te ferai voir le mien »681. En un mot, les abuseurs restent dans le cadre du jeu, propre a attirer la curiosité de l'enfant.

C'est pourquoi beaucoup d'abuseurs n'ont pas l'impression d'avoir fait de mal à leur jeune victime, et une même proportion se défend en expliquant que cette dernière était consentante. (( J'aime trop les enfants pour avoir cherché a leur faire le moindre mal », annonce un vieillard682. Sans l'appui de la contrainte physique, leur crime ne leur apparaît pas comme en étant un. On retrouve d'ailleurs ce sentiment chez les criminels ayant une personne adulte pour victime : (( Dans l'esprit des violeurs, le sentiment de la faute

676 ADI&L, 2U, 705, affaire Jamet.

677 ADI&L, 2U, 710, affaire Magloire.

678 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 287.

679 Serge LEBOVICI, (( La théorie de la séduction », in Marceline GABEL (dir.), Les enfants victimes d'abus sexuels, Paris, Presses universitaires de France, 1992 (4ème édition 2002), p. 15.

680 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.

681 ADI&L, 2U, 754, affaire Mauclerc.

682 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.

n'existe que si la femme a été violée et en plus, battue »683. Pierre Mathieu appartient incontestablement à cette catégorie, lui qui, confronté à sa victime, se défend : « Je ne dis pas que je n'ai pas touché a cet enfant, mais je suis bien certain de ne pas lui avoir fait de mal »684. De cette sorte, certains accusés plaquent encore sur le crime sexuel l'image du code pénal napoléonien : sans violence, le crime n'en est pas un. Ils omettent de mentionner, sans doute parce qu'ils n'en sont pas conscients la plupart du temps, la violence psychique qui est le propre de l'attentat sur enfant.

Beaucoup prennent a la légère leurs attouchements, ce qui a le don d'irriter certains magistrats. Les psychiatres s'accordent a dire que la plupart des agresseurs font preuve d'immaturité et ne reconnaissent pas leur culpabilité685. « Je ne me figurais pas coupable à ce point-là », déclare un abbé ayant pourtant abusé cinq petites filles686. Certains voient ces relations comme un jeu, c'est-à-dire qu'ils restent dans un concept d'amitié et non d'amour. Il est vrai que beaucoup de ces relations coupables débutent par un semblant de banal amusement. « C'était histoire de rigoler avec les enfants », déclare un jardinier tourangeau687. Un vieux cantonnier pense de la même manière : « Je ne pensais pas faire mal *...+, c'était une simple plaisanterie »688. Un procureur note, désabusé : « Il a prétendu *...+ sans même paraître avoir conscience de la gravité du fait raconté par lui *...+ »689. Plus significative encore, la pensée d'un maire qui précise dans une lettre au juge d'instruction que l'accusé n'a pas paru comprendre l'ignominie de son geste690. Il ajoute : « Ce malheureux mérite toute la sévérité de la justice. Puisse-t-elle le corriger pour l'avenir ? »

Il faut ici faire une petite parenthèse sur un trait surprenant de l'abuseur, qui contraste avec la politique répressive mise en place tout au long du siècle pour lutter contre les attentats à la pudeur sur enfants. Pas moins de trois d'entre eux dans notre corpus, ont manifesté un total désintérêt pour la peine qu'ils encourent en cas de dénonciation. Tous sont de jeunes hommes. Le premier a confié a un témoin qu'au moins en prison il n'aurait plus besoin de travailler, le second dit qu'il est trop jeune pour y aller, et le dernier

683 CHESNAIS (1981), p. 145.

684 ADI&L, 2U, 638, affaire Mathieu.

685 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 288.

686 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné.

687 ADI&L, 2U, 739, affaire Fillon.

688 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.

689 ADI&L, 2U, 647, affaire Ligeard.

690 ADI&L, 2U, 627, affaire Feuillet.

déclare qu'on y est aussi bien qu'ailleurs691. En revanche, un jeune agriculteur déclare qu'il préfère mourir que de retourner a la colonie692. Les prévenus plus âgés sont beaucoup moins réceptifs aux bienfaits de l'enfermement : « Je vous en prie qu'on ne me fasse pas de mal », implore un vieillard693. Impossible toutefois de voir dans ces portraits une spécificité des criminels sexuels.

Ce qui s'apparente a un « dérèglement génital » entraîne une confusion entre femmes et fillettes. Nous avons déjà évoqué ceci dans le chapitre précédent, mais ici elle est bien plus présente, et n'a pas forcément les mêmes traits. Les attitudes des abuseurs témoignent d'une curiosité a l'égard de ce corps fantasmé. Alors, quoi de mieux que l'empirisme pour comprendre ces mécanismes ? « Il me chatouillait avec son doigt et me demandait si cela me faisait du bien », témoigne une jeune fille de douze ans694. L'attoucheur demande donc a sa victime son avis, afin de se sentir valorisé dans cette relation. Pour les psychiatres, cette approche exploratoire est caractéristique des pédophiles de moins de vingt ans695. Alors, tel un mari aimant, il demande un peu d'attention de la part de sa partenaire : « Regarde-moi donc », demande un jeune meunier à sa petite victime qui se cache les yeux avec sa main696.

Quelle sont les raisons, du moins celles apparentes, de cet attrait pour des corps nonnubiles ? En premier lieu, il doit être visuel, fantasmé, mais seul un accusé évoque cela, aussi il n'est pas possible d'affirmer l'importance d'une telle hypothèse697. L'homme en question déclare au juge avoir « *...+ été excité par *...+ la vue des parties sexuelles de ces petites filles ~, alors qu'elles urinaient698. Ils sont en revanche bien plus diserts sur les avantages qu'offre un corps pas encore réglé. Un garde-champêtre déclare qu'un vieillard

691 ADI&L, 2U, 651, affaire Bourgouin, 602, affaire Trouvé, 748, affaire Georges.

692 ADI&L, 2U, 686, affaire Hilaire. Signalons que l'accusé s'est d'ailleurs enfui, et a été jugé par contumace.

693 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.

