- Moi j'ai commencé la rue à l'âge de cinq
ans. Je viens de Dagana, [C-AM(i)][C-AP(f)] c'est mon père qui
m'a mis dans la rue, c'est mon père qui m'a mis dans le daara. C'est
à dire c'est pas la rue, c'est les daaras, et c'est nous même qui
vont aller dans la rue pour mendier, trucs comme ça.
J'étais à l'âge de cinq jusque... aujourd'hui j'ai vingt
ans. J'ai eu de la chance d'être adopté117 quand
j'étais encore plus jeune, à l'âge de quinze ans.
- A quinze ans tu es sorti de la rue alors ?
- La rue, je suis parti... je savais que j'étais
déjà adopté mais je suis resté toujours dans le
daara parce que je continuais mes études. Parce que quand j'étais
ici, le but c'était les études.
Bon la rue quand même, c'est pas facile, parce que tu es
dans le daara, c'est pas facile. Chaque jour il faut aller trouver à
manger, il faut trouver de quoi donner le marabout et tout ça.
- Quand tu dis « étude », c'est étude
coranique.
- Coranique, oui. On était dans la rue, on mendiait. Et
puis on était nombreux quand même. On était beaucoup,
certains ont réussi, certains sont rentrés chez eux, et certains
sont encore là, à St-Louis.
- A quel âge as-tu quitté le daara ?
- Maximum je peux dire... A l'âge de seize ans j'ai
quitté carrément. Après je faisais plus la rue. Là
j'ai commencé à travailler.
- C'est ton père tout seul qui a pris la décision
de te mettre au daara ?
- Oui c'est lui qui a pris la décision.
- Quand tu étais talibé donc, tu avais des amis
?
- Oui, [S-IG] j'avais des amis dans la rue, mais on
était des frères, pas des amis parce que on fait tout ensemble,
depuis tout petit on a grandi ensemble. On mendiait, on a
travaillé un peu, on s'est battu dans la rue, tout ça.
Malgré... Quoi qu'il arrive aujourd'hui, bon. Certains regrettent
d'avoir été dans la rue, mais moi j'ai pas regretté
d'avoir été dans la rue, parce que la rue ça m'a beaucoup
appris dans ma vie. Il y en a d'autres qui n'ont pas eu la chance que j'ai eu
moi.
- Ça t'as appris quoi par exemple ?
- Ça m'a appris la vie, beaucoup de choses.
- A te débrouiller ?
- Oui, à me débrouiller, parce que si tu es dans
la rue, et que tu es pas débrouillé... Tous les enfants qui sont
dans la rue, tu peux les appeler des débrouillards. Les jeunes de dix
ans qui trouvent tout, tout ce que la famille devrait faire, il va le faire.
C'est toi qui doit trouver la bouffe, c'est toi qui doit trouver de l'argent
pour toi, c'est « chacun pour soi et Dieu pour tous », on peut dire
ça. Parce que le marabout faut qu'on lui ramène de l'argent, pour
nous
trouver à bouffer, et on se débrouillait.
[S-IC] Bon, moi j'ai eu beaucoup de contacts quand j'étais
jeune, on a eu beaucoup de gens qui nous aidaient autour. Comment
on
peut dire.... ? Ce qui était le plus difficile
c'était... Beaucoup de familles, des SaintLouisiens nous ont
beaucoup aidé, ils nous donnaient à bouffer, de quoi laver, nous
donnaient des habits pour s'habiller, tout ça. Donc
voilà. Donc je connaissais beaucoup
117Ici, il ne faut pas comprendre le mot « adopté
» comme on pourrait l'entendre en France, c'est à dire comme un
statut officiel issu d'une procédure administrative. Dans ce cas,
l'expression « prendre sous son aile » rend mieux compte de la
réalité que recouvre ce mot. C'est en effet une personne qui
progressivement lui a apporté son aide, l'a éduqué, lui a
un peu appris à lire/écrire/compter, l'a nourrit, logé,
puis lui a trouvé un travail.
de familles à St-Louis qui nous ont beaucoup
aidés. Parce qu'après on s'est retrouvé,... pas la Liane,
j'ai oublié comment s'appelle... [S-IC] chez les canadiens,
c'est là-bas que tout à commencer, c'est là-bas qu'on a
commencé à avoir la vraie vie quoi ! A l'âge de
treize ans, c'est là-bas qu'on a commencé à
apprendre un peu la vie : à lire, à écrire, parce
qu'il y avait une femme qui s'appelait C.. Moi avant j'étais avec D., et
c'est lui qui m'a appris à lire, après il est parti en France, et
C. est arrivée, et moi [S-IC] j'ai laissé le centre pour
travailler avec G.. Ça a changé carrément pour
quoi. Il m'a appris à lire, parce que avant d'aller travailler, je
faisait que coranique et l'école, avec un monsieur qui s'appelait M. F..
