SECTION 2 : LES DEBATS MONETARISTES KEYNESIENS
La crise des années 1970 présente des
particularités inédites qui vont inciter à repenser le
fonctionnement de l'économie alors que dans le schéma habituel
des crises ; une baisse ou une stagnation de la production s'accompagne d'une
hausse du chômage et d'une chute des prix, la récession cette
fois, cumule l'augmentation du chômage et celle des prix. Ce
phénomène appelé « Stagflation »
résistant aux mesures d'inspiration keynésienne, permet aux
thèses de Friedman de rencontrer un certain succès. La
présente section présente tout d'abord l'opposition qui existe
entre les monétaristes emmenés par Friedman et les
néokeynésiens au sujet de la neutralité de la monnaie
avant de se terminer par les prolongements du débat initiés par
la nouvelle école classique (NEC).
2-1) Friedman et les néo-keynésiens
Le mot monétarisme a été employé
pour la première fois par Brunner en 1968 qui caractérise cette
approche par trois grands traits : « premièrement, les impulsions
monétaires sont déterminantes dans les variations de la
production, de l'emploi et des prix. Deuxièmement, l'évolution de
la masse monétaire est l'indice le plus sûr pour mesurer les
impulsions monétaires. Troisièmement, les autorités
monétaires peuvent contrôler l'évolution de la masse
monétaire au cours des cycles économiques. »
Pendant la période inflationniste, grosso modo de 1968
à 1980-1982, la monnaie a fait parler d'elle sous une forme devenue
familière aux économistes : sa quantité. Le débat
monétariste faisait rage. Mais son support théorique et son enjeu
étaient simples, voire simplistes. Il est supposé que les
individus ont une demande de monnaie présentant les mêmes
caractéristiques formelles que tout autre bien. Cette demande est
déterminée en termes réels et c'est une fonction stable de
la richesse des individus et du coût d'opportunité à
détenir la monnaie. Arguant de la stabilité de cette fonction, on
postule un canal direct de transmission de la monnaie à
l'économie. Si la quantité réelle de monnaie disponible
est supérieure à la demande désirée, la tentative
des individus de dépenser l'excès d'offre de monnaie se
répercute, en sens inverse, sur les autres marchés (de biens et
de facteurs) par des déséquilibres d'excès de demande.
L'ajustement des marchés corrige ces déséquilibres. Il y a
hausse des prix de tous
les biens, donc du niveau général des prix,
c'est-à-dire baisse de la valeur de la monnaie jusqu'à ce que
l'équilibre soit rétabli sur tous les marchés ; il l'est
lorsque la hausse du niveau général des prix a
complètement absorbé l'excès d'offre nominale de monnaie
[Patinkin, 1972].
C'est en ce sens que la théorie quantitative de la
monnaie affirme que l'inflation est un phénomène
monétaire. La préconisation de politique monétaire en
découle directement : il faut contraindre l'offre de monnaie à
évoluer comme la demande réelle de monnaie désirée
par l'ensemble des agents économiques pour garantir la stabilité
des prix.
Toutefois, la réalisation de ce principe se heurte
à des difficultés qui ont nourri le débat de politique
monétaire. Si, en effet, les prix nominaux ont des rigidités ou
si les prix d'équilibre ne sont pas correctement anticipés,
l'ajustement des marchés entraîne des dynamiques complexes des
quantités et des prix. C'est ainsi que l'ajustement s'avère
coûteux si la masse monétaire augmente trop vite. Lorsque la
Banque Centrale veut la ramener sur une tendance inférieure, il en
résulte un choc récessif. Le retour de l'inflation vers un rythme
plus bas provoque une hausse temporaire du chômage qui est d'autant plus
longue et d'autant plus forte que les prix sont plus rigides ou que les
anticipations sont plus inertes.