694 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet. Ici, le chatouillement est à prendre au sens de caresses sur les parties sexuelles.

695 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 286.

696 ADI&L, 2U, 673, affaire Petit.

697 Une étude menée par trois psychiatres en 1989 a été fait sur un échantillon de vingt adultes ayant commis des abus sexuels sur des enfants. Ceux-ci ont déclaré que certaines caractéristiques - peau douce, cheveux longs, enfant mignon, ouvert, amical et en confiance avec eux - ont influé leurs choix. Ils se sont également tournés vers des enfants très jeunes, pour qu'ils ne parlent pas, mais aussi vers ceux exclus ou dans le besoin. (Martine LAMOUR, « Les abus sexuels a l'égard des jeunes enfants : séduction, culpabilité, secret », in Marceline GABEL (dir.), Les enfants victimes d'abus sexuels, Paris, Presses universitaires de France, 1992 (4ème édition 2002), p. 72.).

698 ADI&L, 2U, 610, affaire Fontaine.

de soixante-quatre printemps lui a confié ouvertement « qu'il voulait se marier mais que lorsque les femmes ne marquaient plus elles n'étaient plus amoureuses et que des jeunes filles le devenaient avant d'avoir leurs règles »699. Cet homme est d'ailleurs celui qui développe le plus la personnalité du pédophile. Il voit ses relations comme celles d'un véritable couple, uni par l'amour.

Mais il est important de relever que le vieil homme mentionne les règles, car il n'est pas le seul à le faire. La raison principale semble donc être d'ordre pratique. La grossesse est à éviter absolument, sous peine de voir les perspectives d'une dénonciation augmenter. « Je ne crois pas lui avoir introduit mon membre dans les parties, dans tous les cas je me suis retiré presque aussitôt, car comme elle est forte je craignais qu'il n'arrivât un accident, en déposant du sperme même a l'entrée de ses parties », déclare le même vieillard700. Mais une minorité conçoit cette relation dans un but procréatif : alors que la jeune fille, certes adolescente, porte sa nièce de huit mois dans ses bras, Auguste Clément, qui pourrait être son grand-père, lui dit qu'il lui ferait bien un poupon comme celui-là701.

L'agresseur passionné est par nature bien moins violent envers ses jeunes victimes, leur portant une attention d'amitié voire d'amour. Les viols commis par cette catégorie de criminels sont donc plus rares, car ils représentent l'aboutissement d'un processus qui peut être interrompu par une dénonciation. Le passionné est plus réfléchi, prend son temps pour installer une relation de confiance, bref, l'approche est moins agressive, mais le chemin de la dénonciation est bien plus long et sinueux. En effet il essaie d'inclure pleinement l'enfant dans cette liaison coupable, afin d'avoir une emprise psychologique sur celui-ci, et par là même sauvegarder ses intérêt. En somme, la première catégorie exploite principalement l'infériorité physique de l'enfant, quand la seconde s'attache a tirer parti de sa faiblesse psychique.

Confiner l'ensemble des accusés dans ces deux classes serait trop réducteur, car quand
bien même elles en regroupent une grande majorité, du moins par certains aspects,
d'autres dessinent des portraits moins récurrents, mais non sans intérêt. La partie

699 ADI&L, 2U, 618, affaire Besnard.

700 ADI&L, 2U, 618, affaire Besnard. La jeune fille en question a été abusée entre ses dix et douze ans.

701 ADI&L, 2U, 645, affaire Clément.

suivante va donc s'intéresser a ces diverses personnalités qui illustrent la définitive complexité de l'abuseur sexuel.

Aperçu des personnalités à la marge

Une telle appellation signifie que ces individus, bien qu'ayant des traits communs avec la majorité des accusés, possèdent une particularité qui s'oppose a une intégration pure et simple dans l'une des deux premières catégories énoncées. Nous avons dégagé quatre types de personnalités qui sont, en premier lieu les pervers, les exhibitionnistes, puis les homosexuels et enfin les pères incestueux.

Les perversions, ainsi que les transgressions, sont en nette progression à la fin du XIXème siècle702. Elles regroupent un large éventail de pratiques gestuelles et mentales, n'ayant pas nécessairement pour thème la sexualité. Krafft-Ebing est le premier, en 1886, à associer aux différents crimes une correspondance psychopathologique, et crée par la même occasion le concept de perversion sexuelle703. Il leur donne le nom de parasthésie - qui n'a pas pour objectif la reproduction de l'espèce. Celles-ci deviennent alors l'avatar de la stérilité, du plaisir et de la pathologie704. Toutefois, l'adjectif associé n'est employé qu'à une seule reprise par les gendarmes qui font une enquête de moralité. De même, à peine un accusé sur vingt a la réputation d'être vicieux. Ainsi il faut rester méfiant face à l'affirmation d'un mouvement de fond traduit dans une hausse des perversions. La prudence nous commande n'y voir a priori qu'une création de sciences nouvelles telle que la psychiatrie.

Toujours est-il qu'avec ces outils apportés par la psychiatrie, nous sommes en mesure de repérer les pervers et leurs comportements. Débutons par le pervers sexuel, dont KrafftEbing a exposé une des facettes en 1886 : « L'homme qui est gouverné par sa sexualité peut trouver satisfaction partout »705. Et lorsqu'il ne peut la trouver en compagnie des humains, il n'hésite pas a recourir au monde animal. Un cantonnier de soixante-quatre ans, accusé d'attouchements sur trois jeunes garçons, a déjà de nombreux antécédents,

702 MUCHEMBLED (2005), p. 237.

703 VIGARELLO (1998), p. 212. Par exemple, de nombreux outrages à la pudeur vont être traduits en actes d'exhibitionnisme, ou encore les cruautés sexuelles désignées comme étant les manifestations du sadisme.

