4 Critique sur le décrochage scolaire
Nous avons tenté de comprendre l'émergence de la
problématique du décrochage scolaire ou la construction d'une
solution comme problème public. Si nous considérons la mise en
oeuvre d'une politique publique comme la construction d'un cadre normatif et
cognitif, au sens où les institutions construisent des
représentations et orientent les pratiques des travailleurs sociaux, il
est important de relativiser le décrochage scolaire. En effet, dans la
façon dont le problème est posé, le jeune est
pointé du doigt comme responsable tout en étant contraint d'avoir
un projet personnel dans un contexte où le choix de ses perspectives est
réduit. En effet, « plus on a des difficultés scolaires
et moins on a de choix de filières et plus on est contraint
d'énoncer un projet personnel. Les études risquent alors
très fortement de se vider de sens. Certes, on ne peut pas
réduire l'orientation seulement à une forme de sélection
sournoise à travers l'intériorisation et l'acceptation
progressive de l'échec scolaire, bien que les taux d'accès aux
différentes filières continuent de s'ordonner selon la
hiérarchie de l'origine sociale28i Dans le cadre d'un
colloque international sur la construction du décrochage scolaire comme
problème public, P.-Y. Bernard (2007) mobilise dans son analyse deux
critiques s'inspirant de plusieurs auteurs traitant le sujet. La
première, selon Geay et Meunier (2003) : d'une part, le
décrochage scolaire permet de délimiter la sphère d'action
des champs professionnels en compétition dans le domaine éducatif
; d'autre part, le décrochage scolaire est une construction
administrative justifiant un travail de contrôle de populations
considérées comme dangereuses. La seconde critique, selon Millet
et Thin (2005) : « le décrochage scolaire est
considéré comme un avatar de la question de l'échec
scolaire. Le décrochage scolaire réduirait la
problématique de l'échec scolaire aux situations d'abandons
scolaires et occulterait les conditions sociales de cet échec scolaire
(précarité, pauvreté), dédouanerait le
système éducatif de sa responsabilité dans la production
de cet échec scolaire et stigmatiserait une catégorie d'individus
au fond peu différents de ceux qui, quoique assidus dans les
établissements scolaires, sont en grande difficulté
d'apprentissagei
Pour résumer les critiques relatives au
décrochage scolaire, (1) les auteurs mettent en évidence la
gestion locale du décrochage scolaire en balisant les professionnels qui
traitent la problématique. (2) Celle-ci est une construction
administrative qui a pour objectif le contrôle des décrocheurs
considérés comme une population à risque. (3) Le
décrochage scolaire met en évidence les « lacunes » de
l'individu et non la responsabilité du système éducatif
lui-même
28Dubet, F., & Martuccelli D., (1996). À
l'Ecole. Sociologie de l'expérience scolaire (p. 281). Paris : Ed du
Seuil.
« producteur » d'abandon scolaire. (4)
L'échec scolaire renvoie davantage à la question des
apprentissages, tandis que le décrochage scolaire pose la question plus
large du rapport de l'individu à l'institution scolaire et de ses
conséquences en dehors du monde scolaire.
Francis Godart (2003) soulève une analyse
intéressante en ce qui concerne la jeunesse et la scolarité :
« pour toute une partie de la société, le noyau central,
la socialisation s'organise autour de l'axe vertical : « haut /
bas». Pour ce noyau, l'enjeu de la socialisation se structure autour du
diplôme : il faut aller plus haut et plus vite que les autres. Pour
l'autre partie, la socialisation s'organise autour de l'axe ; « dedans /
dehors. Il s'agit de rester dans l'école, dans les dispositifs
d'insertion, dans la loi29i Pour cet axe, l'exclu (le jeune
stigmatisé) se retrouve devant des alternatives « socialisatrices
» qui émanent des différents dispositifs de l'accrochage
scolaire et tout ça, afin de pas être « hors-la-loi ».
Dans ce contexte, le «décrocheur» se retrouvent face à
deux choix : être ou ne pas être hors-la-loi face à
l'obligation scolaire ? Dans les faits, dans quelle mesure l'ESA ne se
déresponsabilise-t-il pas en «stigmatisant» les
«décrocheurs» sous la coupole de la méritocratie, de
l'échec et de l'exclusion ? Il faut mériter son diplôme et
s'adapter aux règles du jeu des écoles qui (1) favorisent
certains élèves et (2) se régulent dans l'acceptation de
produire l'échec et l'exclusion ; comme si l'orientation par
l'échec et la réussite était une exigence pour
intégrer des postes bien spécifiques dans le marché du
travail. « A quelles conditions l'école peut-être
à la fois efficace et plus équitable ?... l'école est
méritocratique, et, même si la compétition est parfois
faussée, cette attente scolaire devient vite destructrice pour ceux qui
échouent et n'ont d'autres possibilités que de s'identifier aux
catégories de leur échec. C'est sans doute là une des
façons les plus cruelles d'entrer dans la vie, car non seulement les
élèves n'obtiennent rien de bien tangible, mais ils perdent
l'estime de soi. Cette épreuve est d'autant plus vive que le
système scolaire ne s'accroche pas à un véritable projet
éducatif, « moral » aurait-on dit autrefois, visant
l'expression et la formation de qualités personnelles. Tout ce qui n'est
pas strictement scolaire y reste résiduel, militant, alors même,
que chacun déplore la perte d'utilité des diplômes et la
faiblesse éducative de masse. Aucun de ces travers n'appartient
strictement à l'école, elle ne les engendre pas directement mais
elle les cristallise dans son organisation même. Doit-elle les subir
comme une fatalité, ou peut-elle résister efficacement,
c'est-à-dire se modifier elle-même, plutôt que de prolonger
un cycle infernal fait d'appel aux principes «sacrés», de
remédiations indéfinies et d'adaptation discontinues30
? »
29Godart, F. (1992). La famille affaire de
génération (p. 203). Paris : Ed. puf.
30Dubet, F. & Martuccelli, D. (1996). A
l'Ecole. Sociologie de l'expérience scolaire (p. 338-339). Paris :
Ed du Seuil.
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