I-2-5-MICROFINANCE ET PAUVRETE
Dans un article publié dans la revue Le Castor
Sahélien, N°50 publiée en Juillet 2003, intitulé
Microfinance et lutte contre la pauvreté, une question
fondamentale à ce propos a été posée : quel est le
rôle de la microfinance dans la lutte contre la pauvreté ?
Par leur philosophie, leur objectif, leurs activités et
l'impact de celles-ci sur les populations, les systèmes financiers
décentralisés (SFD) sont étroitement liés
à la lutte contre la pauvreté. Les pouvoirs publics comme les
bailleurs de
fonds ont toujours présenté les structures de
microfinance comme des instruments alternatifs pour répondre aux besoins
des plus démunis. Les SFD eux-mêmes ne sont surtout
prévalus de ce rôle qui les valorise et les positionne comme des
acteurs des politiques nationales.
Ils sont encouragés pour cela par les populations
elles-mêmes. Les « success stories » à propos des
pauvres ayant vu leurs conditions de vie améliorées grace
à la microfinance se laissent en effet répéter à
l'envie. Telle cette vendeuse de beignets devenue chef d'entreprise
citée en exemple et donnée en modèle pour tous ceux qui
ont la volonté de réussir. Bref, grâce à la
microfinance on peut bel et bien quitter son statut de pauvre. Seuls les
regards extérieurs ont jusqu'aujourd'hui tempéré les
ardeurs des partisans de la microfinance. Sans lui dénier un certain
mérite, ils la considéraient toutefois comme un pis-aller pour
soulager la pauvreté sans pour autant disposer du pouvoir de
l'éradiquer.
Aujourd'hui, c'est au sein des SFD eux-mêmes que le
rôle de la microfinance par rapport à la pauvreté est remis
en cause. Ouvertement ou sous le sceau de l'anonymat, plusieurs responsables
des SFD reconnaissent qu'ils n'ont pas seulement la vocation de lutter contre
la pauvreté. Tout au plus, contribuent-ils, à côté
d'autres stratégies, à réduire ses effets sur les
populations. Les grands réseaux mutualistes disent haut et fort vouloir
dépasser le stade de financement de la survie pour évoluer vers
un soutien à l'entreprenariat. Et dans les faits, ils sont
déjà à ce niveau, puisqu'ils compte parmi leur
clientèle des entreprises et développent des services financiers
autres que le crédit et l'épargne. Même pour les SFD qui ne
sont pas encore là, l'heure de disposer de plus de moyens et d'appuyer
des activités d'envergure paraît avoir sonné.
Le souci de pérennité est à la base des
évolutions notées dans la conception de leurs rôles par
rapport à la pauvreté. En effet, on exige des SFD d'être
autonomes financièrement, de ne pas prendre de risques, de faire
face à leurs coûts tout en offrant des services
financiers de proximité adaptés à leur clientèle.
`'Pour faire des affaires, soutiennent certains, nous allons le
faire avec des gens capables d'accepter nos conditions, de nous donner des
garanties et de rembourser dans les temps et à nos conditions''.
`'Les pauvres le peuvent-ils ?'', clament d'autres.
Le souci de pérennité a en effet introduit une
autre évolution : celle des cibles.
Est-ce véritablement les plus démunis qui
profitent aujourd'hui des services de la microfinance ? Au regard de certaines
pratiques comme les taux élevés d'intérêts, les
exigences de garanties, la concentration des SFD dans les zones
économiquement viables (ville en général) au
détriment des localités où le niveau de pauvreté
est criard ; et les profits des clients des mutuelles, on peut se poser cette
question. Sans état d'âme, d'aucuns estiment qu'aujourd'hui «
si les SFD veulent continuer d'exister et de rendre des services qui sont
attendus d'eux, ils ne peuvent le faire qu'avec des populations capables
d'épargner et de rembourser leurs crédits. Le risque est en effet
grand à force de mettre l'accent sur les pauvres, de ne plus exister ni
pour les pauvres, ni pour les moins pauvres », estiment-ils.
La professeur Frédéric Martin, se reconnaissant
un tantinet provocateur, les invite << à devenir des banques sans
perdre leurs âmes et de refuser de se considérer comme un moyen de
lutte contre la pauvreté ». Pour lui en effet, en aucune
façon, les SFD ne peuvent prétendre jouer ce rôle. Et
à force de leur assigner des objectifs qu'ils ne peuvent pas atteindre,
on contribue à les décrédibiliser aux yeux de tous. Il en
appelle ainsi à la << fin des démagogies des bailleurs
» et les invite à prendre d'autres voies pour lutter contre la
pauvreté. Il cite par exemple le développement des services
sociaux dont les pauvres ont le plus besoin et invite à cet effet, les
partenaires au développement à inscrire leurs actions dans
l'appui budgétaire aux gouvernements en place.