C'est lui qui était tout le temps là-bas qui m'apprend à
lire et à écrire. Après j'ai grandi, j'ai commencé
à traîner et il m'a trouvé une situation, du boulot dans un
supermarché, j'ai quitté mes études. J'avais un
salaire.
- C'était vers quel âge ça donc ?
- Ça a commencé à partir de l'âge de
16 ans jusque maintenant. G. m'a appris pas mal de choses hein : à
travailler, la vie, les bonnes manières, l'amour de la vie. Aujourd'hui
tout ce que je peux dire, tout ce qui est en moi aujourd'hui c'est lui qui a
mis tout ça dans ma tête. Il m'a bien aidé dans ma vie.
- Quand tu étais talibé, il y a des moments
où tu voulais rentrer chez toi ?
- Oui, beaucoup de moments, parce que, en fait, quand tu es
encore jeune, tu vois, c'est dur, parce que dans le daara, il faut avoir le
courage pour rester là-bas. T'as des jeunes - nous on étaient les
plus jeunes - il y a les plus âgés qui étaient
derrière nous, c'est eux qui nous soutenaient pour pas retourner. Mais
j'ai pris la fuite mais je suis resté à St-Louis, parce que je
savais pas où était le chemin, je savais pas beaucoup de choses
et on m'a attrapé et mis dans le daara. Et puis je suis resté
dans le daara, parce que dans le daara on y passe là-bas, parce que on
apprend le Coran, on apprend. Il faut apprendre bien les choses.
- Et quelles autres choses t'ont empêché de
retourner à Dagana ?
- Bon. Aussi, je savais que si je retournais chez moi, mon
père me ramènerait encore ici. Ça m'a empêché
de fuguer, et parce que Dagana, je ne connaissais pas beaucoup de choses
làbas. J'ai quitté à l'âge de cinq ans, et
moi j'ai grandi ici. Tous les enfants étaient là, tous mes potes
que j'ai connu au daara étaient là. Ça m'a
empêché. Et je savais que si j'y allais et que je revenais,
ça allait être plus dur, je voulais pas ça.
- Je dis quelque chose de juste si je dis : « tu es
resté à Saint-Louis parce que tu avais tes
« frères », comme tu dis, et c'était
avec eux que tu te sentais le mieux peut-être » ?
- Bon, ça peut jouer, parce qu'avec eux j'ai
évolué, on s'entendait bien, je me sentais bien. - Il y auraient
d'autres chose qui t'ont inciter à rester à St-Louis ?
- Je vois pas d'autres choses qui m'ont fait rester à
St-Louis
- Tu pensais à d'autres solutions pour retourner à
Dagana ? Ou quitter le daara ? Peut-être une association ?
- Oui, mais dans les associations on avait peur de passer
là-bas, parce que qu'on nous disait de
ne pas y aller, et si le
marabout était au courant qu'on était passé dans une
association...
Parce que les marabouts ils voyaient les associations contre
les daaras. On voulait pas y
aller. Mais y'avait une dame, quand elle est
venue, elle a parlé avec les marabouts. Elle a
dit : Ça sera plus comme avant, ils vont rester là
avec nous, mais juste ils vont venir apprendre.
- Quelles étaient les activités ? des petits
boulots ? Des jeux ?
- On allait au marché Ndar Tout pour aller bosser dans
les poissons, laver les poissons pour gagner un peu de sous, et après on
allait jouer au foot. On était dans le marché pour gagner un peu
de sous de temps en temps. Tous les jours presque, chaque matin, quand on
descend le midi, on partait dans le marché pour gagner de l'argent, et
le soir, on partait jouer au foot.
- Et la mendicité ?