704 LANTERI-LAURA (1979), p. 38-39.

705 MUCHEMBLED (2005), p. 234.

dont celui d'avoir eu des relations avec un chien706. A ce propos, le juge d'instruction lâche : « Vous êtes tellement dépravé que vous ne reculez pas devant les actes de bestialité ». Un autre s'est attaqué sauvagement a une brebis, et l'a même déflorée selon les constatations de sa mère et de sa fille707. Nous ne sommes donc pas étonnés qu'un an plus tard, il s'en soit pris a son enfant de sept ans, sans doute celle-ci était trop jeune au moment de l'agression de l'animal. Chaque acte ayant son origine, il semble qu'ici ce soit la solitude sexuelle qui ait été le facteur déclenchant, puisque le premier cité est veuf et le second est séparé de sa femme.

Second pervers sexuel, celui qui mêle le sadisme à sa dépravation708. Les renseignements des forces de l'ordre nous apprennent qu'un accusé sur cinq a la réputation d'être violent. Certains personnages sont d'une extrême brutalité, dans l'attentat comme dans des affaires plus éloignées. Il faut préciser deux choses : premièrement, toutes ces brutes ne sont pas sadiques, et deuxièmement, cette violence n'explique pas forcément le comportement dans l'attentat qui nous intéresse. Il est des cas où l'on décèle une corrélation entre l'attitude générale et la perpétration du crime, car quelques accusés en sont tellement imprégnés qu'ils ne conçoivent les relations humaines que sous l'angle du rapport de force violent. Le plus brutal du lot, Louis Robin, veuf de soixante-dix-huit ans, personnage détestable sous tous les angles, a vécu sous le signe du déchaînement709. Tout au long de son séjour sur Terre, il a frappé hommes et animaux, tuant plus de quarante chevaux, ânes ou mulets dont il était pourtant le propriétaire, ce qui a d'ailleurs entraîné sa ruine. On l'a même vu arrachant l'oeil d'un cheval vivant. Sa première femme serait morte des suites de ses coups, la seconde a été martyrisée, traînée par les cheveux, attachée des journées entières a un arbre, sort qu'il a fait subir a ses enfants et petits-enfants également, dont la victime a l'origine du procès. Cette dernière, il l'a battue a de très nombreuses reprises pour la violer, et quand il a été surpris dans sa tentative, la malheureuse en crachait du sang. Le chef d'inculpation a été formulé accompagné de la mention « avec violence ».

706 ADI&L, 2U, 603, affaire Hurson.

707 ADI&L, 2U, 618, affaire Chevallier.

708 Pour les psychiatres, dans l'agression sadique, « la douleur et les cris de l'enfant provoquent l'excitation ». (AMBROISE-RENDU (inédit), p. 287.). Difficile toutefois de constater si ces sujets sont

réellement de nature sadique, car les faits ne sont pas retracés avec assez de précision. Nous sommes donc plus ici dans l'interprétation.

709 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.

Toujours pervers, mais plus tout à fait sadique et nettement moins violent, un jeune adolescent de quatorze ans qui commet sur une enfant de trois ans des actes tout bonnement barbares, de type exploratoire710. Le garçon a tout d'abord tenté de violer la petite, n'y arrivant pas il a essayé d'introduire ses doigts, et devant ce nouvel échec a fini par insérer dans le vagin de la fillette un morceau de bois. Il finit son récit sur une note de cynisme : « J'ai cessé de m'amuser de cette façon quand elle s'est mise a crier ». Le gendarme qui recueille sa déposition note : « *...+ Il déclare avec un aplomb révoltant comment les faits se sont passés ». La victime est alors un simple jouet livré aux perversions de son agresseur711. Cette constatation se retrouve dans le portrait du manipulateur, qui ne se satisfait pas de l'emprise qu'il possède déjà sur sa victime : alors qu'il a réussi a imposer des relations complètes a sa domestique de douze ans, puis a en faire sa maîtresse, un jeune homme en vient a l'humiliation712. Un témoin déclare lors de la confrontation : « Vous faisiez mettre la fille *...+ en position puis vous la laissiez en plan ». Deux autres exemples donnent à voir de semblables dérèglements : celui d'un père qui fait mettre ses enfants en cercle avant de leur uriner dessus, ainsi que cet homme qui profite de la situation miséreuse de ses jeunes victimes pour uriner dans la tourte qu'il s'apprête a leur offrir713. L'avilissement de l'autre ne passe donc pas nécessairement par l'acte sexuel.

La dernière perversion sexuelle se rapporte aux fantasmes plus exactement. Elle est à inclure dans le champ des perversités dans le sens où elle ne relève pas des pratiques sexuelles « traditionnelles »714. A dire vrai, nous sommes ici devant un problème de jugement : comme nous le constaterons dans un chapitre ultérieur, les comportements sexuels sont très codifiés, les pratiques buccales étant par exemple fort méprisées. Mais la récurrence de certaines - cunnilingus, fellation et masturbation sont les plus courantes - les place à part, au contraire de comportements isolés. Ce sont donc ceux-ci que nous allons énumérer.

710 ADI&L, 2U, 752, affaire Bochaton. Ici, les faits relatés apparaissent dans l'instruction, mais ne concernent pas l'accusé.

711 C'est ce que les psychiatres appellent la disqualification d'autrui pour le plaisir exclusif du pervers narcissique. (Serge LEBOVICI, in GABEL (2002), p. 15.).

712 ADI&L, 2U, 602, affaire Trouvé.

713 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain, 647, affaire Ligeard.

714 A partir de l'entre-deux-guerres, on donnera à ces attirances et pratiques jugées comme déviantes le nom de « paraphilie ».

