1.4. Des outils théoriques
Nous avons vu les difficultés que comportait la
définition du public que forment les enfants en situation de rue. Ces
définitions sont-elles maintenant à même d'aider à
notre compréhension des différentes situations ? Si l'adoption
d'un vocable approprié, ou du moins épuré le plus possible
des stéréotypes qui peuvent l'accompagner, est nécessaire
comme préalable, il nous faut désormais nous intéresser
aux outils théoriques, qui vont aider à la lecture et à la
compréhension des situations concrètes rencontrées.
Pour cela, nous pouvons nous appuyer en partie sur les travaux
de Riccardo Lucchini. Il constate que très souvent, l'enfant en
situation de rue est défini selon deux dimensions. D'abord la dimension
physique : la durée de la présence de l'enfant dans la rue.
Ensuite la dimension sociale : les liens qu'il entretient avec sa famille. Mais
cette définition ne permet pas de décrire avec précision
l'ensemble des carrières des enfants en situation de rue. Ainsi, pour
nous permettre d'affiner la lecture des situations et donc approfondir notre
compréhension de ce public, nous pouvons nous appuyer sur le
système « enfant-rue »22. Selon lui, la
définition bi-dimentionelle des enfants en situation de rue est
limitée car elle ne permet pas, ni d'apprécier la
diversité psychosociologique de ce public, ni de prendre en compte la
complexité de la rue23. Plutôt qu'une définition
figée, il propose donc un modèle évolutif24,
composé de plusieurs dimensions. Chacune des dimensions, suivant les cas
et les contextes, va prendre plus ou moins d'importance et se trouvera plus ou
moins liée aux autres :
22 Riccardo Lucchini, Enfants de la rue. Identité,
sociabilité, drogue, Genève, Paris, Droz, 1993, p. 22
23 Riccardo Lucchini. op cit, 1998, p. 348
24 Au fil de ses publications (voir R. Lucchini, 1993, 1996,
1998, 2001), l'auteur fera évoluer ce modèle, ajoutant,
regroupant, scindant ou retirant des dimensions.
Socialisation / sous-culture (5)
Motivation (7)
Identité (6)
Illustration 1: Le système
"enfant-rue"
Genre (8)
(1) Espace / Temps
(2) Opposition rue / famille
(3) Sociabilité
(4) Activité dans la rue
Les différentes dimensions du système «
enfant-rue » définissant ainsi des thématiques regroupant
chacune différentes questions.
1. Espace / temps : présence d'un ou de plusieurs
territoires, le départ et l'éloignement avec la famille, la
mobilité entre les différents lieux (famille, rue, institutions,
etc) ;
2. Opposition rue / famille : image de la famille idéale,
la rue idéalisée ;
3. Sociabilité : les formes de sociabilité (dyade,
triade, groupe, réseau, bande hiérarchisée) des enfants
dans la rue ;
4. Activité dans la rue : diversité et
intensité des activités des enfants, contexte dans lesquels elles
se déroulent ;
5. Socialisation / sous-culture : acceptation / initiation dans
les groupes, règles de coopération, gestion des conflits ;
6. Identité : les références de l'enfant,
ainsi que l'image de soi, et l'évolution de ces facteurs en fonction du
temps et des circonstances ;
7. Motivation : la rue comme un moyen de résolution des
problèmes pour l'enfant,
8. Genre : différence garçon/fille,
modalités d'insertion des filles dans les groupes de garçons,
prostitution ;
Adjacente à ce modèle, la notion de
carrière permet une lecture plus « biographique » du parcours
des enfants en situation de rue. Constituée de différentes
étapes, elle va permettre une approche particulière des
différentes dimensions proposées par le système «
enfant-rue ». Elle va en effet permettre de voir l'importance de chacune
de ces dimensions, ainsi que la manière dont elles influent sur le
parcours de l'enfant. « La carrière devient ainsi
l'élément central qui définit la place que l'enfant occupe
dans la rue. Cette place diffère d'un enfant à l'autre en
fonction de l'étape qui est la sienne à un moment donné
ainsi que des étapes qu'il a déjà parcourues. On voit donc
que les
enfants de la rue ne forment pas une catégorie sociale
homogène sur le plan psychosociologique. Même s'ils sont nombreux
à partager des histoires de vie semblables, ces histoires se traduisent
de manière différente en termes d'identité, d'insertion
dans le réseau ou le groupe, de compétences et de vécu
»25. La carrière d'enfant de la rue comporte cinq
étapes principales :
1. Le départ ou l'éloignement progressif. Soit
l'arrivée dans la rue est immédiate, soit l'éloignement
est progressif avec son milieu d'origine : famille, institution... ;
2. La « rue observée » et la « rue ludique
» est une étape lors de laquelle l'enfant conserve une certaine
distance avec la rue ;
3. la « rue alternance » ou ambivalente, où
l'enfant assume son statut ainsi que la rue ;
4. la rue refusée : la rue n'offre pas de
possibilités de débouchés ;