- Oui, aussi. On partait au marché le matin, à
11h, et on restait là-bas, jusque 1h, 2h, et après on partait
mendier pour trouver quelques chose à manger. Après, si on
bouffe, on ramène de la bouffe au daara, au marabout, et à 17h,
nous on partait jouer au foot, mais d'autres partaient pour travailler ou
mendier. Et le travail recommence à 19h.
- Où était ton daara ?
- Au nord
- Et pendant tes activités, tu n'étais jamais seul
?
- Y'avait tout le temps... bon des fois ça arrive
d'être seul. Quand je commencais à fréquenter les toubabs,
j'ai commencé à partir tout seul moi-même. Quand
j'étais jeune, j'avais des potes français, j'ai commencé
à partir tout seul avec eux pour aller chez eux. J'ai
préféré partir tout seul. Mais, en même temps, je
restais toujours avec mes amis. Quand je partais seul, c'était pour un
moment, je restais là-bas et je retournais avec eux.
- Donc à quinze ans, on t'a adopté, et on t'a
donné des petits boulots, et progressivement, c'est comme ça que
tu as quitté le daara.
- Oui, c'est ça qui nous a vraiment poussé
à partir. Un moment, le marabout était en voyage, on a
commencé à grandir, les plus grands étaient
déjà partis pour trouver autre chose, et nous on restait
là-bas. On partait étudier, on revenait, mais à
l'âge de 15 ans, j'ai commencé à bosser, à
connaître G., et [C-SA] carrément j'ai quitté.
Parce que j'étais malade. Avant au daara, j'ai commencé à
être malade et là, avec ma maladie, j'ai quitté
carrément.
- Tu ne regrettes donc pas d'être passé dans la
rue. D'avoir fait le daara...
- Non
- Il y a un âge limite pour le daara ? Où le
marabout vous dit de partir ?
- Ça dépend, ça dépend... Oui, il y
a un âge limite, si tu as bien appris le Coran, si tu es
âgé. Parce que il y a des daaras où il n'y a pas
d'âge limite. Bon si tu es âgé, le marabout va essayer de
contacter tes parents, pour que tu puisses rentrer, rencontrer ta famille. Au
bout d'un moment, lui ne te retient plus. Tu demandes la permission et il te
laisse partir. Je peux pas dire pour les autres marabouts, mais mon marabout,
si tu es âgé, il va te laisser partir. Y'a des talibés qui
ont vingt ans, qui ne rentrent pas, juste les études coraniques et
bosser. Ils restaient toujours, parce que tu peux toujours apprendre le
Coran.
- Donc à un certain âge, si tu veux, tu peux partir
tout seul ?
- Oui, si tu veux tu peux partir.
- Mais si tu pars à 7 ans par exemple, là on va
venir te chercher...
- Oui, là c'est pas possible. Vers 20, 21 ans. Nous on a
eu de la chance de sortir tôt du daara, parce que nous on a bien appris.
Ce que d'autres mettent plus de temps nous on a bien appris. On était
très jeune, on a bien appris. A l'âge de 15 ans, on comprenait
tout le livre. Quand tu dis une ligne, nous on savait ce que tu dis, où
c'était... on savait bien. Et le marabout, il faisait confiance, il
savait qu'on apprenait bien. « Jusqu' à présent c'est pas
assez... ». Bon nous on a décidé de partir jeune, mais y'en
a qui sont restés. [I-SP] Après, moi j'ai eu d'autres
idées, d'autres visions, c'est là que j'ai eu envie de partir
quoi.
- Tu veux rajouter quelque chose sur ce qu'on vient de dire ?
Compléter ?
- Bon, juste, moi, je regrette rien d'être passé
dans le daara. Peut-être juste une chose qui m'a frappé, c'est pas
retourner dans la famille. C'est ça qui m'a gêné. Le fait
de grandir sans famille. Mais sinon, je ne regrette rien. Je n'en veux pas
à mon père, ni à ma mère. Je leur dit même
merci. Ça m'a aidé dans ma vie et ça m'a fait comprendre
beaucoup de choses. Certains se retrouvent dans le banditisme, ces choses. Moi
j'ai eu de la chance. Le daara m'a apporté. Si j'étais pas dans
le daara, je serais pas ici. Ça il faut le comprendre. Je serais
à Dagana, je ne sais pas ce que je serais devenu. Aujourd'hui,
après le daara, je travaille, je gagne ma vie... Tant mieux !