On relève parmi ces conduites un véritable intérêt pour le sperme, comme si certains agresseurs le sacralisaient. Bien souvent ceux-ci usent d'analogies pour abuser de la crédulité des enfants, comme ce vieux cultivateur, qui après avoir « déchargé » sur la chemise de la victime, lui dit que c'est du lait comme celui d'une vache, et qu'il faut qu'elle le tête715. Du reste il n'est pas le seul a commander a une jeune enfant d'avaler son sperme, et l'on trouve quelques hommes pour éjaculer directement dans la bouche de leurs petites victimes. On constate également, bien que de manière limitée, une attirance pour la pornographie716. Trois dossiers révèlent de telles tendances, allant des dessins licencieux aux gravures représentant hommes et femmes emmêlés dans des positions évocatrices, en passant par un livre apparemment obscène prosaïquement intitulé l'Amour Conjugal, et des dessins évocateurs aux légendes crues717.

Seconde personnalité, l'exhibitionniste. Il est considéré a la fin du XIXème siècle comme étant un individu pervers au même titre que ceux que nous avons déjà évoqués. Ses manifestations sont généralement jugées en tribunal correctionnel sous l'appellation d'outrage public a la pudeur. Cependant de nombreux accusés des assises ont de tels comportements, qui passent bien sûr au second plan de par leur aspect mineur.

La plupart du temps l'exhibitionniste se contente de montrer son sexe a l'enfant, souvent accompagné de propos obscènes, dont le contenu n'est que rarement détaillé. Ils se placent assez souvent à la sortie des écoles, ou sur le chemin de celles-ci. De telles actions sont plus le fait d'hommes vieillissants que dans la force de l'âge. En effet, par son acte il veut se rassurer sur son intégrité sexuelle, son comportement l'excite car il comprend des risques718. « Regarde-donc comme elle est grosse ! », proclame un berger719. D'autres préfèrent jouer la carte de la détente, se promenant les parties dehors sans pudeur aucune, ou se masturbant sans vergogne devant les élèves, en pleine classe, le pantalon ouvert et la chemise sortie720. Il y a aussi les personnages farfelus : l'un qui court derrière les jeunes filles le membre viril a la main, l'autre qui se plante une tige de rose dans l'urètre, et la fait sentir aux enfants tout en disant « Tenez, regardez donc comme c'est

715 ADI&L, 2U, 640, affaire Bouchet.

716 A la fin du XIXème siècle, le mot désigne une peinture obscène.

717 ADI&L, 2U, 634, affaire Collet, 602, affaire Trouvé, 681, affaire Leliard.

718 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 290.

719 ADI&L, 2U, 697, affaire Guiet.

720 ADI&L, 2U, 635, affaire Ganier.

joli ! »721. Enfin, rares sont les cas d'apodysophilie, qui voient le sujet se mettre entièrement nu.

Au XIXème siècle, l'homosexualité est considérée comme une perversion, aussi appelée « inversion ~, car elle n'a pas pour objectif la procréation. Cette orientation est disséquée par de très nombreux ouvrages de médecine légale puis de psychiatrie dans la seconde moitié du siècle. La vision qui s'en dégage est péjorative et empreinte de mépris, image qu'on ne retrouve pas dans la population. Pour celle-ci, l'homosexualité n'est pas vue comme une maladie ou une perversion, mais plutôt comme un penchant, une variante722. Aussi, elle ne s'empresse pas de déconsidérer, à travers les enquêtes de voisinage, ceux qu'elle considère comme des « sodomites » ou des « pédérastes ». Du reste, de telles réputations sont très rares, les hommes se vantant de leurs penchants sont l'exception. Un seul a publiquement avoué préférer les hommes aux femmes. La femme d'un autre se plaint a ses voisines que son mari ne l'aime pas et ne la touche jamais.

Malgré ces quelques indications, estimer son importance parmi l'ensemble des accusés de crimes sexuels n'est pas une tâche des plus aisées. En effet un attentat commis sur une personne du même sexe ne signifie pas nécessairement que son auteur est homosexuel. Nous avons déjà évoqué les situations de misère sexuelle qui pousse à s'attaquer a ce qui s'offre et non a ce qu'on souhaite. En Indre-et-Loire sur la période étudiée, 14% des prévenus sont jugés pour un acte sur un enfant du même sexe. Si l'on exclut de l'échantillon les actes relevant de carences sexuelles et ceux perpétrés par des instituteurs et des prêtres, les véritables homosexuels représenteraient seulement un accusé sur quatre ayant attaqué un individu du même sexe.

Krafft-Ebing estime que pour les invertis, « les interdits et le sens du pénis développent chez eux une irritabilité nerveuse qui les pousse parfois à une violence excessive »723. Nos dossiers donnent une image totalement inverse, puisqu'aucun des faits imputables a un homosexuel n'a été qualifié de violent lors du procès. En définitive, l'intégralité de ces derniers apparait plutôt comme relevant de la catégorie des passionnés bien plus que de celle des impulsifs.

721 ADI&L, 2U, 663, affaire Chanteloup, 601, affaire Damné.

722 SOHN (1996-a), p. 57.

723 MUCHEMBLED (2005), p. 271.

A présent, dernier particularisme, qui toutefois n'appartient pas au groupe des perversions établies à la fin du siècle. Nous avons déjà longuement évoqué l'inceste, mais la personnalité si particulière du père vaut à elle seule un approfondissement. C'est l'individu le plus éhonté, le plus cynique, le plus violent et pas le moins pervers. Bref, il est d'une grande complexité psychique, un peu a la manière du pédophile. Cet aspect se retrouve bien souvent dans les dossiers de procédure, qui souvent sont assez longs, car l'instructeur cherche a comprendre les raisons qui ont engendré ce qu'on considère a la fin du siècle comme un crime atroce. Qui est cet affreux personnage ? Pour Anne-Marie Sohn, dans plus des deux tiers des cas il s'agit du père de la victime, pour 14% il s'agit du frère, 11% de l'oncle, et le grand-père à hauteur de 6%724. La moitié des incestueux sont des quadragénaires725.