Mar-André FREDETTE, de l'ACDI estime pour sa part que
la microfinance n'est pas la panacée du développement et que le
développement n'est pas la seule préoccupation de la
microfinance. En effet, elle ne saurait à elle seule régler les
problèmes des pauvres. Toutefois, selon lui, << la microfinance
peut et doit contribuer au développement durable ». Par ses effets
qui ne sont pas seulement économiques, la microfinance peut introduire
en effet des changements qualitatifs au niveau des individus et de leurs
communautés. C'est la raison pour laquelle de nombreuses agences de
développement comme l'ACDI, misent sur elle, tout en appuyant d'autres
stratégies telle que le soutien à l'éducation, le
développement de l'agriculture, l'appui au secteur privé, etc.
En résumé, on peut retenir que la place de la
microfinance dans la lutte contre la pauvreté trouve sa source dans
l'évolution que connaissent les SFD. Elle est en effet
étroitement liée à l'impératif de
pérennité des SFD et à l'évolution de leur
sociétariat. Autrement dit, elle est liée à l'encrage des
SFD dans leur environnement. Plus fondamentalement se pose aujourd'hui la
question de la redéfinition de l'objectif des SFD et de leurs cibles. Si
on admet que le rôle de la microfinance dans la lutte contre la
pauvreté a évolué, les rapports entre les SFD et les
bailleurs de fonds et les Etats devraient eux aussi connaître une
évolution. Que vont devenir dans ce contexte les subventions et la
non-imposition de leurs activités ? La question est pour l'heure
soigneusement évitée.
Dans un article intitulé << Microfinance :
atteindre les plus pauvres est-ce un objectif réaliste ? »
publié en avril 2004 par Marc Roesch22, une analyse de
l'action de la microfinance dans la lutte contre la pauvreté est faite
de manière plus succincte. En effet, l'auteur pour commencer constate
que dans toute l'histoire de la lutte contre la pauvreté, aucun autre
outil n'a focalisé
22 ROESCH M., << Microfinance : atteindre les
plus pauvres est-ce un objectif réaliste ? » in Micofinance et
lutte contre la pauvreté, Avril 2004, pp 14-16
l'attention que la microfinance. Koffi Annan et Mack M.BROWN
ont récemment insisté sur l'importance de la microfinance pour
permettre d'atteindre les OMD en matière de lutte contre la
pauvreté. Cependant, plusieurs études mettent en avant
l'incapacité de celle-ci à atteindre les plus pauvres (les plus
pauvres sont ceux dont les revenus sont à 50% inférieurs au seuil
de la pauvreté). Le CGAP notamment signal que << la
majorité des clients de la microfinance se situe
généralement de part et d'autre du seuil de la pauvreté,
les << extremely poor » sont rarement atteints (CGAP 2003). L'auteur
distingue trois grands courants d'opinions sur cette question.
- Le premier camp constitue ceux qui estiment qu'il n'est pas
possible de
proposer des services financiers aux plus pauvres de façon
plus durable
- Le deuxième, de ceux qui estiment qu'il est non
seulement possible de
leur offrir des services sur une base durable, mais aussi c'est
possible à grande
échelle.
- Le troisième estime qu'il est possible d'offrir ces
services de façon durable quelques fois mais qu'il est nécessaire
de développer des innovations dans ce domaine pour atteindre de plus en
plus les plus pauvres.
Le coeur de la question est de savoir s'il est réaliste
de développer des services financiers pour les plus pauvres et à
grandes échelle. L'auteur examine les arguments de chacun des
groupes.
Le premier dit tout simplement que les pauvres sont dans des
conditions d'isolément communautaire, d'absence d'infrastructures, de
marchés, d'emploi qui ne permet pas de valoriser les services
financiers. La demande en produits financiers est fiable, le coût de la
mise en place des produits est très élevé et à
terme, les plus pauvres ne pourront pas financer le maintien du service. Les
besoins prioritaires ne sont pas dans les services financiers, mais dans celui
de la santé, de l'éducation et des infrastructures.
Le second groupe au contraire avance que la demande est
très forte, la preuve est dans l'existence des services informels. Il
met en avant le
développement des IMF spécialisées sur
les plus pauvres, et leur succès, et argumente sur l'absence de fonds de
soutien pour expliquer le retard de développement de ces IMF.
Le troisième groupe pense qu'il ya un potentiel dans
les services financiers pour les plus pauvres. Mais pour autant il ne
considère pas qu'il ya une forte demande, ni qu'il faille
développer les services à grandes échelles. Il y a un
manque de connaissance dans ce domaine, et il est nécessaire de
continuer à expérimenter. Il pense que les subventions sont
nécessaires pour développer et rendre durables les
mécanismes nécessaires pour atteindre les plus pauvres.
Que peut-on penser de ces arguments?
La demande : les plus pauvres sont des demandeurs de services.
Même si une majorité des clients est dans la catégorie
<< pauvre » les grands systèmes comme BRAC ou ASA ont un
nombre non négligeable de clients qui sont dans cette catégorie
de << plus pauvres ». Mibanco au Pérou estime que 7% de ses
clients sont dans cette catégorie (Accion 2003).