5. La sortie de la rue.
Cela étant dit, la carrière de l'enfant varie
d'un enfant à un autre. En effet, chacun parcourt les différentes
étapes à un rythme particulier, en avançant ou revenant en
arrière dans la carrière. De même, les étapes
présentées ici ne sont pas forcément valables pour tous
les enfants, certains ne passeront jamais par certaines d'entre elles. Ainsi,
selon Riccardo Lucchini, le parcours de chaque enfant, sa progression
particulière dans la carrière de la rue, est influencé par
un système de facteurs interdépendants :
1. Les modalités de départ dans la rue ;
2. Références et identifications ;
3. Compétences symboliques et instrumentales ;
4. Degré d'insertion/participation dans la vie sociale de
la rue ;
5. Mouvement entre les différentes champs (famille, rue,
institutions, travail informel, parenté ou connaissance, etc) ;
6. Besoins et motivations de l'enfant ;
7. Modalité de sortie de la rue ;
8. Regard adulte et institutionnel ;
En ce qui concerne la fin de la carrière, on distingue
trois modes de sortie différents : la sortie active, la sortie par
déplacement forcé ou expulsion et la sortie par épuisement
des ressources ou
25 Riccardo Lucchini, Carrière, identité et sortie
de la rue : le cas de l'enfant de la rue, Déviance et
Société, 2001/1, Volume 25, p. 81
inertie. La sortie active est liée à un projet
qui va progressivement s'élaborer tout au long du processus de sortie de
l'enfant dans la rue. La présence d'une alternative crédible est
nécessaire à la sortie de la rue, dont l'enfant contribue en
partie à en créer l'opportunité. On retrouve dans ces cas
différentes modalités de sortie :
· la sortie auto-contrôlée : les
contraintes qui freinent la sortie de la rue diminuent progressivement. La
complémentarité entre les différents champs (école,
famille, rue), qui jusque là faisaient partie d'un réel projet de
vie dans la rue, est rompue ;
· on repère une deuxième modalité,
dont l'identité sera l'élément central dans le processus
de sortie. Ici, partiellement hétéro-contrôlée, le
processus de sortie prends corps lorsqu'une complémentarité vient
s'instaurer entre la rue et, par exemple, un programme d'insertion. Si la rue
perd alors la place centrale qu'elle avait dans les références de
l'enfant, il faudra un événement fort pour catalyser ce processus
;
· La troisième modalité, également
partiellement hétéro-contrôlée, va donc
nécessiter un appui externe pour que la sortie soit effective. Ici, la
rue est vécue par l'enfant à la fois comme temporaire, donc
susceptible de se terminer à tout moment, et comme cadre de vie global.
Par conséquent, l'enfant est dès l'origine porteur d'un projet
post-rue ;
· La dernière modalité est
également fortement marquée par une composante identitaire. C'est
en effet un changement dans les comportements et le regard des adultes envers
l'enfant qui va initier le processus de sortie. Le refus d'une identité
déviante va être moteur dans le processus de sortie ;
Ces quatre modalités différent
légèrement, notamment en terme de rupture (plus ou moins
marquée) et de perception de son passage dans la rue par l'enfant
(durée indéterminée ou simple parenthèse), mais
« l'existence d'un projet, d'une alternative crédible à la
rue et d'une dynamique identitaire constituent le point commun entre les quatre
types de sortie active de la rue. »26. La sortie par expulsion
ou déplacement forcée est plus radicale. Ce sont par exemple les
cas de placements forcés dans une institution (prison, etc). La famille
n'est plus, et depuis longtemps, un recours pour l'enfant, et le retour dans la
rue s'avère difficile après une longue coupure avec la rue. La
sortie par épuisement des ressources marque sa différence avec la
sortie active en cela que l'enfant n'a pas de projet post-rue, ni non plus
d'alternative crédible à la rue. L'épuisement de ces
ressources (matérielles, symboliques, affectives, sociales) peut
être soit objectif, soit subjectif, c'est à dire perçu par
l'enfant comme s'épuisant, alors que cela ne correspond pas à un
épuisement objectif.
26 Riccardo Lucchini, Carrière, identité et sortie
de la rue : le cas de l'enfant de la rue, Déviance et
Société, 2001/1, Volume 25, p. 91
Dans ce type de sortie, la motivation est plutôt
réactionnelle, et donc moins liée à un projet pour
l'après-rue. Il y a donc plus de risque de voir des tentatives de
sorties avortées dans ces cas que dans d'autres.
Ces outils, développés à partir
d'études basées en Amérique du Sud et en Amérique
Centrale, peuvent nous permettre de lire les situations des enfants en
situation de rue. En effet, certains d'entre eux sont parfois
réutilisés et adaptés à d'autres terrains, comme
c'est le cas dans l'étude menée par Daniel Stoecklin en
Chine27. Ces outils, accompagnés d'une prise en compte du
contexte dans lequel vivent les enfants, doivent permettre de saisir les
différentes dimensions du vécu de ces derniers.
|