Avant d'évoquer les raisons psychiques de ce crime, il faut souligner que la promiscuité qui règne dans les maisons exigües de l'époque est un facteur qui a son importance. Mais il ne faut pas y voir la principale cause de ces dépravations, comme se plaisent à le dire les hygiénistes et les folkloristes. Il est vrai qu'à la campagne, les enfants couchent très souvent avec leurs parents726. La Touraine rurale est riche en petites maisons à pièce unique, et qui plus est, à lit unique. Lorsque la mère est encore présente cela ne pose pas de problème, mais lorsqu'elle vit séparée du père il arrive que sa fille la remplace dans la couche paternelle, parfois pour de graveleuses raisons. Et quand la victime ne dort pas dans le même lit que son père, celui-ci n'hésite pas a la rejoindre dans le sien.

Nous avons déjà parlé de l'inceste comme pratique de substitution, qu'Anne-Marie Sohn évalue à un cas sur quatre727. En Indre-et-Loire, on peut évaluer cette proportion à plus de 37%. Il n'est pourtant pas nécessaire que le père de famille soit séparé pour qu'il décide de faire de sa fille sa nouvelle femme. « J'ai eu l'idée de me servir d'elle comme de ma femme », avoue sans honte un boulanger728. Une femme qu'il convient de ne pas mettre enceinte, cependant. Le secret caractérisant ce crime risque d'être mis a mal par

724 SOHN (1996-a), p. 64-65. Nos chiffres sont difficilement comparables puisque tirés d'un corpus plus de cinq fois moins étendu. Les voici tout de même : le père représente l'agresseur dans plus de quatre cas sur cinq, le frère, l'oncle et le grand-père suivent avec 6% chacun.

725 Ibid., p. 65. Cette proportion est à peu près d'un tiers dans notre corpus.

726 FARCY (2004), p. 98.

727 SOHN (1996-a), p. 67.

728 ADI&L, 2U, 746, affaire Destouches.

une grossesse qui amènera à coup sûr des questions. Alors il faut s'y prendre tôt : la fille de Pierre Allain n'a que huit ans lorsqu'il tente d'avoir avec elle des relations complètes, disant vouloir lui faire cela avant qu'elle ne soit « complètement formée »729. Il précise sa pensée et la présente sous un jour plus éducatif : « *...+ Quand tu seras grande demoiselle, je ne pourrai plus te le faire car j'aurais peur de te faire un enfant, maintenant tu le sauras et plus tard tu feras attention ». Lorsque les premières règles arrivent, les ennuis peuvent faire de même, ce qui pousse certains à stopper leurs relations : « Je vais te le faire encore une fois et puis je ne te le ferai plus », annonce avec pragmatisme un maçon d'une quarantaine d'années730.

Ce « père pas comme les autres » selon une petite victime731, se veut le maître de sa fille, position omnipotente qu'il peut renforcer par des menaces et des violences physiques, créant autour de cette relation un véritable climat de terreur. Il la considère comme son bien propre et n'entend pas se faire dicter son attitude par qui que ce soit. Une jeune victime est élégamment appelée « ma femelle » par son grand-père, devant tout le monde732. De cette situation, il ne tire aucune honte. Un homme qui trouve curieux que sa petite voisine soit au lit en plein après-midi, demande à ce même grand-père s'il comptait s'en servir, et ce dernier répond tout naturellement par l'affirmative733. Il la veut rien que pour lui, et pour cela il est prêt a l'isoler du monde extérieur. Certaines filles sont donc interdites d'école, parfois même ne l'ont jamais fréquentée, et les contacts avec la jeunesse alentours sont prohibés. Les garçons sont naturellement visés car ils constituent un adversaire redoutable pour les pères incestueux. Ils représentent à eux seuls les dangers du monde extérieur qui guettent la jeune fille en fleurs. Le géniteur de Marie, violée a l'âge de huit ans, lui prétend qu'ainsi instruite, elle sera plus a même de se défendre contre les jeunes hommes734. Le père peut même en arriver à interdire purement et simplement à son enfant de sortir de la maison, pour qu'elle lui soit

729 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

730 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches. Toutefois, l'accusé a continué malgré cette nouvelle donne.

731 ADI&L, 2U, 732, affaire Chaboureau.

732 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.

733 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.

734 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

dévouée. Cette situation peut même frôler l'asservissement : enfermée, la petite-fille d'un septuagénaire passe ses journées a coudre pour lui735.

Cette exclusion du monde a pour objectif de faire de la victime une femme soumise aux volontés de l'homme. Anne-Marie Sohn avance que dans plus d'un cas sur deux l'inceste est la satisfaction d'une sexualité empreinte de perversion, permettant d'assouvir des curiosités refusées par l'épouse légitime, dont certaines pratiques jugées « choquantes »736. Sur ce point, impossible de faire le même constat pour la Touraine : d'une part, aucun accusé ne s'en fait l'écho, d'autre part les conduites sexuelles ne semblent pas être celles de pervers curieux et débauchés - quatre cas de cunnilingus sur seize exemples, et aucune fellation ni sodomie737.

En revanche, ce qui transparaît beaucoup plus, c'est le désir de la part de l'ascendant d'être un mari et un père comme les autres, de conjuguer ces deux statuts et ainsi renforcer les liens qui l'unissent a sa progéniture. Pour cela il lui dit que tous les pères font de même avec leurs filles738. Il lui dit également qu'avec lui, ce n'est pas un péché, allégation reprise par un curé de village qui a dit « que ce n'était pas un péché de faire cela avec lui, que ce ne serait un péché que si on le faisait avec des petits garçons »739. L'addiction a ces plaisirs charnels n'est pas seulement le résultat d'une libido qui demande à être assouvie. On remarque la présence de certains aspects du couple classique, qui sont d'ordre sentimental, comme la volonté de rendre ces relations consentantes et profitable aux deux parties. L'éloignement est difficile a vivre même dans une relation criminelle, si bien qu'un père fond en larmes a chaque lettre de sa fille, placée comme domestique740. La jalousie est également caractéristique des incestes, et se manifeste lorsque la victime commence à se tourner sérieusement vers des gens de

735 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.

