Chapitre 4 : Problématique et questions de
recherche
Basés sur ces rapports, nous pouvons dresser un
panorama des enfants en situation au Sénégal. Ce travail peut
nous éclairer sur le contexte, sur certains facteurs d'arrivées
dans la rue et les activités de ces derniers. Toutefois, il ne permet
pas de définir avec précision quels sont les freins qui vont
empêcher ou retarder l'enfant vers sa sortie de la rue. Qu'est ce qui lie
l'enfant à la rue ? Quels éléments rattachent l'enfant
à sa situation de rue ? Comment un enfant arrive à sortir de la
rue ? Pour répondre à ces questions, nous chercherons à
voir ce que sont les références de l'enfant lorsqu'il est dans la
rue. Ainsi, deux dimensions, intimement liées l'une à l'autre,
sont à étudier en particulier. D'abord le processus de
socialisation, puis l'identité de l'enfant.
4.1. La socialisation et l'identité
Généralement, la socialisation est
définie comme un « processus d'intériorisation des normes
sociales. [La socialisation] comprend la socialisation primaire, qui s'effectue
généralement sous l'influence de la famille, puis de
l'école, de la naissance à la "jeunesse". La socialisation
secondaire s'effectue à partir de la socialisation primaire
(métier, vie de couple...) et jusqu'à la fin de l'existence
»91. Cette définition sociologique de la socialisation
permet de rendre compte du processus d'apprentissage, d'intégration des
normes collectives par l'individu. Le caractère holiste de cette
approche masque une face plus subjective de la socialisation. Pierre Tap parle
de la socialisation comme de deux catégories articulées entre
elles. D'un côté, il y a donc l'intégration sociale, comme
processus externe et centrifuge, qui commence par l'initiation de l'individu
(les apprentissages nécessaires à l'entrée dans le groupe
ou système social), puis se poursuit par son insertion (inscription de
l'individu dans le système) et se termine par son intégration,
c'est à dire l'« articulation coopérative des
différences et des ressemblances avec les autres membres du
système »92. De l'autre côté, il y a
l'intégration psychique, processus interne et centripète, dans
lequel l'individu va dans un premier temps identifier les acteurs sociaux et
s'identifier à deux, puis va progressivement intérioriser leurs
caractéristiques pour finalement se les approprier. Ce double mouvement
est donc constitué à la fois d'un processus externe, dans lequel
le groupe, le système ou la société va inclure
progressivement l'individu en son sein, et d'un processus interne, où
c'est l'individu qui va de lui-même s'approprier les
caractéristiques de ce groupe, système ou société.
Pierre Tap ajoute que « l'acteur social ne cherche véritablement
à s'adapter à son milieu social, à s'y intégrer,
que dans la mesure où il a le sentiment de pouvoir s'y réaliser,
non pas seulement à travers la satisfaction de ses désirs, mais
grâce à la possibilité d'y faire oeuvre, de transformer tel
ou tel aspect de la réalité extérieure, physique ou
sociale, en fonction de ses propres projets »93. Avec cette
définition bipolaire et cette remarque, on voit déjà se
dessiner les contours des liens entre la socialisation et l'identité.
La personnalisation est la construction de la
personnalité. On entend ici par personnalité la structure
permettant à l'individu de coordonner et hiérarchiser ses
conduites en fonction du contexte (des nécessités de l'action, de
l'environnement, etc). La personnalisation est donc processus d'apprentissage,
d'unification, de coordination, de contrôle et de riposte en fonction des
exigences spatio-temporelles et institutionnelles. On la décompose en
cinq dimensions :
91 Philippe Ruitord, Précis de sociologie, Paris, PUF,
2010, p. 658
92 Tap Pierre, Socialisation et construction de
l'identité personnelle, in (sous la direction de) Hanna Malewska-Peyre
et Pierre Tap, La socialisation de l'enfance à l'adolescence, Paris,
Puf, 1991, p. 52
93 Pierre Tap, op cit, p. 53
· la quête de pouvoir : c'est avoir une marge de
manoeuvre dans la négociation avec autrui ;
· la quête du sens et de la signification.
