1.2. L'identité, marqueur du refus de la rue
Dans les cas que nous avons étudiés, et au
regard des résultats de l'enquête, nous avons mis en
lumière une sorte de refus de la rue de la part de certains enfants. Ils
nous montrent qu'ils ont gardé tout au long de leurs parcours un
certaine distance avec la rue, et cette distance est particulièrement
perceptible au travers des dynamiques identitaires.
Hassan, ce jeune confié à sa tante dont nous avons
déjà parlé, se retrouve dans la rue confronté
à des insultes de la part d'autres enfants.
... mais j'ai vraiment été emmerdé
là-bas parce qu'on arrêtait pas de se moquer de moi. A chaque
fois, il y avait des jeunes qui me traitaient de « fakhman, fakhman !
», ce qui me faisait mal. J'allais jusqu'à me battre sur ces
provocations.
Nous avons vu plus haut ce qu'est un fakhman. Or ici, Hassan
refuse cette catégorisation stigmatisante, alors que si l'on se
réfère à ce qu'est un fakhman étymologiquement
(voir page 32), il est effectivement un enfant en situation de rue suite
à une rupture avec son milieu d'origine. Mais
souvent, ce sont les fakhmans eux-mêmes qui choisissent
de se dénommer ainsi, marquant par là une identification
particulière à la rue, à leur groupe, etc. Il n'y a rien
de tout cela dans le cas de Hassan, qui reste seul, sans contact avec ses
pairs, et rejette donc cette étiquette :
- Tu ne te considérais pas comme un fakhman
donc.
- Non [...] Un fakhman n'est rien d'autre qu'un bandit, et
c'est quelqu'un qui aime la facilité, qui ne va pas chercher du travail
et agresse les gens, c'est comme ça qu'il fait.
Il refuse donc de se voir associé à ce qu'il
perçoit comme des enfants ou adolescents violents, voleurs, etc. Ses
réactions (il va jusqu'à se battre) montrent que l'image qu'il
renvoie est importante pour lui, et qu'il souhaite donc la préserver, en
se défendant dès que cette dernière est mise en cause. Il
se définit simplement, de la façon suivante :
Je me considérais comme un être humain qui
cherche à se débrouiller dans la rue.
La rue n'est donc que le lieu où il se trouve et dans
lequel il essaye de s'adapter pour « se débrouiller ». Hassan
n'est dans la rue que parce qu'il n'a pas d'autres solutions : son milieu
d'origine lui est défavorable, et il ne voit, pour le moment pas d'autre
moyen que d'essayer de trouver du travail pour réussir à
survivre. Il ne va donc pas chercher à rejoindre un groupe de jeune de
la rue, mais tenter de s'en sortir par lui-même, par des biais qui lui
semble « honnêtes », en opposition à une voie qui
paraît plus dangereuse (car associée à la violence, au vol,
etc).
C'était angoissant parce que j'étais tout le
temps dans mes pensées à vouloir savoir « qu'est ce que je
dois faire ? », « Qu'est-ce que je peux faire ? », «
Trouver du travail le plus rapidement possible ».
Ce genre de questionnements est aussi présent chez
Cheikh, qui lorsqu'il raconte son histoire, nous dit qu'il se questionnait
toujours sur sa présence dans la rue. Ayant fui sa famille par crainte
de subir des coups de la part de son oncle, il se retrouve rapidement à
Touba, où il va s'intégrer à un groupe d'enfants en
situation de rue.
Je suis resté en coin, je me suis posé la
question « qu'est ce que je fais dans la rue comme ça ? » [...
et plus loin : ] Je me suis posé la question « mais qu'est-ce que
je fais dans la rue ? »
Par ces questions, on sent que Cheikh a du mal a assumer sa
présence dans la rue, car la vision qu'il a de lui-même n'est pas
conforme à sa situation actuelle. Plus loin, il va montrer son
désaccord avec certaines pratiques de son groupe, et certaines
représentations sociales.
... moi je n'ai jamais mendié [...] Je ne veux pas
mendier. Même des fois il y a quelqu'un qui m'appelait «
talibé », mais non moi je lui dis que je ne suis pas un
talibé.
[...] ils m'ont montré où ils dormaient,
tout ça... Il y a un seul problème, c'est que eux, ils volent.
Mais moi je n'ai jamais volé. A 6h du matin ils quittent la gare pour
aller dans le garage mécanicien pour voler le fer et aller le
revendre.
Cheikh refuse le vol et la mendicité, et refuse
également d'être confondu avec un talibé. Cela marque le
souhait chez lui de conserver une image de soi positive, en refusant les
activités qu'il juge mauvaises et en souhaitant se démarquer des
talibés mendiants (ce qu'il n'est pas) aux yeux des autres, car il ne
pratique pas la mendicité. Ici aussi, comme pour Hassan, il veut s'en
sortir « honnêtement ». Il faut noter que dès son
arrivée dans la rue, Cheikh est porteur d'un projet de sortie : trouver
un médiateur pour l'aider à retourner dans sa famille. Ce souhait
va ensuite le guider à Saint-Louis où il trouvera de l'aide.
Après j'ai voulu venir à St-Louis, parce que
j'entendais tout le temps que St-Louis est la première capitale du
Sénégal. J'ai dit que donc, il y aurait peut-être quelqu'un
qui va m'aider dans ma situation.