Tel était le savoir monétaire orthodoxe qui
nourrissait la doctrine des Banques Centrales à la fin des années
soixante-dix lorsque le président de la Réserve
fédérale, Paul Volcker, entreprit de casser le processus
inflationniste par une application stricte des préceptes
monétaristes. Il y parvint au-delà de toutes les
espérances. Mais les coûts exorbitants en termes de pertes de
production et d'emploi dans le monde entier, le déclenchement de la
crise de la dette souveraine des pays du tiers monde, les changements
structurels induits dans la finance furent des conséquences sans commune
mesure avec les ajustements bénins qui étaient prédits par
les monétaristes.
La politique monétariste s'applique strictement au
contrôle de la base monétaire, c'est-à-dire à la
quantité de monnaie émise par la Banque Centrale. Cette attention
exclusive portée à la quantité provoqua un accroissement
ample et brutal du prix de la liquidité, c'est-à-dire du taux
d'intérêt monétaire et, par répercussion, de
l'ensemble des taux d'intérêt ; elle éleva aussi fortement
la volatilité de tous les taux d'intérêt.
Combinée à la baisse précipitée du
taux d'inflation, la hausse des taux d'intérêt nominaux provoqua
une élévation dévastatrice des taux d'intérêt
réels. Ainsi, la politique monétariste avait-elle perturbé
gravement les marchés du crédit. Elle en avait aussi
changé les conditions d'équilibre. On était passé
d'un régime favorable aux débiteurs à un régime
favorable aux créanciers. Cette influence de la monnaie sur le
système financier a fait resurgir le débat théorique sur
la nature de la monnaie évoqué dans l'introduction. Si la
politique monétaire peut provoquer des transformations dans les
structures financières, c'est que l'influence de la monnaie sur
l'économie ne se limite pas à la transmission directe de la
quantité de monnaie au niveau général des prix. De plus,
au fur et à mesure que la déréglementation
financière, les innovations et la globalisation se développaient,
les Banques Centrales ont rencontré des problèmes pratiques
liés à l'instabilité financière et à la
diversité grandissante des canaux de transmission de la monnaie à
l'économie. Une doctrine monétaire était à
reconstruire. Depuis vingt ans, ce chantier est toujours en cours.
Si le crédit a cette ambivalence,
génératrice à la fois de croissance et de
déséquilibres, c'est que le financement des projets capitalistes
n'est pas borné par l'épargne préalable. Le crédit
est créateur de monnaie nouvelle qui rend les anticipations des
investisseurs indépendantes des comportements d'épargne. Cela
veut dire que la monnaie est endogène et provient de l'initiative
privée. Les Banques Centrales ne peuvent donc pas en
prédéterminer la quantité. Quel doit être
l'aggiornamento de la politique monétaire lorsque la monnaie est
pensée comme une dette, pas comme une marchandise dont l'offre est
exogène ?
On peut considérer que la nature de la monnaie est un
problème qui ne fait qu'un avec la conception que l'on se fait de
l'économie de marché. Ainsi Schumpeter [1983] a t- il pu affirmer
qu'il existe deux théories de la monnaie dignes de ce nom : la monnaie
comme marchandise et la monnaie comme dette. Ces deux théories sont
rigoureusement incompatibles.
D'une manière intuitive, la théorie de la
monnaie comme marchandise particulière heurte l'expérience
vécue. En effet, notre expérience nous enseigne que
l'utilité de la monnaie pour chacun d'entre nous est notre confiance
commune qu'elle sera acceptée par les autres. Bien loin d'être un
objet marchand, la monnaie est un lien social de confiance qui exprime notre
appartenance à l'économie de marché.