L'individu a besoin d'accorder du sens à toutes les dimensions de la vie
(signification du monde, de la vie, de la mort, de la société, de
la culture, mais aussi de l'autre et de lui-même) et ceci, en fonction de
sa propre histoire, de ses origines et des désirs. Ce sens, il peut
l'acquérir à travers des référents collectifs et
dans les groupes auxquels il appartient et adhère ;
· la quête d'autonomie : l'individu veut se
prendre en charge et construire ses propres limites, les règles de jeu
qu'il accepte de se donner lui-même. Il accepte également de
prendre en charge ce que l'on avait fait de lui ;
· la hiérarchisation de nouvelles valeurs : face
aux situations conflictuelles qu'il rencontre, le sujet est tenu de
"réorganiser les conduites personnelles, de les accorder ou de les
opposer entre elles par les significations et le rôle qu'il leur
prête dans le traitements de ses conflits". Ainsi, il est obligé
d'opter entre différentes représentations réalisées
ou idéalisées de soi, entre valeurs antagonistes ;
· la réalisation de soi : c'est réaliser
pour se réaliser. Grâce à l'actualisation des quatre
dimensions précédentes, le sujet en vient à se
créer lui-même grâce aux groupes auxquels il participe et
qui sont eux-mêmes des créateurs.
Pierre Tap dénombre également cinq dimensions
à la socialisation : l'identification des modèles sociaux ;
l'identification des styles, des images, des représentations et des
valeurs sociales ; l'appropriation des règles et des compétences
sociales ; l'initiation par le groupe : c'est la réorganisation des
apprentissages et des statuts ; l'intégration sociale ou insertion dans
de multiples réseaux. Pour lui, la socialisation est
nécessairement liée à la personnalisation car ces deux
éléments sont concourant dans la construction de la
personnalité. Il établit ainsi une concordance dimensionnelle
entre ces deux processus comme suit :
Socialisation
|
Personnalisation
|
intégration sociale
|
réalisation de soi
|
insertion réticulaire
|
orientation par le projet
|
initiation par le groupe
|
promotion par le pouvoir
|
appropriation règles et compétences
|
Estimation et hiérarchisation des valeurs
|
Intériorisation des styles, imaginaires,
représentations, valeurs
|
Conscientisation, quête du sens, identisation, esprit
critique
|
Identification, attachements et défenses
|
Autonomisation, liberté d'action, autocontrole
|
|
Tableau 1: Concordance entre la socialisation et la
personnalisation selon Pierre Tap
Mais personnalisation n'est pas identité. Si ces deux
notions sont liées, elles ne sont pas similaires. Le mot identité
vient du latin idem, qui signifie « le même ».
L'identité est donc ce qui fait qu'une chose est de même nature
qu'une autre (on parle en effet de « contrôle d'identité
»). L'identité chez l'enfant est en partie liée au
développement affectif (voir page 10 et suivantes). Freud définit
l'identification comme le processus par lequel l'enfant s'assimile à des
objets ou des personnes extérieures. En sociologie, l'identification est
liée à la théorie des rôles et des groupes de
références (groupe auquel l'individu s'identifie, emprunte ses
normes et valeurs sans pour autant en faire partie). L'identification est le
processus central de la dynamique identitaire : identification aux images des
parents ; des frères et soeurs ; des camarades ; aux idéaux et
modèles de la famille et de la culture (à travers des personnages
mythiques, les vedettes, les héros, etc). « Tout au long de son
développement, il [l'entourage] lui inculque des normes et des
modèles auxquels il est invité à se conformer
»94. L'identité peut être saisie de plusieurs
manières, via l'une de ses multiples composantes : le sentiment de soi
(la façon dont on se ressent) ; image de soi (la façon dont on se
voit, dont on s'imagine) ; représentation de soi (façon dont on
peut se décrire) ; continuité de soi (ce que l'on est
intérieurement) ; soi social (celui qu'on montre au autre) ; soi
idéal (celui que l'on voudrait être) ; soi vécu (celui que
l'on se ressent être), etc. La construction de l'identité
personnelle se fait selon cinq processus successifs, mais intriqués :
· La subjectivation primaire : «
l'individu-sujet est un acteur qui consomme et produit, et un interlocuteur qui
communique et apprend, dans des rapports de savoir et de savoir-faire. Sur
cette base l'enfant va pouvoir devenir cause de sa propre action et de son
propre
94 Edmon Marc, « La construction identitaire de l'individu
», in Halpern Catherine (coordonné par), Identité(s).