736 SOHN (1996-a), p. 67-68.

737 Anne-Marie Sohn note que dans les relations incestueuses, le cunnilingus est beaucoup plus courant que la fellation. (SOHN (1996-a), p. 68.).

738 ADI&L, 2U, 717, affaire Desouches.

739 ADI&L, 2U, 601, affaire Damné. Il n'est pas étonnant de retrouver dans une telle affirmation un religieux, car leurs objectifs et leurs modes opératoires se rapprochent assez de ceux d'un père incestueux.

740 ADI&L, 2U, 750, affaire Allain.

son âge. Un vieillard immoral lance même à sa petite-fille, de dépit, qu'elle aime mieux les jeunes741.

La perversion est au centre de bien des crimes sexuels mais ne suffit pas à les expliquer. Ces comportements et fantasmes ne sont pas innés, et il semble peu probable que tous les pervers se muent en criminels pour les assouvir. Des facteurs extérieurs peuvent être a l'origine de ces passages a l'acte, ce qui oblige a dresser un panorama socioculturel de ces accusés.

Eléments extérieurs, profils sociaux

Cette partie a moins un but explicatif que descriptif, c'est pour cela qu'elle sera plus courte. Elle a pour but d'offrir une vision globale de l'agresseur, tel qu'il ressort des statistiques habituelles. Nous pourrons également déterminer, grâce au travail d'AnneMarie Sohn une nouvelle fois, si le criminel est différent en Indre-et-Loire ou s'il s'inscrit dans la moyenne nationale742.

Première variable, assez anodine certes, le sexe de l'agresseur. Dans notre corpus comprenant 136 têtes, une seule est celle d'une femme. La réalité a l'échelle nationale est un peu plus nuancée : une étude effectuée sur la seconde moitié des années 1860 estime qu'un accusé sur cent est une femme743. Le Compte général en compte, parmi les attentats à la pudeur, entre 2% et 6% selon les années, mais le plus souvent il s'agit là de femmes qui obligent d'autres a se prostituer, tempère Ambroise-Rendu744.

Second paramètre à prendre en considération, l'âge de l'accusé745. Notre regard est attiré
par les extrêmes, qui regroupent jeunes débauchés et « vieux cochons », selon les termes

741 ADI&L, 2U, 744, affaire Robin.

742 Bien entendu, certains éléments sont à prendre en considération avant de tirer des conclusions de ces comparaisons. Premièrement, l'étude de l'historienne s'appuie sur les archives de quelques départements seulement, bien que répartis un peu partout dans l'Hexagone. Deuxièmement, l'amplitude temporelle n'est pas la même puisqu'elle court sur une période de cent ans, de 1850 a 1950, quand la nôtre n'est que d'une vingtaine d'années.

743 BRIAND, CHAUDÉ, BOUIS (1874), p. 67.

744 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 312-313.

745 Nous avons pris en compte l'âge au début du crime et non celui a la date de l'ouverture de l'instruction, car comme certains attentats se prolongent sur plusieurs années jusqu'au procès, cela aurait faussé les résultats. Par contre, rien ne nous indique qu'Anne-Marie Sohn ait usé d'une technique identique, aussi les comparaisons sont sujettes à caution.

en usage a l'époque746. En Touraine la balance penche en faveur des premiers nommés. Les prévenus ayant entre vingt et trente ans sont les plus représentés, tout juste devant la catégorie des trentenaires : elles comportent chacune un peu plus d'un accusé sur cinq. Les classes extrêmes, à savoir les très jeunes hommes - moins de vingt ans - et les vieillards - soixante-dix ans et plus -, sont peu représentés : les premiers constituent un peu plus d'un dixième des effectifs, les seconds a peine 4%747. A l'échelle du pays, selon les chiffres obtenus dans le Compte général de l'année 1890, les proportions divergent quelque peu. Les catégories centrales - entre trente et cinquante ans - sont sousreprésentées, alors que ceux dont l'âge excède cinquante printemps connaissent un mouvement inverse. Cependant, il faut pondérer ces inégalités au regard des déséquilibres entre les classes d'âge qui composent la population de Touraine. Dans les catégories qui nous intéressent, la plus peuplée est celle des hommes entre vingt et trente ans, puisqu'ils représentent 16% de la population totale masculine du département. C'est la seule classe à peu près en adéquation avec les chiffres de la criminalité. Pour le reste, c'est très déséquilibré : par exemple, les hommes entre soixante et soixante-dix ans, qui représentent près d'un accusé sur dix, ne regroupent pas même un centième des habitants, ce qui signifie qu'ils sont très nettement surreprésentés dans les procès de crime sexuel envers des enfants.

Les critères sociaux sont d'une plus grande importance, car ils reflètent l'influence du contexte social et économique. Premièrement, la nationalité de l'accusé : dans notre corpus nous n'avons relevé aucune personne considérée comme étrangère, mais le Compte général évoque lui un chiffre entre 8% et 10%748. Mais il ne pouvait guère en être autrement car la Touraine compte seulement 0,37% d'étrangers en 1886. Deuxièmement, la profession de l'accusé. D'un point de vue général, les ouvriers, les journaliers et les employés représentent la majeure partie de ceux-ci, plus de 71% pour être plus précis. En conséquence de quoi la partie restante revient aux propriétaires. Comparons ces chiffres avec une répartition entre les individus de sexe masculin du département. Nous avons

746 En effet l'activité sexuelle masculine au-delà de la cinquantaine est mal vue. (SOHN (1996), p. 89-90.).

747 Toutefois il faut savoir qu'en dessous de seize ans, les accusés ne sont pas jugés en cour d'assises, et n'apparaissent donc pas dans nos données, aussi la proportion globale qui leur est associée est sans doute bien plus élevée. Les catégories intermédiaires donnent les chiffres suivants : à peine 17% pour les quarantenaires, plus de 18% pour les cinquantenaires et 9% pour ceux qui ont atteint la soixantaine.