[...] Je n'étais jamais venu à St-louis,
même moi je ne connaissais pas ce qu'était le centre, mais je
voulais parler avec ma mère et mon père pour que le
problème se règle, on m'a présenté le centre, on
m'a expliqué comment ça fonctionne le centre...
Cheikh n'a donc jamais eu l'intention de rester dans la rue.
Il est porteur depuis le début d'un projet post-rue, celui de retourner
dans sa famille. Il est un enfant poussé à la rue113,
face à un climat défavorable. Il ne perçoit la rue que
comme une passade temporaire, mais rendue nécessaire à cause de
certaines violences familiales, à laquelle il compte mettre un terme en
cherchant des appuis extérieurs. Nous sommes là dans la cas d'une
sortie active et auto-controlée de la rue.
Mamadou marque également, à sa façon, son
rejet du vol au sein de son groupe. Il a fui de chez lui car son grand
frère voulait le battre, et s'est retrouvé à Dakar. Il
noue rapidement des liens avec d'autres enfants et fréquente quelques
réseaux d'autres personnes en situation de rue (certains Baay Fall par
exemple). Il nous raconte le vol qu'il pratique avec un groupe :
Chacun avait un rôle, car notre principale
activité était le vol et dans ce vol, chacun avait son
rôle. Moi, je n'ai jamais volé. Mon rôle, c'était de
guetter si il y a un danger, et je les avertissais. Ce qui se passait, ils
venaient dans les maisons pour demander l'aumône et y'a qui
présentaient les salutations. Ils disaient «Assalâm
aleïkoum» et si quelqu'un ne répondait pas, ils savent que y'a
personne dans cette maison, ou personne qui n'est encore
réveillé, et il lance le message et les autres vont commettre
leur forfait.
- C'est toi qui a choisi ton rôle parce que tu ne
voulais pas voler ?
- Je n'avais jamais volé, et quand on a partagé
les rôles, j'ai dit que je ne volais pas.
113Nous entendons « poussé à la rue » au
sens où le Fatou Dramé (voir page 33).
Donc on m'a donné un autre rôle.
- Pourquoi tu ne voulais pas voler ? - Non, voler c'est pas
bon.
Il sait le vol nécessaire à sa survie, mais
souhaite s'y associer le moins possible, ne pas commettre l'acte en
lui-même, ce qui l'amène à prendre un rôle de
guetteur. Il signifie là son désaccord avec certaines pratiques
qui peuvent avoir lieu dans la rue. Plus loin, il dira à propos de dames
qu'il a rencontrées et à qui il rendait des services moyennant un
pécule.
Ça m'a permis aussi de rencontrer des gens bons qui se
sont occupés de moi, qui m'ont aidé. Elles m'ont emmené
chez elle, m'ont donné le petit déjeuner.
Mamadou a parfaitement conscience des dangers de la rue. Il le
signifie par la difficulté morale qu'il a à voler et par la
reconnaissance qu'il porte au gens qui vont le sortir de sa situation ou qui
vont temporairement l'aider. Mohamed n'est pas non plus en adéquation
avec sa situation dans la rue. Nous l'avons déjà vu, il a
été confié à des Baay Fall, et, s'il dit être
Baay Fall, il n'apprécie pas du tout son rôle.
... j'étais Baay Fall. [...] ça ne me plaisait
pas.[...] ... ils maltraitent les enfants...en les tapant tous les
jours.
Ce qui se joue chez Mohamed à ce moment n'est pas
uniquement de nature identitaire. Il dit en effet victime de maltraitance et
forcé à la mendicité. Sa mauvaise situation pourrait alors
être le facteur le plus influent sur sa motivation à quitter son
milieu. Toutefois, il nous dit plus loin ne plus vouloir être Baay Fall.
Depuis son arrivée au centre il y a deux ans, les autres enfants et
adolescents, et parfois les éducateurs, l'interpellent par la
dénomination Baay Fall et non par son prénom. Ce surnom
de Baay Fall est inscrit jusque dans son dossier au centre («
Mohamed [...] dit Y. ou dit Baay Fall »). Il
semble s'être habitué à cette façon de faire, bien
qu'il réponde parfois par des signes d'énervements, en tirant la
tête, ou en faisant mine de ne pas entendre jusqu'à ce qu'on
l'appelle par son vrai prénom. Il continue donc d'essayer de se
détacher de ce patronyme dans lequel il ne se reconnaît pas, et ne
s'est jamais reconnu.
Les cas que nous avons abordés ici sont significatifs
d'un manque d'adhésion aux représentations qui sont liées
à la rue, que ce soit par des activités (le vol, la
mendicité, la drogue), ou par des catégories de personnes (Baay
Fall, fakhman, talibé mendiant). Il n'y a pas (ou peu) d'appropriation
symbolique (au niveau des représentations) de la rue de la part de ces
enfants. Cela est probablement dû au fait que, dès le début
de la carrière, certains sont dores et déjà porteur
d'un
projet de sortie, d'une envie de quitter la rue le plus
rapidement possible, et sont donc à la recherche d'aide (d'appuis de la
part d'une tierce personne ou d'une institutionnelle, etc). La rue n'est
souvent qu'un milieu dans lequel il faut s'adapter mais qui n'a pas vocation
à devenir un lieu de vie permanent sur le long terme, car elle n'offre
pas d'avenir viable.
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