L'individu, le groupe la société, Auxerre, Sciences Humaines
Éditions, 2009, p. 32
changement »95 ;
· La socialisation : L'individu apprend à jouer
des rôles, des personnages, des manières d'être. Il assimile
des systèmes de communication et apprend à tenir compte des
conditions d'extériorisation et d'ouverture à l'égard des
personnes ;
· Identisation : c'est l'« histoire complexe de la
continuité de l'image de soi dans le changement et de l'actualisation
continue d'identifications multiples, enrichissant ou appauvrissant, selon les
cas, l'image de soi »96. L'individu acquiert son
identité à la fois dans l'histoire culturelle et dans son
histoire personnelle. L'identisation peut être vue comme le
développement progressif d'un « soi-même », d'un style
singulier, à partir des styles collectifs, sans pour autant en
déformer les traits caractéristiques (nous abordons la notion de
style un peu plus loin) ;
· La personnalisation par auto-contrôle :
coordonne et hiérarchisation des conduites en fonction des
nécessités de l'action et du besoin interne d'intégration.
Cela implique un effort d'unification, de contrôle et défense de
soi, selon les circonstances ;
· La personnalisation par invention : ce sont les choix,
les décisions, les orientations, c'est donner un sens à sa vie,
aux objets, aux situations et aux relations.
Dans cette construction, à chaque processus est
associé une structure. Ainsi, ce sont la « personnalité
sociale (ensemble des personnages, rôles, identités
sociales), identité et personne qui mobilisent,
orientent et transforment la personnalité du sujet
(acteur) »97. Pierre Tap propose donc un modèle de
l'identité basée sur huit dimensions :
· la continuité dans le temps ;
· la cohérence (unité) : dans un double
mouvement constructif (intégration psychique) et défensif
(défense de l'intégrité) ;
· La positivité (valorisation, évaluation,
estime). « tout individu a besoin d'une estime de soi construite dans
l'action, la prise de position et de rôle. Il a besoin de se valoriser
à ses propres yeux, aux yeux des autres ou de ses groupes
d'appartenance. Il a besoin de se sentir digne d'amour et de confiance,
d'être considéré dans sa valeur et dans ses
compétences »98 ;
· la différenciation interne : c'est
l'organisation dynamique interne du corps, des rôles et
95 Pierre Tap, op cit, p. 59
96 Pierre Tap, op cit, p. 59
97 Pierre Tap, op cit, p. 60
98 Pierre Tap, op cit, p. 67
statuts, des « nous », des idéologies, des
valeurs vers une unité du « moi », nécessaire mais
utopique ;
· La différenciation externe : l'identité
se construit dans l'opposition au monde extérieur. Elle se
reflète au niveau des sentiments (sentiment d'être cause,
d'être responsable et autonome ou, au contraire, dépendance et
sujétion) ;
· l'affirmation de soi : processus de défense par
offensive ;
· l'originalité (unicité) :
l'identité comme unicité incomparable (va jusqu'au refus de
l'imitation d'un modèle, ou négation de toutes ressemblances). Ce
sentiment coexiste avec celui de vouloir être conforme aux normes de son
groupe.
· la relance : dans une situation difficile cela
implique plusieurs stratégies : éliminer obstacle, le fuir, le
contourner ou réduire/dépasser le caractère angoissant et
démoralisant de la situation.
Certains de ces mécanismes peuvent être soumis
à rudes épreuves, surtout chez les enfants en situation de rue,
qui traverse un parcours semé d'événements parfois
traumatisants. Or, « dans des situations de crises ou de ruptures
(intrapersonnelle, interpersonnelle et/ou institutionnelle) ces
mécanismes [régulation de la cohérence, continuité
et positivité] peuvent s'avérer insuffisants »99
Dès lors, de ces éléments sur la
construction identitaire et sur les différents aspects de
l'identité personnelle, on peut dire que, à l'image du
développement de l'enfant en général, que «
l'identité se construit dans un double mouvement d'assimilation et de
différentiation, d'identification aux autres et de distinction par
rapport à eux »100. On voit clairement que
l'identité est une construction complexe et dynamique, en tension entre
l'individu et les différents collectifs (les groupes, les
sociétés, etc) dans lesquels il est impliqué. La notion de
style, empruntée à l'art, peut venir éclairer l'influence
du collectif sur l'identité. Un style est un « système
institué de code, de procédure et de recette permettant de
définir, de recenser et catégoriser un oeuvre, une production, de
la classer dans le genre dont elle fait partie et qui la spécifie. On
pourrait ainsi dénombrer autant de style que de genre
»101. Les identités collectives (de genres, familiales,
nationales, régionales, ethniques, etc) peuvent se voir appliquer la
même définition. Les individus souhaitant s'intégrer en
viennent à adopter les styles du groupe en question. Ainsi, à
l'image des styles, les identités collectives sont à la fois un
moyen (l'emprise de institutions ou groupes socioculturels) pour situer les
individus et les
99 Pierre Tap, « Identité et exclusion »,
Connexions, 2005/1 no 83, p. 65
100Edmon Marc, « La construction identitaire de l'individu
», in Halpern Catherine (coordonné par), Identité(s).