748 AMBROISE-RENDU (inédit), p. 234. La période évoquée à travers cette statistique va de 1883 à 1890.

déjà évoqué en amont la dominante rurale de l'Indre-et-Loire - près des trois-quarts des accusés sont domiciliés à la campagne -, cela se vérifie a l'échelle des professions, puisqu'en 1886 plus de six hommes sur dix sont propriétaires749. Ainsi, la situation est totalement inversée, la frange la plus pauvre de la population est la plus représentée devant les tribunaux. Nuance d'importance, cela ne signifie pas nécessairement qu'ils commettent plus de crimes, car il ne faut pas oublier l'influence exercée par les règlements infrajudiciaires. Et si l'on part du principe que les propriétaires - bien que le terme regroupe des professions de fortunes diverses - sont plus aisés que les autres, ils sont dès lors plus aptes à verser une somme pour se prémunir d'une dénonciation. « Si la richesse se pare d'honorabilité, elle ne donne pas pour autant la vertu »750. Leur influence, notamment en matière d'emploi, sur une partie de la communauté - on pense aux nombreux domestiques - en fait des personnages qu'il est dangereux d'attaquer.

Descendons d'un degré et observons la situation par secteurs de métiers. Pour ce faire nous avons regroupé les professions des accusés dans des catégories que nous avons voulues les plus fidèles possibles a la réalité de l'époque751. Viennent, par ordre d'importance, les métiers de l'agriculture qui regroupent plus d'un quart des prévenus - les cultivateurs composant une large majorité de ceux-ci -, puis ce que nous avons appelé les métiers de la pierre, avec près de 17% de l'ensemble752. L'artisanat, avec plus de 13% du contingent, est bien représenté, tout comme le commerce avec ses 11,5%. Arrivent ensuite, à 8% chacun, les domestiques ainsi que le duo composé des instituteurs et des prêtres. Anne-Marie Sohn donne, a l'échelle nationale, une évaluation différente : pour cette dernière catégorie, elle avance un chiffre deux fois moins important que le nôtre753. En revanche elle accorde plus de conséquence aux domestiques en les estimant à 11%754. Elle explique la prépondérance des journaliers et valets de ferme - près d'un prévenu sur cinq - de la même manière : leur isolement dans de toutes petites communes entraîne

749 A l'échelle de la France, la différence entre les deux classes est moins nette : 55% pour la première, contre 45% en faveur de la seconde.

750 CHESNAIS (1981), p. 167.

751 Nous avons toutefois dû exclure les vingt accusés qui n'avaient pour tout renseignement que le vague terme de « journalier ~. Ils seraient a inclure dans les catégories de l'agriculture, de la pierre et de l'industrie. Celles-ci sont donc sous-représentées par rapport à leur importance réelle.

752 Dans cette catégorie nous avons regroupés les professions de l'extraction de pierre et de la construction.

753 SOHN (1996-a), p. 253.

754 Ibid., p. 255. Nous rencontrons avec cette dénomination un nouvel écueil, puisque certains accusés peuvent être renseignés, pour une activité semblable, dans une classe différente - par exemple, les cultivateurs.

une solitude sexuelle à même de provoquer des débordements du même ordre755. Les autres catégories sont d'une envergure mineure dans ce classement, notamment l'industrie avec seulement un peu plus de 4%. Difficile d'effectuer une comparaison, qui serait pourtant très utile, avec les données concernant l'ensemble des travailleurs mâles du département756. Nous pouvons tout de même donner un chiffre, celui de la part de travailleurs masculins du secteur agricole : en 1886 il en regroupe 57%, soit bien plus que la part associée aux agresseurs sexuels. Ainsi, on peut nuancer les descriptions de l'époque qui dessinent le portrait d'un paysan aux moeurs brutales sinon bestiales puisque comparée à la sexualité animale757. Comme dans le paragraphe précédent, on conclut que l'agresseur d'enfants est plutôt modeste, mais il faut relativiser cette constatation.

A présent abordons le chapitre de la situation matrimoniale, qui a son importance dans les affaires de moeurs. Celles-ci se répartissent de la manière suivante : en premier lieu les accusés sont des hommes mariés à près de 54%, ensuite viennent les célibataires qui représentent 36% du total, puis les veufs a hauteur d'un prévenu sur dix environ - mentionnons également la présence d'un seul et unique divorcé. Le Compte général de 1890 reflète une image bien différente : si les proportions sont comparables en ce qui concerne les personnes veuves, la situation est hétérogène pour les deux autres catégories. Les célibataires représentent près de 44% des accusés, la part des hommes mariés subissant logiquement un recul, avec 45% du total758. Il est nécessaire d'effectuer une nouvelle confrontation de données avec celles qui regroupent l'ensemble des habitants, et plus seulement les accusés. A l'échelle du département, ces proportions divergent, mais pas de manière très significative : quasiment 64% des hommes sont

755 Ibid. A titre de comparaison, on estime que les journaliers et domestiques agricoles représentent en 1892 environ 22% des travailleurs. (CHARLE (1991), p. 165.).

756 Les catégories créées par l'I.N.S.E.E. pour ses travaux de recherche statistique historique sont différentes de celles-ci, moins nombreuses, et parfois ambigües car pas assez détaillées.

757 FARCY (2004), p. 98.

758 A l'échelle de la France, mais sur un espace temporel plus large, Anne-Marie Sohn évalue à plus de 62% le nombre de personnes célibataires, veuves ou séparées accusées dans ce genre d'affaires. On peut expliquer en partie cette différence avec les chiffres issus de notre corpus et du Compte général par le fait que nous n'avons pris en compte que les situations régies par la législation, et donc omis de recenser statistiquement les hommes séparés. (SOHN (1996-a), p. 253.).

mariés, quand près de trois individus sur dix sont célibataires759. Presque 7% sont veufs, quant aux divorcés, ils sont en nombre si faible qu'ils n'entrent pas dans les statistiques760. Les déductions sont assez simples au premier abord puisque la hiérarchie des proportions est à peu près respectée. On peut souligner que les célibataires semblent plus enclins à abuser des enfants, mais ce n'est pas très significatif, au contraire des veufs, qui sont bien plus dangereux à cet égard à cause de leur solitude affective. Sachant que le premier mariage survient pour les hommes autour de vingt-huit ans à peine761, ces données sont bien sûr dépendantes au premier abord de celles concernant l'âge des accusés762.