Nous aboutissons ainsi à une conception dans laquelle la
monnaie est le principe d'organisation de toute l'économie. La Banque
Centrale en est le pivot. La monnaie qu'elle émet à son passif
est la dette dans laquelle l'unité de compte est définie. Mais
cette dette est en
même temps la liquidité ultime, parce qu'elle est
unanimement acceptée en tant que moyen de règlement de toutes les
autres dettes. Cependant cette acceptation résulte de la confiance
commune dans la cohérence du système institutionnel ainsi
décrit. Cette cohérence ne va pas de soi. Une trop grande
abondance de liquidité peut faciliter le renouvellement de dettes
douteuses dont la solvabilité peut être suspectée. Le
régime de la politique monétaire est alors accusé par les
créanciers de trop favoriser les débiteurs. À
l'opposé une trop grande rareté de la monnaie centrale rend les
règlements difficiles ou excessivement coûteux. Cette contrainte
monétaire trop forte rend les emprunteurs prudents et ralentit le flux
des transactions. Les rendements des créances sont hauts, mais
l'activité économique est déprimée. Maintenir la
pérennité de la confiance entre les écueils qui
résultent des attentes contradictoires à l'égard de la
liquidité est la responsabilité de la Banque Centrale. La
conduite de la Banque Centrale ne peut être improvisée ; elle
s'inspire d'une doctrine monétaire.
Il revient alors à la politique monétaire de
fixer le point focal sur lequel les agents coordonnent implicitement leurs
anticipations lorsqu'ils établissent leurs plans d'action. Il s'agit de
leur donner un cadre qui permette d'éliminer tous les équilibres
en dehors d'une plage étroite. Ce cadre se recommande d'une doctrine
monétaire renouvelée : le ciblage flexible de l'inflation
[Bernanke et Mishkin, 1997]. Il consiste à placer les actions
discrétionnaires de la politique monétaire de court terme sous la
contrainte d'une règle d'action à moyen terme assurant la
stabilité des prix. Cette stabilité est définie comme une
plage de viabilité des taux d'inflation futurs à
l'intérieur de laquelle les actions de la Banque Centrale, quel que soit
l'objectif qui les motive, bénéficient de la confiance des
agents. Car, comme on l'a dit plus haut et comme le paragraphe suivant va
l'illustrer, la stabilité des prix n'est pas le seul souci de la
politique monétaire ; la robustesse de la structure des dettes,
l'amortissement des fluctuations cycliques pour préserver la
régularité de la croissance et le niveau de l'emploi en sont
d'autres.
Le débat avec les néo-keynésiens et les
post-keynésiens n'est pas pour autant clos car le monétarisme
n'est pas exempt de critiques et, à l'évidence, il n'a pas permis
de sortir les pays capitalistes de la crise des années 1970.
Alors que pour les nouveaux classiques, « les cycles
s'expliquent par des chocs monétaires ou réels
imprévisibles », pour la nouvelle économie
keynésienne, les récessions sont provoquées par une
ou plusieurs grandes défaillances du marché. Ainsi, pour la
nouvelle économie keynésienne à la différence de la
nouvelle économie classique, certaines interventions économiques
du gouvernement sont-elles justifiées. A l'inverse des nouveaux
classiques mais
comme les monétaristes , ils pensent qu'une politique
monétaire peut influer à court terme sur l'emploi et à la
production.
Par ailleurs, nombre de post-keynésiens soutiennent que
la monnaie est essentiellement endogène. La monnaie serait
créée par les banques en vue de satisfaire les besoins de
l'économie ; sa quantité ne saurait être fixée par
la Banque Centrale, quoique son intervention ne soit pas dénuée
d'influence sur les comportements des agents. C'est le taux directeur de cette
dernière qui serait essentiellement exogène. « Les banques
créent des crédits et des dépôts, et elles se
procurent ensuite les billets de banque émis par la Banque Centrale et
demandés par leurs clients, ainsi que les réserves obligatoires
qui sont requises par la loi.». De fait, les post-keynésiens voient
dans l'échec des politiques monétaristes menées dans les
années 1980 notamment par Paul Volcker, président de la FED, une
illustration de la justesse de leurs vues. Ce point est naturellement
controversé, tant les néoclassiques pensent être sortis du
cadre de la théorie quantitative de la monnaie en menant des
stratégies de ciblage d'inflation et de crédibilité.
Les post-keynésiens reprennent pour ainsi dire ce qu'il
y a de plus radical chez Keynes à savoir l'incertitude radicale,
l'analyse circuitiste, l'endogénéité de la monnaie. Il est
possible de distinguer plusieurs écoles dites post-keynésiennes
même si la classification est plus ou moins changeante.
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