L'individu, le groupe la société, Auxerre, Sciences Humaines
Éditions, 2009, p. 29
101Pierre Tap, op cit, p. 61
inciter à agir en fonction d'un cadre d'orthodoxie
idéologique.
Le groupe est un élément important de la
dynamique identitaire, surtout dans le cas des enfants en situation de rue qui
se retrouvent détachés des figures familiales classiques, et
n'ont donc parfois que la rue et leurs pairs comme principales
références. « L'identité des enfants des rues se
modèle en fonction des rencontres et des expériences
vécues dans la rue »102. Pour Dominique Oberlé,
un groupe se définit par les liens qui le traversent, et qui unissent
ses membres103 : le lien imaginaire (les désirs, les
rêves entrent en résonance, et le groupe prend forme) ; le lien
fonctionnel (les techniques, les procédés, les savoir-faire) ; le
lien normatif (l'adhésion à un système de valeurs, de
règles). Il précise qu'un processus de différenciation est
toujours à l'oeuvre lorsque qu'un groupe se constitue, mais il est plus
ou moins marqué. En effet, on se construit toujours contre quelque
chose, ou en réponse à quelque chose. Il ajoute que les
différents éléments qui constituent un groupe sont ses
membres, les buts du groupe, les valeurs, les normes, les modalités de
communication et de commandements, les statuts et rôles des participants,
ainsi que le manière dont tous ces éléments sont
perçus par les participants, et les représentations qu'ils
forgent. Pierre Tap précise que le groupe va plutôt permettre
à l'individu de s'affirmer si ce dernier est en confiance, se sent en
sécurité dans le groupe. Dans le cas contraire, l'individu aura
plutôt tendance à se référer au groupe pour
s'identifier104. Deux processus concernant les normes du groupe sont
à l'oeuvre105. D'abord un processus de normalisation, dans le
cas où les normes sont absentes au départ, on les crée au
fur et à mesure. Ensuite, le conformisme, dans le cas où les
normes pré-existent et sont soutenues par la majorité du groupe,
et où un individu est donc amené à modifier ses opinions
ou comportements pour y adhérer, ou y rester. Ce conformisme de
l'individu se fait pour trois raisons différentes : par complaisance
(conformisme utilitaire, on ne se fait pas remarquer, on ne veut pas de
problème) ; par identification (pour concerner un relation positive au
groupe, avec comme enjeu un « acceptabilité sociale ») ; par
intériorisation (ainsi, l'individu n'a pas l'impression de se conformer,
mais d'adhérer de son plein gré). Le groupe est donc central dans
les processus de socialisation et les dynamiques identitaires des enfants en
situation de rue. Les relations entre pairs vont en effet constituer une part
importante des interactions de ces enfants en marge des sociabilités
traditionnelles (famille, école, etc).
Dans la rue, la dynamique identitaire va donc évoluer,
au fil des rencontres et des expériences.
102Fatou Dramé, op cit, p. 122
103Dominique Oberlé, Vivre ensemble. Le groupe en
psychologie sociale in Halpern Catherine (coordonné par),
Identité(s). L'individu, le groupe la
société, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2009, p.
135
104Lecompte Jacques, « Marquer sa différence.
Entretient avec Pierre Tap », in Halpern Catherine
(coordonné par),
Identité(s). L'individu, le groupe la
société, Auxerre, Sciences Humaines Éditions, 2009,
p. 57 105Ibid, p. 140
L'observation de cette dynamique devra donc permettre
d'apporter une perspective sur l'évolution et la fin de carrière
des enfants. En effet, la sortie de la rue est parfois l'occasion d'un
repositionnement identitaire : changement dans les relations avec les autres,
dans les relations à sous-même, dans les lieux, etc. Il s'agit
donc de quitter une position en marge, de laisser derrière soit une rue
que l'on s'était approprié, en dehors des modes traditionnels de
socialisation106.
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