Enfin, dernier paramètre à classifier, le moins objectif : l'éducation. Ces données, extraites comme les autres des fiches de renseignements contenues dans chaque dossier, et constituées à partir de critères scolaires - savoir lire et écrire -, sont sujettes à caution763. Ce sont là des éléments qui n'ont pas nécessairement d'utilité pour expliquer la personnalité du prévenu, puisque les lois scolaires ne sont apparues qu'à la fin du siècle, et qu'en conséquence une majorité des accusés n'a pas pu avoir accès a l'école. Cependant les illettrés ne sont pas une majorité, mais représentent tout de même plus de trois abuseurs sur dix, alors que les hommes a l'éducation imparfaite représentent tout juste 44% du total. Deux accusés sur dix savent lire et écrire avec facilité, quant à l'éducation supérieure, seuls 4,5% des accusés peuvent se targuer de la posséder - chiffre qu'on attribue a la présence remarquée des instituteurs et des prêtres. Nous avons comparé ces proportions avec celles que nous offre le Compte général de l'année 1890.

759 Ces données, tirées du recensement de 1886, prennent en compte uniquement les personnes de sexe masculin d'au moins seize ans, car le mariage ne devient possible qu'à cet âge. Prendre en compte la totalité des hommes aurait créé un déséquilibre en faveur des célibataires.

760 L'explication est simple : le divorce est interdit jusqu'en 1884, et a cette date il ne redevient légal que dans des cas bien précis - adultère, par exemple.

761 Louis HENRY, Jacques HOUDAILLE, « Célibat et âge au mariage aux XVIIIème et XIXème siècles en France : II, âge au premier mariage », Population, 34ème année, n° 2, 1979, pp. 403-442, p. 413. Une version électronique de la revue est disponible sur le site de Persée.

762 Il faut garder a l'esprit que la catégorie des accusés ayant entre vingt et trente ans est la plus représentée, et a priori elle contient une minorité d'hommes mariés. Cela signifie que nécessairement, la proportion des mariés en sera affectée et donc abaissée. De la même manière, on constate des écarts, mais bien plus importants, lorsque l'on étudie le nombre d'enfants de l'accusé : il ressort de notre corpus qu'un peu plus de la moitié de ceux-ci n'ont pas d'enfant, alors que les statistiques a l'échelle nationale sur l'ensemble de la population indiquent que cette proportion n'est que 21% environ, en 1886.

763 Nous avons pu constater, sans toutefois en mesurer l'impact, qu'une semblable qualité d'écriture de la part de prévenus différents peut amener deux jugements inégaux quant au niveau d'éducation a inscrire dans la fiche de renseignements.

La différence est assez nette : a l'échelle du pays et a données comparables, il apparaît que plus d'un quart des prévenus ne savent ni lire ni écrire. La part de ceux qui savent le faire est logiquement augmentée de six points par rapport à celle que nous avons calculée pour l'Indre-et-Loire : près de 71% de l'ensemble. Quant à la dernière classe, la différence entre les deux échelles est minime.

L'identité sociale de l'abuseur d'enfants se place en adéquation avec les descriptions de profils énoncés précédemment. Ces données statistiques construisent une sorte de portrait-robot de l'agresseur, ni trop jeune, ni trop vieux, tout du moins si l'on ne compare pas ces chiffres avec le reste de la population masculine. Dans le cas d'une description indépendante, on le voit comme un homme plutôt jeune, célibataire, et appartenant au monde rural et modeste. Si l'on effectue cette composition a partir de comparaisons avec d'autres échelons, on remarque une surreprésentation des hommes mûrs et des professions intellectuelles. Tout est donc une question de point de vue, même si l'historien est tenté de choisir le second.

-o-o-o-

Bien que complexe, l'abuseur sexuel se laisse examiner assez facilement, car il n'est pas avare de phrases lourdes de révélations sur les raisons de ses comportements. L'attitude des juges d'instruction, qui cherchent a remonter aux origines de l'acte, est également une source appréciable. Les accusés nous apparaissent dans toute leur diversité, combinaison de pulsions et de perversions, qui ne dessinent pas vraiment le portrait d'un seul abuseur, mais de plusieurs, dont les caractéristiques s'entremêlent certes, mais chez qui une facette ressort plus que les autres.

Aux jeunes accusés on associe plus facilement un attentat dicté par une pulsion irrépressible ou une marginalisation sexuelle, alors que les vieux cochons sont plus doux, plus attentifs a la victime, ce qui n'atténue en rien la gravité de leurs actes. Ils sont eux aussi victimes de relations, affectives comme sexuelles, sous le signe de l'irrégularité, et cherchent a se rassurer sur leurs capacités. C'est le cas de ce journalier proche de la soixantaine qui a déclaré à sa jeune victime que « malgré sa barbe blanche il était encore

bon »764. Toujours est-il que quels qu'ils soient, ces criminels sexuels cherchent a jouer de leur statut, père, voisin, ou tout simplement personne adulte765. Les attoucheurs, quels qu'ils soient, cherchent dans l'innocence de la jeunesse une voie dégagée vers un plaisir qui leur est soit interdit, soit indispensable.

764 ADI&L, 2U, 719, affaire Dufourg.

765 Pour Anne-Marie Sohn, plus de deux accusés sur dix sont des hommes de la famille, et 7% un voisin ou ami des parents. (AMBROISE-RENDU (inédit), p. 245.).

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