Les produits : les plus pauvres ont besoin de prêts de
faibles montants et des échéanciers << flexibles ».
Des règles contraignantes en montants et calendriers ne leurs
conviennent guère. De même, des recherches ont mis en
évidence que les plus pauvres préfèrent les prêts
individuels (pas de caution solidaire) et ne veulent pas assister aux
réunions. De ce fait, il est nécessaire de développer pour
les plus pauvres des produits spécifiques. Fournir des produits
spécifiques aux plus pauvres est plus coüteux et il ne semble pas
qu'il soit possible de couvrir ces coüts et atteindre l'équilibre,
de même il parait difficile de développer de tels programmes sur
un grand nombre de personnes. Safesave au Bengladesh propose ce type de
produits depuis de nombreuses années sans atteindre
l'équilibre.
Les risques : par définition, les plus pauvres sont
dans un environnement présentant des risques plus élevés.
De plus, les causes de leur pauvreté s'ajoutent
aux difficultés inhérentes au
développement d'une activité économique. Si l'IMF veut
couvrir ces risques, elle est obligée d'appliquer des taux plus
élevés. Alors que l'on admet l'hypothèse selon laquelle
les « pauvres >> peuvent payer les taux d'intérêts, il
n'est pas sftr que la même chose soit vraie pour les « plus pauvres
>>. Les plus pauvres se situent essentiellement dans les zones rurales
dépourvues d'infrastructures et de services. Or les services financiers
ne créent pas les opportunités économiques, ils permettent
de les accompagner. En Inde par exemple, des IMF se trouvent dans deux
provinces du sud, celles qui ont les infrastructures économiques les
plus développées. Même le schéma << self help
group >> a peu de pénétration dans des provinces sous
équipées, et a le plus fort taux dans les deux provinces du
sud.
Stratégies pour atteindre les plus
pauvres.
Il n'ya pas de consensus sur la façon d'atteindre les plus
pauvres. Ceux du deuxième groupe avancent qu'il suffit d'accroitre les
fonds des IMF dans des proportions importantes pour leur permettre de se
développer vers ces clients. Ceux du troisième groupe avancent
qu'il faut innover en matière d'approche en privilégiant
l'amélioration du niveau de vie et de la protection sociale. Pour cela,
il faut investir dans le social, des infrastructures et des services
spécialement dédiés aux pauvres.
Investir dans les infrastructures sociales et techniques. Les
plus pauvres souvent, n'accèdent pas aux services déjà
existants, soit volontairement, soit pour des raisons techniques. Les services
qui souhaitent atteindre les plus pauvres sont confrontés souvent
à l'accroissement des coüts de transaction et du risque. Les IMF
ont besoin de fonds particuliers à la fois pour développer des
<< guichets >> de façon plus décentralisée,
mais aussi pour former le personnel à pouvoir répondre aux
spécificités de la demande.
Diversifier les activités : une IMF qui
développe déjà un programme pour les pauvres, pour
répartir les risques, doit également pouvoir s'adresser à
une
gamme large de clients, dans des régions diverses, sur
un spectre d'activités économiques. Se concentrer uniquement sur
les plus pauvres ne peut être durable à cause des risques
covariants et des coûts de transaction très élevés.
D'autre part, le fait de permettre aux moins pauvres de développer des
activités permet de réduire la pauvreté et de créer
des emplois pour les plus pauvres.
Une approche innovante : les << plus pauvres » sont
différents des << pauvres » (moins de garanties, plus
d'analphabétisme, moins de possibilités d'emploi ou
d'opportunités économiques, plus de déficit alimentaire,
plus de sensibilités aux aléas climatiques et
économiques). Les produits proposés doivent être
différents. L'auteur de l'article développe l'exemple du
programme IGVGD de l'IMF BRAC (Income Generation for Vulnerable Group
Developpment) qui propose des formations techniques (poulets, maraichage,
pisciculture ...) en plus d'un appui alimentaire et un appui financier. Ce
programme est financé par des fonds extérieurs, mais aussi par
BRAC. A l'analyse, il parait qu'un tel programme qui combine un appui à
l'amélioration des conditions de vie (alimentaire essentiellement)
à celui des conditions économiques (formation et microfinance),
ne parvient pas à couvrir la totalité des problèmes des
plus pauvres. Environ 1/3 de ceux-ci restent exclus du système. Ceci
montre qu'il est toujours nécessaire de faire appel à l'aide
sociale pour ces derniers.
Pour conclure, Marc Roesch pense que, contrairement à
ce que dit le premier groupe, la demande en services financiers est
réelle chez les plus pauvres. Mais contrairement à ce que dit le
second, atteindre les plus pauvres et développer des services de
façon significative chez eux n'est pas si simple. Bien que la
microfinance ne soit pas la recette magique pour réduire la
pauvreté, elle peut en atténuer les effets et améliorer
les conditions de vie des populations.
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